Texte publié en 2016, toujours actuel, bien que le vent ait commencé à tourner sur la question avec le début de la démondialisation, et qu'elle ait perdu de son importance devant la marche vers la guerre dans le monde.
Il n'y a pas de différence aux yeux des
communistes entre travailleurs français et immigrés. Mais les
communistes ne devraient pas pour autant défendre la liberté de
l'immigration, s'ils veulent renouer avec les masses. La solidarité des
militants de gauche avec les réfugiés est louable, mais elle tend à
accréditer l'idée qu'ils sont partisans d'ouvrir totalement les
frontières à la main d'œuvre de provenance extérieure. Certains
militants de la sphère NPA - refondateurs du PCF ont d'ailleurs
allègrement franchi le pas depuis longtemps. Or à l'intérieur du système
capitaliste, et on ne va pas changer ce système demain matin, ce sont
les frontières qui préservent en dernière analyse le niveau des salaires
et les acquis sociaux.
Une campagne implicite pour libéraliser
les migrations internationales se développe, en exploitant les images
terribles des naufragés de la Méditerranée et des migrants maltraités
par la police aux frontières de l'espace de Schengen. On veut faire
passer les migrations à l'heure de la "mondialisation" pour une
nécessité inévitable et en définitive positive de la modernité, et faire
apparaître du même coup toute opposition à leur développement comme un
signe de sclérose et d'inhumanité. On sait que les militants se laissent
facilement prendre par les sentiments de nos jours, depuis qu'ils ont
perdu l'intelligence du marxisme. En cédant à la pression morale des
médias mainstream, ils font cependant directement le lit de l'extrême droite.
Quelques thèses évidentes pour commencer :
1) Les migrations et les migrants ne
sont en soi ni bons ni mauvais. On peut les critiquer sans être
considéré automatiquement comme raciste.
2) Voyager et changer de pays sont des
libertés individuelles dont jouissent tous les riches, partout dans le
monde. Les mesures de limitation de l'immigration ne s'appliquent donc
qu'aux pauvres. Il faut tendre à terme à un monde où chacun pourrait
choisir librement son pays. Mais ce n'est pas notre monde capitaliste
d'aujourd'hui dans lequel il nous faudra vivre encore assez longtemps.
3) La migration d'un pays à un autre
peut être revendiquée comme un droit de l'individu, mais dans la limite
des possibilités concrètes de l'exercer. Il
faut se souvenir que les fameux Droits de l'Homme de la bourgeoisie,
auxquels on en revient toujours dans ce débat comme si c'étaient les Dix
Commandements, stipulent que chacun est libre de quitter son pays et
d'y revenir. Mais ils n'affirment pas le droit de se rendre et de
s'installer dans le pays de son choix.
4) L'exercice de ce droit suppose que
l'immigrant adopte les usages du pays où il choisit de vivre et en
quelque sorte s'y fonde dans la masse. En général il migre justement
dans ce but. Sinon au moins qu'il fasse suffisamment de compromis pour
pouvoir s'y adapter. Pour les immigrés et leurs enfants, revendiquer une
fierté identitaire séparatiste ne peut aboutir qu'au rejet et à la
marginalisation. Le racisme plus ou moins prononcé de populations
autochtones ne peut pas servir d'argument pour l'affirmation identitaire
des groupes qui en sont victimes car le séparatisme en retour agresse
l'ensemble des autochtones qui se sentent dépouillés peu à peu de la
jouissance de leur territoire et réagissent par la xénophobie (le cas
des populations afro-américaines est particulier à cause de l'expérience
de l'esclavage et de la ségrégation et ne peut pas servir de paradigme,
d'autant qu'elles sont présentes en Amérique depuis Christophe Colomb,
et ne peuvent pas être considérées comme des immigrés aux États-Unis).
5) En régime capitaliste les immigrants
sont utilisés comme main d'œuvre bon marché, pour faire pression à la
baisse sur les salaires et les revenus indirects. Ils sont aussi
utilisés comme un capital humain, dérobé par les pays impérialistes aux
pays plus faibles, qui perdent ainsi leur investissement en formation
dont ils récupèrent une petite partie sous forme de retours financiers
au pays natal. L'organisation de l'immigration massive en
Europe de réfugiés syriens a également eu pour but de provoquer
l'effondrement de la Syrie, sur le modèle de celui de la RDA en 1989.
Une politique socialiste réaliste limiterait donc dans les faits le
droit à l'immigration (et encore plus, comme il lui a été reproché
pendant la guerre froide, à l'émigration).
6) La concurrence entre travailleurs
engendre du ressentiment, et chez beaucoup le rejet de l'immigration et
des immigrés. Ce rejet est un produit objectif de la situation, et les
prêches moralisateurs sont sans effets contre lui.
7) Il faut affirmer clairement qu'être
"contre l'immigration" et être "contre les immigrés" ce n'est pas la
même chose. Dans le premier cas on prône un changement de politique
économique et démographique qui peut être justifié ou non, qui souvent
ne l'est pas, mais qui est une opinion dont l'expression est légitime;
dans le deuxième cas on prend des boucs émissaires, attitude qui doit
être combattue par les communistes par l'éducation, sauf dans le cas où
on a affaire à un raciste idéologique endurci, du genre de ceux qui
croient en la suprématie biologique de l'homme blanc [et qui dominent en
ce moment le régime ukrainien issu du coup d'État de 2014]. Mais il est
totalement abusif et honteux d'amalgamer toutes les critiques de
l'immigration à ce type de positions néonazies.
8) Les questions de savoir si
l'immigration est bonne ou mauvaise pour la classe ouvrière du pays
d'accueil, pour les pays d'origine des migrants, et pour les migrants
eux-mêmes sont des questions de sociologie et d'économie scientifique,
dont les réponses peuvent varier selon la situation réelle. On doit donc
pouvoir en discuter sans préjugés et sans tabou.
9) La France est un pays traditionnel
de l'immigration politique et cette tradition d'accueil fait partie de
son identité. Mais il n'y a pas de raison ni de mérite à y accueillir
des oligarques kleptocrates russes, des terroristes islamistes (ou
d'autres causes), des fondamentalistes, ou des pseudo-dissidents cubains
ou chinois stipendiés par l'Occident.
10) La revendication de la
régularisation automatique de tous les sans-papiers est un mot d'ordre
irresponsable, gauchiste, d'essence ultralibérale. Il joue son rôle dans
la conjoncture sinistre qui pousse les migrants à risquer leur vie en
masse en cherchant à passer en Europe à n'importe quel prix.
11) L'idée, fréquemment défendue à la
CGT, qu'il suffirait de régulariser tous les travailleurs sans-papiers
pour mettre fin à leur surexploitation et à la pression à la baisse
qu'ils exercent sur le marché du travail ne résiste pas à l'analyse :
une telle régularisation globale déclencherait une nouvelle arrivée
massive, et la situation sur le marché du travail serait encore aggravée
pour les travailleurs.
Faut-il dire que "l'immigration est une
chance pour la France" ? Elle l'est dans le sens où elle a toujours
lieu dans l'intérêt de l'économie du pays d'accueil (sinon elle
cesse immédiatement comme on a pu voir en 2009 avec la crise). Mais
l'intérêt de l'économie pilotée par la bourgeoisie et celui de la classe
ouvrière n'est pas le même. Ce n'est pas par bêtise ou par racisme que
les prolétaires français ou étrangers installés depuis longtemps en
France sont réticents à l'égard des sans-papiers. Ils sont souvent
excédés par des campagnes bien intentionnées mais irréfléchies et
pensent que "j'ai bien mes papiers, ils n'ont qu'à en avoir eux aussi
avant de venir en France". Il faudrait changer de ton à leur
égard pour commencer, si on veut combler la fracture entre "la gauche"
et le peuple et s'opposer vraiment, et pas qu'en intention, à
l'influence du FN et à la désertion des urnes.
La régularisation des sans-papiers ne
va pas de soi, ceux qui la défendent doivent convaincre qu'elle est
justifiée au cas par cas.
Les communistes pourraient, s'ils
avaient un tant soit peu de courage politique [on peut toujours rêver],
défendre un programme demandant la limitation ou l’arrêt de
l’immigration, sans être confondu aux yeux du peuple (qui voit juste,
disait Mao) avec l'extrême droite. Mais pour ceux qui ne comprendraient
pas bien, voici explicitement la différence entre une politique
restrictive de l’immigration émanant de l’extrême droite, et une telle
politique émanant de communistes.
Sans doute d'aucuns vont m'objecter ici
avec la mauvaise foi candide que donne la bonne conscience que l'on ne
peut pas lutter contre l'extrême droite en reprenant son programme. Mais
l'extrême droite n'est pas contre l'immigration mais contre les
immigrés, et ce n'est pas une simple affaire de mots.
L'extrême droite veut non pas arrêter
l’afflux d’immigrants, mais chasser ou persécuter les immigrants déjà
installés et leurs enfants et descendants, et principalement les Noirs
et les musulmans. Elle n'est pas opposée, loin de là, à l'immigration de
chrétiens et de blancs. Peu lui importe le fait que l’immigration au
départ soit une politique destinée à comprimer les salaires par la
concurrence entre exploités, ce qui devrait lui plaire, car elle pense
parvenir au même résultat par la simple force de la répression, dont
elle est fétichiste, et par la persécution du mouvement ouvrier. En fait
elle veut détruire la nation française réelle, fondée en 1789, pour
revenir à un fantasme de la nation traditionnelle de l'Ancien Régime.
Des guerres de la Révolution à la Commune et à la seconde guerre
mondiale c'est elle est le parti de la trahison et des puissances
étrangères. Aucune réconciliation possible avec cela.
Mais
même si certains néonazis sont obsédés par la purification de la
soi-disant race blanche, son but réel est la création d’un prolétariat
discriminé et d’une société d’apartheid. Si elle avait réalisé son rêve
de garder l’Algérie française, il y aurait maintenant 45 millions de
citoyens de seconde zone en France. Dans les conditions actuelles, elle
est prête à importer des millions d'Ukrainiens encadrés par des groupes
néo-nazis. Elle le fait déjà en Espagne. Historiquement, on constate que
les militants d'extrême droite, symptomatiquement, se recrutent très
souvent parmi les cadres expatriés en Afrique, et dans les directions du
personnel de l'industrie, sans parler des syndicats jaunes, qui sont en
contact direct avec la main d'œuvre immigrée et organisent son
exploitation.
Les communistes devraient défendre la
politique migratoire qui permettrait l’intégration la meilleure des
immigrés déjà présents et de leurs enfants à la nation française, et
plus précisément concernant les ouvriers qui sont largement majoritaires
dans l’immigration, leur intégration à la classe ouvrière française, ce
qui ne peut se faire que dans la lutte commune pour les intérêts
communs de tous les travailleurs.
Ralentir ou faire cesser provisoirement
l’immigration est nécessaire pour améliorer l’intégration. Aux
États-Unis, ce sont précisément les lois contre l'immigration de 1919,
pourtant destinées à préserver le pays de la contagion révolutionnaire,
qui ont relancé involontairement le processus d'intégration des Noirs
américains au monde du travail industriel et des grandes métropoles,
préalable à leur émancipation relative des années 1960.
Une mauvaise intégration massive, avec
son corolaire de pauvreté, d’échec scolaire, de chômage, de
ghettoïsation, condamne une part importante des immigrés à devenir un
nouveau lumpenprolétariat sans espoir, qui remplit les prisons et
nourrit des réactions de racisme ordinaire parmi les français sans autre
identité particulière qui restent largement majoritaires (plus de 90%
de la population).
Les communistes dignes de ce nom
devraient s’opposer explicitement à la théorie libérale de la libre
migration internationale dans les conditions du capitalisme, qui
considère d'ailleurs la nation comme dépassée dans l’ensemble
euro-atlantique, et donc l’intégration inutile. Or on finit toujours par
s'intégrer à quelque chose. Les groupes gauchistes qui considèrent
l'intégration à la culture française des immigrés résidant en France
comme une forme de colonialisme moral défendent objectivement à la place
l'intégration à la culture de la marchandise et du spectacle, à
l'Occident sous la conduites des État-Unis, la patrie globale du
capital, ou sinon le repli identitaire-religieux. Bref, à l'empire
américain-européen-chrétien-blanc, ou à DAESH.
Enfin des immigrés explicitement
antifrançais faisant obstacle à l’intégration de leurs compatriotes ou
coreligionnaires n’ont évidemment pas leur place dans le pays. Prendre
leur défense aboutirait uniquement à susciter un mépris populaire bien
mérité.
Dans l’application de leur politique
restrictive de l’immigration, la droite, l’extrême droite, et les
"socialistes" proposent essentiellement des pratiques de discrimination
et de harcèlement des immigrés, qui sont fondamentalement racistes. Les
communistes frapperaient sans merci les employeurs de main
d'œuvre étrangère illégale, français ou étrangers, y compris les
particuliers, et leurs donneurs d'ordres (surtout français, et parfois
même relevant de l'État!). Les communistes lanceraient des politiques de
codéveloppement ambitieuses avec les pays d'origine des migrants, qui
ne sont possibles qu'en quittant le cadre européen. Lequel cadre
introduit, comment ne le voit-on pas, une discrimination intolérable
entre les étrangers selon leur origine, leur religion et leur couleur de
peau.
Il faut remarquer qu’à part les
gauchistes de tendance libertaire et les partisans idéologiques du
libéralisme économique cohérents avec leurs idées, personne ne défend
réellement la liberté de l’immigration, et donc tous (gauche comprise)
doivent aussi assumer la nécessité de procéder à des expulsions.
Mais les travailleurs immigrés ne
peuvent pas s'intégrer à une nation sans patriotisme, où la petite
bourgeoisie mondialisée et décervelée par les médias mainstream dénigre sans cesse son propre pays, et déstructure son propre langage, dans l'espoir de complaire à l'impérialisme.
Le nationalisme tant reproché aux
communistes réels (ceux qui ont réellement agi) est un nationalisme
défensif et de libération, et non le chauvinisme impudent et grotesque
qui accompagne les tendances impérialistes. On ne peut les confondre que
par ignorance crasse, ou en usant de la plus complète mauvaise foi. En
fin de compte, la différence est claire entre le pseudo-nationalisme
raciste prompt à la trahison et le patriotisme, entre Vichy et la
Résistance de l’Affiche Rouge.
Les politiques libérales de migration,
qui aident à la dissolution des nations et la suppression des frontières
qu’exige la bourgeoisie transatlantique, développent dialectiquement
une opposition radicale, parfaitement légitime, mais tout est fait, en
particulier par la promotion médiatique des porte-paroles de l'extrême
droite, pour que la colère des masses soit récupérée par les mouvements
racistes et xénophobes, et ainsi stérilisée, et diabolisée. Le piège est
grossier. Certains militants de gauche et d’extrême gauche semblent
pourtant bien prompts à y donner. C'est qu'ils sont plus intéressés par
la posture morale que par l'action, ou bien qu'ils confondent
militantisme politique et aide humanitaire. Ou, tout simplement, qu'ils
ne sont pas les révolutionnaires qu'ils prétendent être.
La
liberté des migrations est une idée bourgeoise, une idée stratégique de
la bourgeoisie, et ne peut pas figurer au programme d'une organisation
prolétarienne !
GQ, 18 juin 2015, mis à jour 5 septembre 2016, relu le 27 décembre 2023