vendredi 16 décembre 2011

L'ART D'ÊTRE GRAND MÈRE ET LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE.

Publié par histoireetsociete le décembre 8, 2011 dans Economie, Europe

Avant-propos.


Ce texte a été écrit par Danielle BLEITRACH. Une grande dame, avec une "tête bien pleine", une grande dame humaniste, sans autre ambition que de servir et faire avancer la vérité historique. Qui a souffert, comme des millions de personnes comme elle, de son identité: père et mari déportés en camps de concentration. Une militante sans carte - comme des centaines de milliers ou des millions d'autres, trahis dans leur idéal - et sans concession avec les arrangements politiciens, une combattante admirable et courageuse, comme il y en a peu dans ce monde où les strapontins électoraux s'échangent sous la table pour justifier le prix des trahisons présentes et futures des carriéristes appointés, dont feront les frais les citoyens les plus pauvres et les plus vulnérables: courageuse jusqu'à l'abnégation et la mise au ban de notre ancien parti, dont je ne fus qu'un rouage, mais dont elle aurait pu être et rester une éminente dirigeante.


C'est une discussion entre une mamie et son petit-fils, entre Danielle et Adlane. Sur des choses simples et cruelles qui divisent et opposent encore les hommes: une leçon de vie, profitable à chacun, pour peu qu'il veuille bien rechercher pourquoi l'autre est-il "autre".


Avec toute la respectueuse admiration de Pedrito.


Cet été Adlane et moi dans la campagne aixoise..
Tous les samedis sous les prétextes pédagogiques les plus fallacieux je passe la journée avec l’aîné de mes petits enfants Adlane. Il y a parfois dans les mots et dans le regard de l’enfant qui raconte son école l’écho de ce dialogue un peu socratique entre une grand mère et son petit fils. La plus délicieuse des récompenses.

Ainsi aujourd’hui samedi 10 décembre 2011, Adlane m’a expliqué comment il avait interrompu le cours de son professeur d’histoire pour parler de sa mamy.
Mais il faut que je fasse un détour, le professeur, un officier à la retraite, leur narrait les méfaits de Staline, mais comme justement c’est un gradé de l’armée il n’avait pu s’empêcher de leur décrire en homme de l’art la manière dont l’armée rouge avait tenu tête aux troupes allemandes. Il n’avait aucune sympathie pour les communistes mais de l’admiration pour l’armée rouge. Mon petit fils en avait retenu une idée, ma foi pas tout à fait inexacte, qui était que deux pays avaient résisté jusqu’au bout: la Grande Bretagne et l’Union Soviétique. En bon officier, en homme de métier, le professeur avait manifesté son mépris face à la faiblesse de l’engagement des Etats-Unis. En ce qui concerne Staline il les avait incité à se poser des questions qui ne manquaient pas de pertinence. Pourquoi, se demandait-il, ce dictateur paranoïaque qui n’avait confiance en personne avait-il cru malgré tous les avis que Hitler n’attaquerait pas ? Et il avait ajouté que Staline avait eu le tort de démolir les chefs de l’armée rouge et d’affaiblir la force populaire de cette armée . Comment à partir de là ouvrir le dialogue sur l’Histoire? Qui exactement a subi la répression, il n’est plus resté aucun membre du Comité central du temps de Lénine? Staline ne se méfiait-il pas d’abord des cercles du pouvoir? Comment se fait-il que ceux qui ont vécu en Union Soviétique en gardent de la nostalgie et ne se reconnaissent pas dans cette image que l’on brosse de leur passé. Est-ce que c’est simplement la colère éprouvée devant la promesse d’un changement trahie, l’injustice subie qui va s’agravant, la perte d’un empire ? L’incapacité de comprendre ce qui se passe ? Comme nous… Comme nous… Là Adlane qui s’intéresse à la politique et aux élections m’a demandé “qu’est-ce qu’ils veulent dire avec leur histoire de triple A ?” Je lui ai promis que pendant les vacances de la Noël nous discuterions de tout ça, de l’économie de la crise, mais aujourd’hui nous étions en train de comprendre ce qu’était l’histoire.


C’est trés important l’Histoire, imagine un homme qui a perdu la mémoire et bien une société c’est pareil, elle est perdue. mais comment savoir ce qui a réellement existé, c’est difficile..
Qu’est ce que Staline, le Stalinisme, pourquoi donne-t-on à un seul homme une telle importance, est-ce que c’était comme un Tsar? Je lui ai passé des extraits d’Ivan le terrible d’Eisenstein où est décrit ce lien avec le peuple russe qu’ont eu certains tsars et dirigeants russes, d’Ivan le Terrible à Staline en passant par Pierre le Grand. Dans le film il y a cette image d’Ivan le terrible se retirant hors de Moscou silhouette sombre entre Don Quichotte et le diable… et le peuple russe venant le rechercher en longues files sombres sur la neige blanche… Ou encore ces dernières images dans laquelle est décrit l’enfoncement dans l’ivrognerie et la paranoïa avec des compagnons indignes. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’impossible pour poursuivre la Révolution, un pouvoir isolé dans un palais et qui ne peut plus avoir confiance dans ses pairs. La paranoïa dont t’a parlé ton professeur a une raison politique : comment briser les élites, les boyards réactionnaires et les féodaux, les popes pour faire avancer à marche forcée cet immense pays?

Et alors j’ai raconté à mon petit fils trois anecdotes d’une étrange similitude: Ivan le Terrible et Pierre le Grand faisant mourir sous la torture leurs propres fils qui complotent avec les forces réactionnaires et prétendent restaurer l’ordre ancien. Pour Staline, il y avait aussi la réponse celèbre quand son fils Iakov qui servait dans l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale fut capturé par la Wehrmacht entre la Pologne et l’Ukraine. Les Allemands ont proposé de l’échanger contre Friedrich Paulus, feld-maréchal allemand capturé par les Soviétiques après la bataille de Stalingrad. Staline a refusé en déclarant que l’on n’échangeait pas un maréchal (Friedrich Paulus) avec un lieutenant (Iakov Djougachvili). Peut-être est-ce du patriotisme comme le héros de la Nouvelle de Stendhal que nous venions de travailler en français (Vanina Vanini) où le carbonaro refuse l’amour de cette aristocrate et il la repousse comme un monstre parce que pour le sauver elle a trahi la cause de l’indépendance italienne. Quand on se bat pour quelque chose en quoi l’on croit on agit parfois ainsi et cela explique l’attachement du peuple…

Mais c’est un aussi un pouvoir désincarné que rien ne peut atteindre, qui a perdu tout lien affectif . Peut-être qu’il se condamne à ne pas avoir de postérité parce qu’il ne produit que des dirigeants asservis, terrorisés.. prêts à retourner à la réaction. Oui mais il n’y avait pas que Staline, il y avait des institutions, des organisations, la société existait, qu’est ce qu’on en connaît ? De temps en temps je lui demandais: “est-ce que tu comprends ce que je te dis?”. Il hochait la tête et s’inquiétait: “on ne peut pas accepter cela; quelqu’un comme Staline qui envoie quelqu’un en prison parce qu’il a des opinions différentes, tu es d’accord mamy ?” Oui mais les autres sont si terribles et on laissé ce pays faire seul la Révolution, quasiment seul vaincre la terrible armée nazie et puis est-ce qu’on nous écoute nous aujourd’hui ? Tu vois: réfléchir à tout ça c’est important non seulement pour ce qui s’est passé hier mais pour ce qu’on voudrait qui se passe aujourd’hui, les choix et les décisions, le vote devrait avoir lieu sur des questions comme ça. Est-ce que tu crois que mamy voudrait que tu vives en dictature mais elle s’inquiète pour ce que sera ton avenir, sur ce que tu pourras réaliser de ta vie… Alors tu vois je pense qu’il faut continuer à refuser l’injustice…

Et c’est là que mon petit fils me raconte qu’à la suite de la précédente discussion que nous avons eu sur le sujet, il est intervenu dans le cours d’histoire en disant: “Ma mamy a organisé une minute de silence à la mort de Joseph Staline. Parce qu’il avait mené la résistance au nom de tous les peuples y compris celui que l’on nomme allemand. Et comme elle est juive, Staline a été à la tête de l’armée rouge son libérateur”. Le professeur a ri et dit “ta mamy n’avait pas tort!”
Je lui ai demandé , est-ce qu’il n’a pas été étonné que tu ais une mamy juive ? Adlane a dit que pendant le cours ils prenaient des notes et ils n’avaient pas beaucoup le temps de discuter, il avait simplement ri et manifesté un certain accord avec ma vision historique. Et puis Adlane est passé à d’autres questions ayant trait cette fois à cette autre partie africaine du monde à laquelle il est aussi lié. Il m’a demandé pourquoi Hitler n’était pas allé envahir le reste du bassin méditerranéen, là nous avons pu envisager la situation des empires coloniaux et de leur rôle, ainsi que celui du rôle des troupes venues du Maghreb et d’Afrique dans la libération de l’Italie et même de Marseille. Je lui décrivais la montée vers Notre Dame de la Garde, les troupes allemandes qui tiraient d’en haut et les tabors marocains qui montaient au péril de leur vie. Le tank qu’il connaissait et qui était resté là comme un témoignage dont peu de gens connaissent le sens.
Après toute cette discussion sur la deuxième guerre mondiale il y a eu entre nous un moment d’une grande force. Nous étions en train de parler de la libération d’Auschwitz par l’armée rouge et alors je lui ai demandé s’il pouvait accomplir quelque chose pour moi. Tu sais Adlane, lui ai-je dit, je me demande si ce serait quelque chose de trop lourd pour toi ou si tu es prêt à faire cela: j’ai décidé de me faire brûler après ma mort. J’avais envisagé de mettre mes cendres dans la tombe de mon époux mais j’ai fait cadeau de ce tombeau au parti communiste… Vu la manière dont ces gens m’ont traitée je ne peux même pas espérer reposer aux côtés de mon mari, alors j’ai bien réfléchi je voudrais que tu ailles jeter mes cendres sur la terre d’Auschwitz. Et je lui ai lu le texte que j’ai inscrit sur mon blog, celui de Didi Huberman dans son livre Ecorces, où il décrit le sol de Birkenau où se poursuit le travail de la mort au point que quand la pluie le lave, remontent les esquilles et fragments… C’est un trés beau texte trés calme, rasseréné, une promenade cosmique, un étang, des grenouilles, l’écorce des bouleaux et la persistance dans le sol des vestiges broyés d’une population équivalente d’une ville comme Marseille rien que dans ce lieu, la capitale de tous les enfers. En lisant ce texte de Didi-Huberman, j’ai su que dans cet immense cimetière mêler mes cendres à celles de ce million d’êtres humains était un hymne à la vie, à la survie de l’humanité.

Adlane m’a dit “Mamy, je peux faire cela je te le promets, d’ailleurs quand tu mourras je serai un homme et je pourrais accomplir sans problème ma promesse.”
Je l’ai remercié et je lui ai expliqué pour qu’il ne se trompe pas sur le sens de cet acte: “ tu comprends mes cendres là-bas c’est aussi être aux côtés de mon mari qui fut déporté, affirmer ma solidarité avec les victimes et dire plus jamais ça, c’est continuer à me battre comme je me suis toujours battue. J’aurais pu de la même manière faire jeter mes cendres à Hiroshima”. Adlane a secoué la tête: “mamy c’est trop loin, laisse les japonais et les Chinois régler leurs problèmes occupons-nous de chez nous. Cette promesse solenelle d’un adolescent, un acte d’amour qui naturalisait mon petit-fils algérien en citoyen du Yiddishland.
Quelle victoire sur ce qui me blesse en ce moment, ce négationnisme, cet antisémitisme qui instrumentalisent la lutte du peuple palestinien, la dévoient, que cet enfant me faisant la promesse d’aller déposer les cendres chez nous, là où le continent européen saigne. Cette promesse si grave d’un enfant marquant son accès à l’histoire, sa reconnaissance du fait que rien n’est compréhensible en prétendant occulter cette mort qui continue à travailler notre temps et déplace les enjeux au coeur de la méditerranée… Un montage comme chez Einsenstein où la foule s’individualise dans cette mère qui remonte un enfant mort dans les bras sur les escaliers d’Odessa en allant affronter la mitraille des troupes du tsar.

Danielle Bleitrach