Sur l’origine Sars-Cov2, « on tente d’expliquer les zones d’ombre »
Durée de lecture : 9 minutes
24 novembre 2020
/ Entretien avec Étienne Decroly
L’origine du Sars-CoV2, le virus du Covid-19,
reste mystérieuse près d’un an après sa possible apparition. Passage
direct depuis la chauve-souris ? Animal intermédiaire (le pangolin n’y est finalement pour rien) ? Accident de laboratoire ? Reporterre s’est entretenu avec Étienne Decroly, directeur de recherche au CNRS.
Étienne Decroly est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au laboratoire Architecture et fonctions des macromolécules biologiques (CNRS/Aix-Marseille Université), membre de la Société française de virologie.
- Étienne Decroly.
Reporterre — Dix mois après la description des premiers cas
officiels de Sars-CoV2, à Wuhan, que sait-on des origines de ce virus ?
Étienne Decroly — Nous avons un certain nombre de faits
établis, et puis des hypothèses tentant d’expliquer les zones d’ombre.
Ce que l’on sait, c’est que les coronavirus constituent une famille de
virus bien connus qui circulent principalement chez les chauves-souris,
dont ils infectent près de 500 espèces, mais aussi chez d’autres
animaux. Ces virus peuvent franchir la barrière d’espèce et provoquer
épisodiquement des épidémies chez les humains, cela a déjà été le cas à
plusieurs reprises.
Jusqu’ici, il n’y a jamais eu de passage direct de la chauve-souris à
l’humain responsable d’épidémie, et un tel passage était considéré
comme très peu plausible. Pourquoi ?
Parce que les habitats des humains et des chauves-souris se recoupent
peu, et surtout parce que la distance génétique entre les humains et la
chauve-souris est assez importante — ces animaux et nous-mêmes n’avons
donc pas exactement les mêmes récepteurs, ces molécules par lesquelles
les virus s’accrochent à leurs hôtes. En général, il faut donc un hôte
intermédiaire, un animal pour faire la transition. Cet animal a été la
civette (un petit carnivore) dans le cas du Sars-CoV1, et le dromadaire
dans le cas du Mers-CoV, pour citer deux coronavirus récemment passés de
la chauve-souris à l’Homme.
Concernant le Sars-CoV2, son génome indique qu’il est proche d’un
virus de chauve-souris nommé RaTG13… mais pas assez proche pour qu’un
passage direct soit vraisemblable. C’est un peu comme si on tenait le
grand-père du virus actuel, mais pas son père !
Il y a donc là une énigme scientifique, car la thèse initiale selon
laquelle l’hôte intermédiaire serait le pangolin a été infirmée par la
recherche — le coronavirus du pangolin est en réalité très différent du
Sars-CoV2 si on regarde l’ensemble du génome.
Alors quelles sont les hypothèses sur la table ?
D’abord, on ne peut écarter totalement la piste d’un passage direct
de la chauve-souris à l’Homme. Les chercheurs de l’Institut de virologie
de Wuhan ont en effet démontré in vitro que l’on pouvait
infecter en laboratoire des cellules humaines avec des coronavirus de
chauve-souris. Mais les biologistes savent que les cultures cellulaires
sont un peu « des bêtes de cirque »
— dans la nature le franchissement de la barrière d’espèce est bien
plus difficile, notamment parce que le système immunitaire intervient.
Pour qu’une telle infection directe ait lieu, il faut sans doute une
exposition très importante au virus. Il y aurait un précédent : en 2012,
des mineurs se seraient infectés en nettoyant du guano de chauve-souris
dans la grotte de Mojiang, dans la région du Yunnan, dont RaTG13
provient, et trois d’entre eux sont morts de pneumonies atypiques. On
peut donc imaginer que d’autres mineurs, ou des villageois de la région,
aient été infectés par ce virus. Celui-ci s’y serait adapté à l’Homme,
avant d’émerger dans la ville de Wuhan. Mais, comme je l’ai dit, un tel
passage de la chauve-souris à l’Homme n’a jamais été documenté, et il
faudrait, pour accréditer ce scénario, disposer de prélèvements viraux
effectués dans les populations locales ou dans les mines confirmant
cette voie. En dehors de cette piste, soit il y a un animal qui a servi
d’hôte intermédiaire, soit on peut faire l’hypothèse d’un accident de
laboratoire.
Quel pourrait être cet animal ?
Pour l’instant, nous n’en savons rien, et les prélèvements qui ont
été effectués sur le marché de Wuhan n’ont rien donné. Il faut tout de
même savoir que beaucoup de petits carnivores peuvent être infectés par
les coronavirus de chauve-souris. Nous avons vu cela lorsque la civette a
permis le passage du Sars-CoV1 à l’humain, et plus récemment cela a été
à nouveau illustré par le fait que la Covid-19 a infecté les visons d’élevage danois, circulant très facilement parmi eux, y a muté, et a réinfecté des humains.
Or, en concentrant dans des espaces exigus de très grands nombres
d’animaux stressés par leurs conditions de vie, les élevages jouent
souvent le rôle de bouillons de culture, amplifiant la possibilité
d’infections humaines. Et l’élevage d’animaux à fourrure s’est
énormément développé en Chine ces dernières années, par exemple celui
des chiens viverrins,
ainsi d’ailleurs que toutes sortes d’élevages d’animaux sauvages tels
que le pangolin, justement. On peut parfaitement imaginer qu’un
coronavirus s’adapte à ce type d’hôte, y compris de manière
partiellement asymptomatique, ce qui rendrait la chose difficile à
détecter pour les vétérinaires, et passe ensuite à l’humain.
On a d’ailleurs vu maintes fois ce scénario avec les grippes aviaires dans les élevages de volailles ;
et en ce moment même un coronavirus nommé Sads-CoV circule dans les
élevages porcins chinois, où il cause une mortalité importante. Une
étude parue en octobre vient par ailleurs de montrer qu’il peut infecter
des cellules humaines in vitro.
Et que penser de la thèse de l’accident de laboratoire ?
Il est quand même notable que cette pandémie soit née dans une des
seules villes de Chine où il y avait un laboratoire consacré aux
coronavirus de chauve-souris !
L’hypothèse de l’accident de laboratoire doit être considérée au même
titre que les autres, et rien pour l’instant ne permet de la
disqualifier. Les évasions de laboratoires sont rares mais documentées,
il y en a eu quatre en vingt ans seulement avec les coronavirus humains
Sars-Cov1 et Mers-Cov, et il y a eu de nombreux accidents avec d’autres
pathogènes viraux et bactériens. Des infections accidentelles de
chercheurs ou techniciens peuvent advenir en manipulant des animaux
infectés, qui parfois se débattent, mordent, etc., ou bien simplement en
travaillant sur les virus ; et si
ces infections sont asymptomatiques, elles peuvent passer inaperçues. On
peut aussi imaginer que le virus s’échappe par les eaux usées,
contamine des animaux sauvages, et se mette à circuler de cette façon.
Une chose est certaine, outre le fait que l’Institut de virologie de
Wuhan détenait une collection de virus de chauve-souris : les projets
scientifiques qui étaient financés dans ce laboratoire visaient à
comprendre les mécanismes de franchissement de la barrière d’espèce et
le développement de contre-mesures. C’est écrit dans leurs demandes de
financements, et les publications de ces chercheurs montrent bien que
c’était l’objet de leurs recherches.
- Le laboratoire
P4 (au centre) sur le campus de l’Institut de virologie de Wuhan, dans
la province du Hubei, le 13 mai 2020 étudie les virus
les plus dangereux.
Or, ce type d’étude, qui a une vraie utilité bien sûr, peut être
conduit avec des techniques plus ou moins risquées. Le moins risqué,
c’est de travailler avec ce qu’on appelle des pseudotypes, autrement dit
des pseudoparticules virales qui ont les mêmes protéines de surface que
les virus, et qui peuvent suffire à comprendre si un virus donné est
susceptible d’entrer dans des cellules humaines — ou pas. Mais si le
résultat est positif, l’on peut ensuite construire des virus
recombinants, autrement dit des virus mutés, pour confirmer qu’ils sont
vraiment infectieux sur des cultures cellulaires humaines. Et là, le
danger d’accident est beaucoup plus important puisque ce sont des virus
viables. Ce sont d’ailleurs parfois les revues scientifiques qui
demandent de faire ce travail pour publier la découverte ! L’Institut de virologie de Wuhan disposait de tous ces outils technologiques, et avait déjà généré des virus recombinants.
Mais la structure de ce virus ne donne-t-elle pas des informations sur ce qui s’est passé ?
Une courte séquence a attiré l’attention de beaucoup de spécialistes,
car elle semble jouer un rôle clé dans l’efficacité avec laquelle le
Sars-CoV-2 se transmet. Cette séquence code pour une partie très
importante de la protéine dite « spike » (« pointe »),
cette protéine qui hérisse la surface du virus et lui permet de se
fixer sur les cellules de son hôte. La séquence en question fait
apparaître sur la « spike » un site dit « furine » dans notre jargon — c’est un type de site rare chez les coronavirus de la famille du Sars,
mais qui est connu dans la littérature scientifique pour augmenter la
transmissibilité interhumaine des virus, notamment celui de la grippe ou
du virus Sendai.
On ne peut donc pas exclure que la présence de cette séquence résulte
d’expériences visant à permettre à un virus animal de passer la barrière
d’espèce vers l’homme. Bien sûr, on ne peut pas exclure non plus que
cette séquence soit apparue spontanément, par le hasard des mutations,
comme ça a été le cas chez le virus de grippe à plusieurs reprises —
après tout, l’apparition de la vie aussi était un événement très
improbable, et pourtant nous sommes là !
Que faudrait-il pour trancher entre ces hypothèses ?
Il faudrait d’abord chercher à savoir !
Cela passerait par des campagnes de prélèvements, à la fois dans les
élevages, dans la faune sauvage et dans les populations du Yunnan,
puisque c’est la région dont le virus de chauve-souris initial est
originaire. Si l’on trouvait un virus présentant une forme intermédiaire
entre le Sars-Cov2 et les virus sauvages, on pourrait alors trancher
pour l’origine naturelle. À l’inverse, des analyses bio-informatiques
plus poussées permettraient peut-être de trouver des traces éventuelles
de manipulations génétiques, et l’on pourrait également prélever la
faune à proximité du laboratoire… Mais on a le sentiment que les
autorités de régulation (aussi bien en Chine qu’à l’Organisation
mondiale de la santé, OMS) ne cherchent pas
véritablement à savoir, et les mois qui s’écoulent rendent
l’identification de l’origine de plus en plus difficile, car les traces
laissées par le passage de ce virus à l’homme tendent à s’effacer. En
n’étudiant pas les conditions de ce passage, on compromet pourtant nos
chances d’éviter qu’un tel événement ne se reproduise, qu’il se soit
fait naturellement ou bien qu’il résulte d’un accident.
- Propos recueillis par Yves Sciama
Puisque vous êtes ici…
... nous avons une faveur à vous demander. Le désastre écologique
s'aggrave, et les citoyens se sentent de plus en plus concernés.
Pourtant, l'information à ce sujet n'a pas la place qu'elle mérite.
Contrairement à de nombreux médias, nous avons pris des décisions drastiques:
- mettre l'écologie au premier plan. La question
écologique est le problème fondamental de ce siècle: sa place doit être
au cœur du traitement de l'actualité.
- ne subir aucune pression. Reporterre
est administré par une association à but non lucratif, et n'appartient
donc pas à un milliardaire ou à une entreprise. L'information ne doit
pas servir de levier d'influence de l'opinion au profit d'intérêts
particuliers.
- rendre tous nos articles consultables librement,
sans restriction. L'accès à l'information est essentiel à la
compréhension du monde et de ses enjeux; il ne doit par conséquent pas
dépendre des ressources financières de chacun.
- n'afficher aucune
publicité. La pub est à l'origine de la surconsommation et des
bouleversements environnementaux dont traite le journal. De plus, sans
publicité, nous ne nous soucions pas de savoir si les publications vont
déplaire à des annonceurs. Cela rend le journal d'autant plus libre.
Reporterre est composé d'une équipe de journalistes
professionnels, qui écrivent tous les jours des articles, des enquêtes
et des reportages sur les questions environnementales et sociales. Nous
faisons cela car nous sommes convaincus que la diffusion d'informations
fiables sur ces sujets est une partie de la solution au désastre
écologique.
L'existence même de Reporterre démontre qu'un autre modèle de
média — indépendant, en accès libre, sans publicité — est possible. Vous
comprenez donc pourquoi nous sollicitons votre soutien. Des dizaines de
milliers de personnes viennent chaque jour s’informer sur Reporterre,
et la quasi-totalité des revenus du journal provient des dons de
lecteurs comme vous. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient
nos articles contribuent financièrement au journal, il en sera renforcé.
Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci.
Soutenir Reporterre quotidien de l'écologie