Rapport Brazza: un secret d’État au grand jour
En matière de crimes colonialistes de la France, je dois dire que
dans la dérive actuelle du politicien français il y a quelque chose de
doublement exaspérant : ceux qui massivement les nient dans le sillage
du négationnisme d’un Zemmour et ceux qui croient avoir un programme
pour la transformation du monde actuel en se limitant au passé, sans
mesurer à quel point par exemple leur xénophobie anti-chinoise relève
d’une mentalité de petit blanc suprématiste. Comme certains Polonais ne
mesurent même pas à quel point leur obsession antisémite les disqualifie
pour se transformer en héraut de la cause palestinienne vu la part de
responsabilité qui est la leur dans le mythe sioniste, leur besoin
maladif de haïr les juifs y compris quand il n’y en a plus chez eux
relevant de la douleur d’un membre amputé, il y a chez Zemmour un manque
de l’Algérie si caricatural que si l’on était le moins du monde sensé
ces imbécilités racistes devraient provoquer le rire et paraitre pour ce
qu’elles sont des obsessions colonialistes, des rêves minables
d’empire, comme les Polonais ne peuvent renoncer aujourd’hui à leur
fantasme de grande Pologne englobant une bonne part de ce qui a toujours
relevé de la Russie, comme la Biélorussie, et la Turquie s’approprie
l’empire ottoman. Dans la grande chute de l’hégémonie US, les rêves
coloniaux ressurgissent, des ambitions qui débouchent sur des
guerres picrocholines, des conflits absurdes aux motifs obscurs ou peu
glorieux comme dans le Caucase, et qui faute de moyens réels, s’ancrent
sur la réaction la plus crasse. (note de Danielle Bleitrach)
Ariane Poissonnier ©
Couverture du rapport: photo Charlie Dupiot; P. Savorgnan de Brazza:
Atelier Nadar, Gallica/BnF. Montage: C. Valette pour RFI Couverture du
rapport de la commission d’enquête du Congo. À droite, Pierre Savorgnan
de Brazza.
Un podcast Original Spotify vient de sortir. « Le rapport Brazza »
fait appel à la fiction pour mieux raconter un sombre pan de l’histoire
de la colonisation française en Afrique équatoriale. Sombre pan que
dénonça en 1905 la mission dirigée par Pierre Savorgnan de Brazza, dont
le rapport ne fut jamais rendu public et devint ainsi un secret d’État.
Parmi les « voix » du podcast, la chanteuse béninoise Angélique Kidjo,
l’artiste gabonais Ekomy N’Dong et Gaël Kamilindi, de la
Comédie-Française.
Le 14 juillet 1903, au fin fond de l’Oubangui-Chari – actuelle
Centrafrique –, deux fonctionnaires coloniaux, Georges Toqué et Fernand
Gaud, « célèbrent » la fête nationale française en faisant sauter à la
dynamite un « indigène », comme on dit à l’époque, alors en prison. À
Paris, la nouvelle est connue en janvier 1905 : le scandale est énorme,
la presse s’en empare. À l’issue de trois jours de débats, les députés
réclament qu’on envoie une inspection. Le ministre sollicite Pierre
Savorgnan de Brazza, explorateur en retraite, celui-là même qui, dans
les années 1880, permit à la France de créer la colonie du Congo.
Au cours d’une mission de six mois, avec une dizaine de
collaborateurs, Savorgnan de Brazza constate, effaré, que les exactions à
l’encontre des populations sont monnaie courante. Malheureusement, il
meurt sur le chemin du retour. « Son » rapport est rédigé à Paris par de
hauts fonctionnaires, qui ne dénaturent pas trop son propos – sinon en
dédouanant l’administration française pour accabler les sociétés
concessionnaires privées, qui exploitent le caoutchouc. Le ministre des
Colonies, qui avait donné sa parole que le rapport serait publié, ne le
fait pas. Deux remaniements ministériels plus tard, vers 1907, c’est
finalement le président de la République qui tranche : le rapport ne
sortira pas. Le secret d’État est là.
Une copie retrouvée par hasard
« La raison principale, rappelle aujourd’hui Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne, c’est
que les conditions de la conférence de Berlin de la fin du XIXe siècle
précisaient que si ça ne marchait pas du côté des Belges, les Français
pourraient avoir préemption. Donc, il était très important de montrer
que les Français étaient parfaits du côté du Congo français. Ainsi, ce
rapport était impossible à publier, en particulier pour le ministre des
Affaires étrangères. On en parlera jusqu’en 1910. Il y a encore un
article dans le journal L’Humanité en 1910, qui disait : “Alors, ce rapport, on ne l’a toujours pas ?” Et puis on a oublié. Et puis on a dit : “Le rapport est perdu.“ »
On apprendra beaucoup plus tard que seuls dix exemplaires ont été
imprimés : un pour le ministre et neuf pour le coffre du ministère.
Dans les années 1960, Catherine Coquery-Vidrovitch prépare sa thèse
d’État. Son sujet ? « Le Congo au temps des grandes compagnies
concessionnaires, 1898-1930 ». Elle multiplie les recherches. Dans la
masse des documents consultés, elle découvre un exemplaire du rapport –
probablement celui du ministre. Elle en photocopie les 120 pages,
l’utilise, le cite et le référence dans sa thèse, publiée en 1972. Dans
un petit cercle de spécialistes, on sait désormais qu’une copie a été
retrouvée. Pour autant, l’opinion publique ne s’y intéresse pas plus que
ça. La vie reprend ses droits, et l’historienne sa carrière
d’enseignante.
Regarder l’histoire en face
Il faut attendre la toute fin du XXe siècle pour que naisse, en
France, l’intérêt du grand public pour l’histoire coloniale. Avec la
manifestation, en 1998 à Paris, autour des 150 ans de l’abolition de
l’esclavage de 1848, puis avec la loi que Christiane Taubira fait
adopter le 10 mai 2001 et qui reconnaît la traite et l’esclavage comme
crimes contre l’Humanité, la France commence à regarder son histoire en
face, et notamment comment l’esclavage s’articule avec la colonisation.
Bientôt, un éditeur propose à Catherine Coquery-Vidrovitch de publier le
rapport Brazza : le texte de 1905, accompagné de compléments et de tout
un appareil critique, paraît en 2014. Quatre ans plus tard, le rapport
Brazza se transforme en bande dessinée avec Congo 1905, par Tristan Thil et Vincent Bailly.
En 2021, c’est un podcast Original Spotify qui fait vivre la réalité
de l’époque à travers une fiction documentaire : on suit Johan Tessman,
fils d’un administrateur colonial blanc qui l’a ramené avec lui en
Europe et lui a toujours caché l’identité de sa mère, noire et
gabonaise. Devenu ethnologue, Johan repart au Gabon, officiellement pour
recueillir les traditions orales. En réalité, il cherche sa mère… et
plonge dans la réalité décrite par le rapport Brazza.
« Désosser » un racisme systémique
Gaël Kamilindi, de la Comédie-Française, qui prête sa voix à Johan, ne connaissait « absolument pas »
le rapport Brazza. Sa participation au podcast lui a ainsi fait
découvrir un pan de la colonisation dont il ignorait tout : « Je
trouve que c’est important pour pouvoir désosser encore plus cette
histoire, et tout ce racisme qui reste encore systémique aujourd’hui.
Pouvoir démanteler tout ça, je trouve que c’est bien. »
Ekomy N’Dong, artiste hip-hop et militant panafricain, qui joue le
rôle de l’interprète de Johan, apprécie également le côté informatif du
podcast : « Ce que je trouve intéressant, dit-il, c’est de
trouver un moyen alternatif et populaire pour faire passer une
information au sujet de la colonisation, sur laquelle il y a beaucoup de
fantasmes et de mensonges. À l’heure où l’on parle même des “effets positifs de la colonisation“,
c’est intéressant d’avoir des documents comme le rapport Brazza et la
série qui est construite autour, qui donnent à voir les atrocités, mais
qui étaient pourtant la routine du fonctionnement même de la
colonisation française. »
► Réécouter : Les colons au rapport (Vous m’en direz des nouvelles, 2018)
Angélique Kidjo, elle, est la vieille femme qui va dévoiler à Johan bien des choses sur sa mère. « Ce qui m’a touchée, explique la chanteuse, c’est
que, pour une fois, on a accès à des documents qui nous racontent une
partie réelle de la colonisation française en Afrique, et aussi les
femmes et leurs luttes pendant cette colonisation. On ne parle pas
souvent de la résistance des Africains, ni pendant l’esclavage, ni
pendant la colonisation, mais aujourd’hui, il y a des preuves palpables,
qui vont me servir, moi, pour parler de la colonisation. J’apprends !
C’est très important de s’informer et de parler de choses, qui sont
réelles, avec des preuves. »
« Le rapport Brazza », un podcast Original Spotify en cinq
épisodes, produit en association avec L’Officine, par Thibaud Delavigne,
producteur exécutif et auteur avec la journaliste Charlie Dupiot.
Réalisatrice : Maya Boquet.