Vers le grand krach de l'Occident
Si on y va doucement, si on y va vite, on ne le sait pas encore mais on y va inéluctablement, vers le grand krach du capital, et de l’Empire occidental, auto-financé, auto-informé, encore riche et puissant, autant qu’il est sourd et aveugle.
Le capital a perdu le contact avec le monde réel de l’économie par le recours à l’émission monétaire incontrôlée sans frein et sans limite, essentiellement pour fabriquer des armes et gonfler les cours des actions des milliardaires ! Les cours de la bourse montent quand la pandémie s’aggrave, s’affaissent aux bonnes nouvelles qui pourraient ralentir la planche à billets !
Le capital a perdu le contact avec le monde social en croyant pouvoir jeter des régions et des pays entiers dans la violence, la misère et la précarité, tout en accumulant des fortunes indécentes chez les super-riches en pleine pandémie sans craindre aucune réaction des masses !
Le capital a perdu le contact avec le monde réel de la politique par l’émission de post-vérités qui reviennent en boucle dans ses capteurs et qui l’empêchent d’analyser froidement les situations, son grand récit libertaire et démocratique fait rire toute la planète, et il s’est affaibli militairement par la volonté démesurée d’assurer la police et le contrôle politique partout dans le monde, effort dément qui a aminci jusqu’à la trame et déstructuré ses forces armées.
Il lui reste encore pour peu de temps une suprématie relative dans ce domaine et une hégémonie diplomatique en trompe l’œil : mais l’appui verbal qu’il reçoit de ses clients outremer n’est pas sincère car il est largement subventionné et corrompu, et qu’importe que le budget militaire occidental soit dix fois celui de la Chine, si chaque soldat occidental coûte dix fois plus qu’un soldat chinois, en parité de pouvoir d’achat, et que la moitié de cet argent disparaisse en dessous de tables?
Le krach en cours est aussi mental. Depuis la fin du XIXème siècle des courants idéologiques réactionnaires variés contestent le progrès et la science, du cœur des universités de l’Occident qui les avaient inventées, en prenant diverses formes, parfois réactionnaires, chez Heidegger, ou prétendument révolutionnaire chez Foucault. Le résultat, c’est que le monde occidental s’est auto-intoxiqué de ses propres discours métaphoriques, incohérents et éclectiques sans prise avec le réel, car ils avaient pour fin de nier qu’il y ait même un réel ou une nature, et que la science et le progrès ont migré vers d’autres rives.
Alors nous sommes entrés (mais seulement nous, les autres continents ne nous suivront pas sur ce sentier obscur!) dans l’ère de la post-vérité ! La post vérité aujourd’hui s’étale partout et tourne en boucle, toujours indiscutable : « Maduro est un dictateur, Poutine a empoisonné Navalny, il y a un génocide au Xinjiang, Assad a gazé son peuple, Assange est un violeur, les Russes manipulent les élections américaines, les Chinois cachent la vérité sur le Covid, les Cubains, les Russes et les Chinois bombardent nos diplomates avec des ultrasons (qu’ils ont sans doute volés au professeur Tournesol!) ».
La post-vérité, c’est aussi les vérités connues qui ne font aucun scandale en Occident, celle des blocus de Cuba, du Venezuela, des massacres d’Ayotzinapa ou d’Odessa, de Colombie ou du Cachemire, et encore et toujours à Gaza.
Pourquoi donc a été permise et encouragée cette involution culturelle si périlleuse à long terme pour la domination post-colombienne de toute la planète par les européens et leurs descendants, qui marchait si bien depuis si longtemps ? parce que le développement rationnel des forces de productives engage de manière de plus en plus massive notre monde sur la route sans retour qui mène du capitalisme au socialisme, et les clercs qui produisent la culture et la politique le refusent absolument et produisent des monstres pour le conjurer : fascisme, impérialisme, racisme, guerres mondiales, guerre nucléaire, individualisme de masse, terrorisme, culture post-moderne, génocides, transhumanisme, etc.
On ne peut prévoir avec précision le moment de l’effondrement de notre monde, qu’on nous a appris à considérer comme le seul monde, le seul possible, et le meilleur possible, qui s’approche à grand pas, mais on peut prévoir l’effondrement lui-même, et on peut prévoir aussi que dès qu’il s’enclenchera, il va se propager très vite comme des dominos qui tombent en cascade. Comme ce sont tout d’un coup effondrés le Sud Viet-Nam en 1975, et l’Afghanistan en 2021. On se réveillera un matin, et ce ne sera déjà plus du tout le même paysage!
Il en est des prévisions dans ce domaine comme de celles des séismes. On sait qu’ils auront lieu, on sait même où exactement ils se produiront et quels seront leurs effets dramatiques, mais on ne sait pas si cela sera dans un jour ou dans un siècle.
Par ruse dialectique ce sont précisément les efforts intempestifs et les conduites agressives pour empêcher l’effondrement occidental qui contribueront à le déclencher. Ces efforts qui ont déjà enrayé la mondialisation, aiguisé les contradictions internes à l’intérieur du bloc euro-atlantique, qu’on révélées le Brexit, ils ont tissé l’alliance défensive de plus en plus solide entre Russie - Chine - Iran et ils ont fait renaître le socialisme en Chine.
Et il semble à certains indices que le maillon faible du capitalisme aujourd’hui soit sa métropole même, les États-Unis !
Là, puis par imitation partout ailleurs, on a cultivé en serre chaude des foules d’individus narcissiques, insatisfaits et paranoïaques, les derniers hommes qui sont les résultats accomplis des quatre générations de discours marketing et publicitaires dont ils ont été les destinataires.
Les derniers hommes de l’Empire arborent sur leurs pancartes de carton « Liberté », slogan qui a le mérite de la simplicité. Vraiment ? La liberté c’est de faire absolument tout ce que l’on veut y compris de nuire à autrui et à soi-même ? On dirait plutôt la définition même de l’aliénation, le comble de la non-liberté.
Ils disent leurs fiertés d’être ce qu’ils sont, c’est à dire rien. Ils disent « c’est mon choix » mais qu’est ce que ce moi consommateur qui croit avoir choisi librement ? La « société de contrôle » du socialisme et la Chine est leur cauchemar ! Ces simples, ils croient qu’il vaut mieux être contrôlé par des capitalistes que par l’État !
Et en récompense de leur lucidité, ils auront les deux. La vérité de l’individualiste absolu, c’est la toute puissance de l’État, car seul l’État peut accorder la protection indispensable à l’individu isolé.
La liberté se renverse en son contraire : en témoigne la prétendue économie du partage, qui est non le partage mais la marchandisation de la vie sociale et de la vie intime, la privatisation de l’auto-stop comme de la drague. L’horizon de l’individualisme de masse, c’est celui de la solitude universelle. Qui finira dans le sauve-qui-peut universel.
Classes sociales, nations, familles, groupes de solidarités, toute collectivité est maintenant suspecte ou carrément interdite. La liberté individuelle post 68 pour tous était parfaitement résumée par Michel Clouscard : elle créait un monde où tout est permis, où rien n’est possible, et cette ère se termine. Elle se transforme dialectiquement aujourd’hui en cet ordre judiciarisé où rien n’est permis du tout, celui du maccarthysme global.
Les stars de la première ère sont maintenant les boucs émissaires de la fin du spectacle. Les jeunes héros narcissiques des années soixante à quatre-vingt-dix devenus octogénaires sont attachés nus aux poteaux de couleurs, livré à la haine de la meute de leurs descendants criards et couverts de crachats.
Le système politico-médiatique est maintenant entièrement saturé par les mouvements aléatoires et l’agitation superficielle de la petite bourgeoisie mondialisée, déconnectée de la réalité matérielle, et il ne peut plus accomplir sa fonction de prévention et protéger les pouvoirs politiques et économiques du violent retour du réel.
Et lorsque la maison de l’Occident s’écroulera, ils continueront à se disputer sur le sexe des anges dans les rues et parmi les ruines.
GQ, 25 août 2021