Les “confessions d’un assassin financier”: quand la mémoire libère.
Quoiqu’en dise l’auteur de l’article sur les capacités d’oubli,
j’avais lu le livre de John Perkins à la Havane en 2004, et je m’en
souviens fort bien. Il est vrai qu’à la même époque, je découvrais à
quel point mes contemporains français, enfoncés dans leur certitudes sur
la démocratie et la culpabilité des “régimes” socialistes, suivant avec
confiance toutes les opérations impérialistes semblaient tout ignorer
des mœurs du “camp de la démocratie”, pourtant effectivement le récit de
cet homme est hallucinant, comment les institutions financières
internationales, dominées par les USA, ont des employés, de véritables
“assassins” chargés de détourner les budgets publics vers quelques
groupes et familles. Depuis, et c’est ce qui rend fou les USA, la Chine
si elle n’a pas totalement changé la logique de ses institutions en y
prenant place infléchit leur logique et d’autre part offre sur le
terrain des alternatives. C’est ce que grâce à la lecture d’un rapport
de Fidel Castro j’avais envisagé à la même époque dans “les Etats-Unis de mal empire.”
Intéressant ce retour en arrière au moment même où L’Amérique latine
commençait un élan progressiste qui sans être totalement détruit
aujourd’hui est la proie du virus celui de l’empire et celui de la
contre-révolution avec deux lieux de résistance Cuba et le Venezuela,
ceux qui sont allés le plus avant dans la voie du socialisme… (note de
Danielle Bleitrach pour Histoire et société).
27 avril 2020
“L’individu qui ne veut pas oublier ses parents disparus, et
s’obstine à répéter leurs noms, se heurte assez vite à l’indifférence
générale. Muré dans ses souvenirs, il s’efforce en vain de mêler aux
préoccupations de la société actuelle celles des groupes d’hier : mais
il lui manque précisément l’appui de ces groupes évanouis. Un homme qui
se souvient seul de ce dont les autres ne se souviennent pas ressemble à
quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas. C’est, à certains
égards, un halluciné, qui impressionne désagréablement ceux qui
l’entourent”. Maurice Halbwachs, “Les cadres sociaux de la mémoire”.
Quand on referme l’ouvrage de John Perkins, publié en 2004, on est
gagné par un sentiment étrange. Au nom de la lutte anticommuniste,
comment de telles horreurs démocratiques ont pu piétiner avec une telle
impunité des vies si nombreuses? Plus inquiétant encore, par quels
détours une écrasante majorité d’entre nous ne se souvient nullement de
cette avalanche de faits ignobles, qui ont eu lieu il y a une
cinquantaine d’années à peine ? Assurément, il y a de quoi halluciner,
et l’amnésie collective qui frappe cette période historique est
proportionnelle à l’immunité totale dont a joui (et jouit encore)
l’appareil d’état nord-américain, au service de son complexe
militaro-financier.
A ce titre, les “confessions d’un assassin financier” est un
témoignage majeur de la fréquence impérialiste sanguinaire et brutale de
la seconde moitié du XXème siècle. On peut être fatigué de l’exercice
littéraire contemporain du “témoignage”, un formalisme à la mode et
paresseux, mais on se situe ici sur un autre plan. En effet, les
confessions de Perkins portent un discours à l’épreuve de la vérité,
d’une brutale honnêteté et d’une mise en danger de soi non pas
simplement intellectuelle ou morale, mais pratique et concrète.
Recruter un “assassin financier”: mode d’emploi.
Qu’est-ce qu’un assassin financier? Perkins ne va pas par quatre chemins et appelle un chat un chat. “Les
assassins financiers sont des professionnels grassement payés qui
escroquent des milliards de dollars à divers pays du globe. Ils dirigent
l’argent de la Banque mondiale, de l’Agence américaine du développement
international (U.S Agency for International Development-USAID) et
d’autres organisations “humanitaires” vers les coffres de grandes
compagnies et vers les poches de quelques familles richissimes qui
contrôlent les ressources de la planète. Leurs armes principales: les
rapports financiers frauduleux, les élections truquées, les pots-de-vin,
l’extorsion, le sexe et le meurtre.”.
Les choses sont dites! Mais comment diable le jeune Perkins s’est-il
retrouvé dans cette galère? Dès les premiers chapitres, l’auteur
s’explique avec une sincérité désarmante.
Pour qui en douterait encore, on voit parfaitement dans cette
première phase de l’ouvrage comment, dans sa logique profonde,
l’impérialisme capitaliste est structurellement opportuniste, et n’a
jamais été un défenseur réel de la famille et de la tradition. A ce
titre, le début des confessions de Perkins est exceptionnel: il montre
la tranche de vie d’un jeune nord-américain des couches moyennes quelque
peu perdu, d’un milieu campagnard, traditionaliste, républicain et
conservateur, sexuellement frustré par son environnement social,
malheureux en amours du fait d’un père tyrannique, et qui trouve un
espace d’émancipation et de libération dans le gauchisme culturel qui se
développe, lors des années 60-70, sur les campus étatsuniens (notamment
à partir de l’opposition fondatrice à l’agression du Vietnam par les
USA).
Après un bref moment œdipien et quelques accès de colère infantile, Perkins se marie rapidement (l’auteur y voit même “avec amertume la continuation du moralisme prude et archaïque de (s)es parents”).
Mais de ce mariage prématuré Perkins retire un réseau social décisif,
essentiellement grâce à son beau père, ingénieur et en poste au
ministère de la Marine, qui l’introduit auprès d’un personnage, “oncle
Frank” (ce qui n’était pas son vrai prénom), cadre à la NSA (National Security Agency).
Nous sommes alors encore en pleine guerre du Vietnam, et Perkins veut
être éligible à l’exemption du service militaire, ce que lui accorderait
un emploi à la NSA. “Oncle Frank” organisa alors une journée
d’entretiens pour Perkins, à travers différents tests de recrutement
épuisants, le soumettant même au détecteur de mensonges.
Perkins établit alors un développement biographique majeur: “Vu
mon attitude à l’endroit de la guerre du Vietnam, j’étais sûr d’échouer.
Au cours de l’interrogatoire, j’admis que je m’opposais à cette guerre
en tant qu’Américain loyal et je fus très surpris que les interviewers
ne poursuivent pas sur le sujet. Ils se concentrèrent plutôt sur mon
passé, sur mon attitude à l’égard de mes parents, sur les effets
émotionnels de mon éducation puritaine dans la pauvreté parmi des
B.C.B.G riches et hédonistes. Ils explorèrent aussi ma frustration
causée par le manque de femmes, de sexe et d’argent dans ma vie, et le
monde fantasmatique qui en avait résulté. (…) On ne m’a pas
évalué en fonction de ma loyauté envers mon pays, mais plutôt de mes
frustrations personnelles. Mon ressentiment contre mes parents, mon
obsession des femmes et ma recherche du plaisir indiquaient à mes
examinateurs que j’étais facile à séduire”.
Peu de temps après cette série d’examens, la NSA proposa au jeune
Perkins une formation en espionnage. Avant d’accepter officiellement,
Perkins se donna un peu de temps, et alla assister à un séminaire des Peace corps,
ces “corps de la paix”, organisation pseudo-indépendante et non
gouvernementale, censée aider à la paix dans les pays en voie de
développement (un poste chez les Peace corps rendait également éligible à l’exemption du service militaire, ce qui attirait Perkins).
Le recruteur-conférencier de ce séminaire séduisit alors le jeune
Perkins en évoquant la forêt tropicale d’Amazonie et les indigènes qui y
vivaient, mais Perkins eut peur en acceptant ce stage de contrarier les
projets de son “Oncle Frank”. Seulement, écrit Perkins, “A ma
grande surprise, il m’encouragea à solliciter mon admission dans les
Peace corps. Il me confia que, après la chute de Hanoï, qui était alors
une certitude pour lui et ses collègues, l’Amazonie deviendrait un point
chaud. “C’est plein de pétrole, me dit-il. Nous aurons besoin de bons
agents là-bas, des gens qui comprennent les autochtones.”. Il m’assura
que d’être membre des Peace corps constituerait un excellent
entraînement et m’exhorta à apprendre l’espagnol ainsi que les dialectes
indigènes locaux. “Il se peut très bien que tu finisses par travailler
pour une compagnie privée plutôt que pour le gouvernement”, me dit-il en
riant”.
A partir de cet encouragement, Perkins intègre en tant que stagiaire
les Peace corps, et finit par être affecté en Equateur (qu’il croyait
d’abord, à presque 26 ans, se situer en Afrique (!), ce qui témoigne du
rôle que joue l’absence de culture historique dans la construction de
tels métiers qu’il est difficile d’épouser sans une certaine sociopathie
nombriliste).
Une fois sur place, et après avoir sympathisé avec les communautés
locales (qui lui rappellent les paysans de son enfance), Perkins
rencontre Einar Greve. Celui-ci est un homme d’affaires, qui dit à
Perkins être agent de liaison pour la NSA, également colonel de l’armée
de réserve des Etats-Unis, et vice-président de “Chas. T. Main. Inc.” (MAIN), qui est “une
firme de consultation internationale très discrète, qui effectuait des
études pour déterminer si la Banque Mondiale devait prêter des milliards
de dollars à l’Équateur et aux pays voisins pour construire des
barrages hydroélectriques et d’autres infrastructures”. Au terme de son stage aux Peace corps,
Greve propose à Perkins de travailler pour MAIN, qui a besoin
d’économistes capables de rédiger des rapports auprès de la Banque
Mondiale sur la faisabilité de projets d’ingénierie et pas seulement en
Equateur, mais en Indonésie, en Iran et en Egypte, ce qui nécessitait de
la part de Perkins une grande mobilité géographique. Celui-ci accepta
cette formidable ascension sociale sans hésiter.
Au fond, que nous dit cette histoire? Sur un plan presque
sociologique, on voit d’abord une triangulation incestueuse très
profonde entre l’échelon gouvernemental (NSA), le privé (MAIN) et
l’humanitaire (Peace corps) afin de repérer des profils
efficaces d’agents à même de faire avancer les intérêts impérialistes.
Comme un piège, ce triangle se resserre de plus en plus autour de
Perkins, et le coince dans ses fantasmes: “Je me voyais déjà comme
un intrépide agent secret voyageant dans des pays lointains ou me
prélassant au bord d’une piscine d’hôtel en buvant un martini, entouré
de magnifiques femmes en bikini”.
Dans ces milieux, il se manifeste spontanément une savante ingénierie
sociale de la frustration psycho-affective des futurs “assassins
financiers”. Deux éléments sont à distinguer. D’abord, une fois la
géopolitique du capitalisme bien acquise, il est à noter que le statut
d’assassin financier émerge également en tant que production
anthropologique, comme résultat partiel d’une réification sociopathique
de la psyché (ce concept se rapportant à la production historique de la
subjectivité sentimentale, et ne se limitant pas seulement à la question
sexuelle, mais plus largement à la frustration, à l’amour propre et à
l’empathie). Ensuite, du côté de l’appareil d’état, un assassin
financier est le résultat d’une habile et prudente gestion de cette
production anthropologique par le biais d’outils scientifiques (que ce
soit au moyen de méthodes psychologiques, psychanalytiques, ou tout
autre moyen destiné à mieux comprendre les ressorts émotifs et cognitifs
de l’être humain, pour mieux le manipuler).
L’impérialisme, chemin de croix des pauvres.
Le projet des assassinats financiers se précise au fur et à mesure du
livre. Il s’agit de justifier d’énormes prêts internationaux auprès de
pays en voie de développement, des prêts dont l’argent doit être
redirigé vers MAIN et d’autres compagnies américaines à travers la
médiation de grands projets de construction et d’ingénierie, tout en
conduisant à la banqueroute les Etats qui recevaient ces prêts de sorte
qu’ils soient redevables à leurs créanciers et qu’on puisse faire
facilement pression sur eux pour des faveurs géo-politiques
(implantation de bases militaires, votes aux Nations Unies, accès au
pétrole et aux ressources naturelles, etc.).
Vite, au fur et à mesure du livre, les corruptions, les dégagismes et
les morts s’enchaînent. D’abord, Perkins va oeuvrer en Indonésie, celle
postérieure aux massacres de 1965 orchestrés par le général Sohearto à
l’encontre des communistes indonésiens (entre 400 000 et 2 millions de
morts selon les estimations).
La mission de MAIN est alors d’éviter qu’elle ne suive les traces du
Viêtnam, du Cambodge et du Laos, Perkins oeuvrant alors sous la houlette
d’un chef de projet qui soutient que pour sauver l’Indonésie du
communisme “Un système électrique intégré est la clé de notre succès”. A
l’entendre, si le communisme, c’était les soviets plus l’électricité,
comme le disait Lénine, manifestement, l’impérialisme, c’est désormais
l’électricité moins les soviets!
Le monde est alors hanté par l’arbitraire nord-américain, et la peur.
Vingt ans plus tôt, en 1953, le premier ministre iranien Mossadegh
subit un coup d’état qui l’éjecte définitivement des responsabilités
nationales. Au Guatemala, Arbenz est renversé en 1954 par un coup d’état
de la CIA, au profit d’une junte militaire. En 1973, Salvador Allende
est dégagé de la présidence du Chili et assassiné au profit de Pinochet.
Jaime Roldos, président de l’Equateur, non communiste, élu en 1979,
défenseur d’une réforme des hydrocarbures meurt d’un accident
d’hélicoptère en 1981. Au Panama, Omar Torrijos, soutien de Salvador
Allende, meurt sous la présidence de Reagan dans un accident d’avion
similaire, en 1981. Il meurt après avoir défendu la souveraineté de son
pays face à Washington, au sujet du canal de Panama. Le Panama sera plus
tard envahi par Bush en 1989 pour déloger le narco dictateur Noriega,
qui s’était retourné contre ses maîtres de Washington (cet homme avait
été fait commandeur de la légion d’honneur en 1987 par François
Mitterrand sur proposition de Jacques Chirac, alors premier ministre).
La liste est encore longue. Alberto Fujimori, au Pérou, sera soutenu par
la CIA de 1990 à 2000, alors même qu’il est l’auteur de stérilisations
forcées de femmes indigènes, et autres crimes contre l’humanité. Sans
compter les deux guerres du Golfe, le 11 septembre 2001, le coup d’état
au Venezuela contre Chavez en 2002, la guerre en Irak, la chute de Sadam
Hussein, l’invasion de la Lybie et sa déstabilisation définitive, sans
même évoquer le catastrophique cas syrien ou le bourbier afghan.
Dans ce vaste échiquier sanglant, Perkins décrit l’implacable étau
impérialiste à travers trois figures “types”: l’assassin financier,
d’abord. Ensuite, s’il échoue, les “chacals”, individus chargés de
fomenter des coups d’états, des révolutions, des guerres civiles ou des
assassinats dans les pays récalcitrants. Enfin, si même les “chacals”
échouent, la question d’une intervention militaire massive se pose (peu
importe que son casus belli porte sur les droits de l’homme, le “droit
d’ingérence”, la “responsabilité de protéger” ou le ressort idéologique
de la sacro-sainte “destinée manifeste” des Etats-Unis).
Toute la longue confession de Perkins s’articule comme un polar aux
quatre coins du Tiers-monde, traversé par l’antagonisme profond entre
développement financier et progrès réel, entre gouvernance globale et
souveraineté nationale. En effet, les confessions de Perkins sont
traversées d’une opposition antédiluvienne entre un développementisme
capitaliste sous pilotage étranger et privé, d’une part, et des
résistances nationales œuvrant à la réorientation étatique des richesses
pour sortir du sous-développement, d’autre part.
Aussi, Perkins est bien l’inverse d’un conspirationniste. Bien
plutôt, il s’intéresse depuis 2004, sur un plan sociologique et
intersubjectif à l’affrontement entre différentes forces sociales, à de
puissantes dynamiques économiques impersonnelles, et à la façon dont cet
affrontement fait son chemin dans les tragédies biographiques
individuelles. Aucune rhétorique à base de réseaux occultes, de cabales
secrètes, ou de plans millénaires et messianiques. A la place, la
réalité sociale, rien que la réalité, dans toute sa médiocrité, sa
cruauté et son effroyable banalité.
Autrement, sur le plan conceptuel, et alors même que cela puisse
paraître à des années lumières de l’ouvrage de Perkins, nous devrions
relire “les cadres sociaux de la mémoire”, de Maurice Halbwachs. Sa
thèse centrale? Opposer la mémoire au rêve. Sans mémoire collective, le
rêve intérieur qui formalise un souvenir n’est qu’impuissance. “Et la mer efface sur le sable les pas des amants désunis”,
chantait Yves Montand. De même, chaque jour, la propagande capitaliste
efface les empreintes des horreurs passées, les engloutit, et les
emporte vers le grand large. L’historien et conférencier Henri Guillemin
disait quelque part comment il ressentait, au terme de ses recherches,
qu’il ressortait des archives quelque chose comme un “cri”.
Car le livre de Perkins a quelque chose d’un “cri”. Il
permet de retracer les pas tragiques des plus grands héros des luttes de
libérations nationales. Il constitue une oeuvre salutaire et
courageuse, contre l’infâme conspiration du silence. Mais une dernière
chose: le livre de Perkins ne concernerait-il pas que des pays exotiques
et sous-développés, sans que nous n’ayons, nous autres occidentaux, le
moindre motif de préoccupation à ce sujet?
Voyons plutôt ce que l’auteur écrivait, par exemple, au sujet de la Grèce, dans un article pour Mediapart: “Pour
l’essentiel, mon boulot consistait à identifier les pays détenant des
ressources qui intéressent nos multinationales (…). Une fois que nous
avions identifié ces pays, nous organisions des prêts énormes pour eux,
mais l’argent n’arriverait jamais réellement à ces pays; au contraire,
il irait à nos propres multinationales pour réaliser des projets
d’infrastructures dans ces pays (…). Et une fois [qu’ils étaient] liés
par cette dette, nous revenions, sous la forme du FMI – et dans le cas
de la Grèce aujourd’hui, c’est le FMI et l’Union européenne – et posions
des exigences énormes au pays : augmenter les impôts, réduire les
dépenses, vendre les services publics aux entreprises privées, des
choses comme les compagnies d’électricité et les systèmes de
distribution de l’eau, les transports, les privatiser, et devenir au
fond un esclave pour nous, pour les sociétés, pour le FMI, dans votre
cas pour l’Union européenne. Fondamentalement, des organisations comme
la Banque mondiale, le FMI, l’UE sont les outils des grandes sociétés
multinationales, ce que j’appelle la corporatocratie.”
A bon entendeur…
Benjamin L., pour le GRQT!