Enfin un papier optimiste !
Tous les oracles sont d’accord : les élections présidentielles seront
pour « la gauche » une catastrophe. « Libération », qui lit dans les
entrailles des oiseaux, nous prévient que « la gauche » se meurt, la
gauche est morte. « Le Monde », qui préfère le Tarot et la carte
astrale, nous dit que « la gauche » est en plein désarroi et n’a aucune
chance de se retrouver au deuxième tour.
Mais quand est-ce la dernière fois que « la gauche » a été présente
au deuxième tour ? Pas en 2012, en 2007, en 1995, en 1988, en 1981. A
toutes ces élections, ce fut le candidat du Parti socialiste, portant le
programme de son parti, et non de « la gauche », qui fut présent au
second tour. La dernière fois où l’on peut parler d’une présence de « la
gauche » au deuxième tour, c’est l’élection de 1974. Cette année-là,
communistes, socialistes et radicaux de gauche avaient conclu un contrat
de gouvernement les engageant à appliquer un programme qui leur était
commun. Le candidat pouvait donc être considéré le candidat de « la
gauche ». Mais depuis cette élection – et cela fait quand même un
demi-siècle – on ne peut dire que « la gauche » ait jamais passé le
premier tour, sauf à prendre la partie pour le tout, et confondre le
seul Parti socialiste avec « la gauche ».
Le fait qu’il n’y ait pas de candidat socialiste au deuxième tour est
peut-être une catastrophe pour le Parti socialiste. Mais pourquoi une
telle situation serait une catastrophe pour « la gauche » ? Pour cela,
il faudrait admettre que les idées qui sont chères aux différentes
organisations qui composent « la gauche » sont mieux servies lorsque les
socialistes sont au pouvoir. Est-ce vraiment le cas ? Pas si je crois
mon expérience : à chacun de ses passages au pouvoir, la gauche a fait
ce que la droite a toujours rêvé mais n’a pas réussi. Privatisations,
monnaie unique, « concurrence libre et non faussée », privatisation de
la fonction publique… vous voulez que je continue ? Les militants
communistes, pour ne prendre qu’eux, se souviennent que jamais on leur a
autant tapé sur la gueule, jamais autant cherché à leur faire perdre
leurs élus – avec la complicité de la droite – que quand les socialistes
étaient au pouvoir. Pourquoi le fait que le Parti socialiste ne soit
pas au deuxième tour serait une « catastrophe » pour eux ?
Je suis persuadé qu’à la plupart des électeurs de Roussel ou de
Mélenchon le fait qu’Anne Hidalgo ou Yannick Jadot soient absents du
deuxième tour ne fait ni chaud ni froid. Et qu’à l’inverse, les
électeurs d’Hidalgo ou de Jadot ne feraient le moindre effort pour
permettre à Roussel ou Mélenchon de passer le premier tour. C’est pour
cela que l’unité, que tout le monde dit appeler de ses vœux, ne se fait
pas et ne se fera pas.
Vous me direz que « la gauche » est allée unie aux urnes en 1965 et
1974 – et jusqu’à un certain point, en 1981. Pourquoi la magie qui avait
permis à l’époque à la gauche de s’unir ne fonctionnerait-elle pas
aujourd’hui ? Parce que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. En 1965,
en 1974, en 1981 « la gauche » n’avait pas gouverné depuis plus de
trente ans. Les militants, les électeurs pouvaient penser qu’en portant
un homme « de gauche » au pouvoir, celui-ci ferait une politique
conforme aux espérances de « la gauche ». Un communiste pouvait encore
penser qu’en portant un socialiste au pouvoir, les intérêts qu’il
défendait seraient mieux servis qu’en portant un homme de droite. Mais
depuis 1981, « la gauche » a beaucoup gouverné. Quarante ans se sont
écoulés depuis 1981. Pendant cette période, « la gauche » a gouverné
exactement vingt ans, soit la moitié de la période (1981-86, 1988-93,
1997-2002, 2012-2017), et occupé l’Elysée pendant à peu près le même
temps (1981-95, 2012-17). Suffisamment longtemps donc pour qu’on puisse
juger son œuvre. Et qu’est-ce qu’elle laisse en héritage ? D’abord, une
longue liste de capitulations, de trahisons, d’abandons au profit du
bloc dominant. Au point qu’il devient difficile de savoir si telle ou
telle mesure fut prise par « la gauche » ou « la droite ». L’Europe de
la concurrence « libre et non faussée », le traité de Maastricht, la
monnaie unique, c’est « la gauche » ou « la droite » ? La privatisation
du patrimoine public – France Telecom, Renault, BNP, ELF, EDF, GDF,
GAN, Air France, Renault, AGF, Crédit Lyonnais, Société générale – c’est
« la gauche » ou « la droite » ? « L’élève au centre » et le savoir
nulle part, la culture transformée en happening, les « années fric », la
télé-poubelle, c’est « la gauche » ou « la droite » ? La
désindustrialisation, la banalisation du chômage de masse, c’est « la
gauche » ou « la droite » ? Pourquoi moi, électeur communiste, irais-je
voter une Anne Hidalgo qui demain me collera une loi El-Khomri, qui
privatisera la SNCF, qui fermera une centrale nucléaire ? Même si elle
jure par ses grands dieux du contraire, est-ce que ses serments vaudront
plus que ceux de Mitterrand, de Jospin, de Hollande ? Qu’est-ce qui me
dit qu’elle tiendrait plus compte de mes avis que ne l’ont fait ses
prédécesseurs une fois que je lui aurai signé son chèque en blanc ?
La gauche paye un mode de gouvernement dans lequel le PS hégémonique
méprisait quand il n’ignorait pas les autres composantes de « la gauche
», où la trahison, le reniement de la parole donnée, l’exploitation
systématique des faiblesses de ses « alliés » était devenue
systématique. C’est là l’héritage empoisonné du machiavélisme
mitterrandien. Pour une génération de « la gauche » non communiste – les
socialistes, les écologistes, les gauchistes reconvertis ou pas en
socialistes – le « vieux » a servi de guide et de modèle, au point
qu’aujourd’hui encore un Mélenchon, un Dray lui rendent un hommage
appuyé et acritique. Dans cette gauche la trahison tactique a non
seulement été permise, elle a été encouragée. On pouvait saboter le
candidat officiel de son propre parti, se présenter même contre lui… et
on n’est pas sanctionné si l’on gagne. On peut aussi susciter une
candidature pour dynamiter un « allié » et se faire élire à sa place
avec les voix de la droite, quitte à violer les accords de désistement
mutuel (1).
Le naufrage du Parti socialiste, c’est aussi cela : une organisation
sans code de l’honneur, où l’on n’hésite pas à trahir ou descendre
un camarade de parti pour son propre profit. Une génération, celle des
Dray, des Hollande, des Mélenchon, a été éduquée dans l’idée que la
politique se réduit à une tactique. Que la victoire vaut tous les
sacrifices, y compris celui des idées, qui deviennent quelque chose de
tout à fait secondaire (2). Celui qui n’a pas eu la chance d’assister à
un congrès du PS de la « belle époque » mitterrandienne, ne sait pas ce
qu’il a perdu. J’ai eu cette chance, et je peux en témoigner : les
textes, les projets, les débats n’intéressaient personne. Le seul point
d’intérêt, c’est qui allait avoir quel poste et qui allait être
rétrogradé, et comment on pouvait gâcher la présentation d’un adversaire
ou mettre en valeur celle de son patron. Et bien entendu, la magouille
des votes pour répartir le pouvoir entre les différentes tendances –
votes dont nous savons aujourd’hui grâce à Jean-Luc Mélenchon que le
résultat état négocié entre la direction et les différents courants dans
le dos des délégués. Cela a donné à « la gauche » une génération de
politiques sans âme, sans colonne vertébrale idéologique, prêts à
soutenir une chose aujourd’hui et à la maudire demain en fonction de
considérations tactiques, à flinguer un camarade si le prix est le bon.
Une génération de politiques qui finalement ne laissent derrière eux
aucune œuvre, ni même un enseignement, puisqu’ils ont dit tout et son
contraire, et qu’au fond – ils le disent eux-mêmes – ils ne sont pas
intéressés par les idéologies. Pour cette génération, l’unité n’a qu’un
seul but, la conquête des postes et du pouvoir – sans qu’on sache
ensuite quoi en faire. C’est d’ailleurs pourquoi ceux qui proposent une
« primaire » cherchent à départager des personnalités, et non des
projets.
La logique d’unité suppose que les partis retirent leurs candidats
pour en laisser subsister un. Mais une fois qu’on s’est désisté, c’est
l’un en question qui détient toutes les clés, qui parle au fenestron. Et
qui est libre de respecter les engagements ou de les trahir, d’écouter
ou non ceux qui l’ont fait roi, et éventuellement d’utiliser le pouvoir
qu’ils l’ont aidé à conquérir contre eux. L’unité suppose donc une bonne
dose de confiance dans la loyauté de l’autre, dans la valeur qu’il
donne à sa parole. Sans une logique de l’honneur, point d’alliance
solide. Or, à l’exception notable du PCF qui a toujours exécuté les
accords qu’il a signé – même lorsqu’ils avaient cessé de lui être
avantageux – les hommes et les formations qui composent « la gauche »
ont fait preuve d’une coupable légèreté à l’heure de tenir leur parole
et de respecter les accords. L’exemple de la primaire de la gauche
organisée par les socialistes en 2017, où l’on a vu les candidats
s’engager à soutenir le gagnant, puis se sont empressés à soutenir
d’autres candidats dès que le résultat fut connu, est un cas flagrant.
Et ne parlons même pas des coups bas chez les écologistes… où le
candidat désigné à 51% peut être assuré d’être saboté par le 49%
restant.
Ce dont les « bébés Mitterrand » ne se sont pas aperçus, c’est à quel
point le machiavélisme tactique est corrupteur, combien il détruit la
confiance qui est le fondement de l’engagement collectif. Et ils ne
l’ont toujours pas compris. Mélenchon fait les yeux doux à Roussel,
comme si les coups bas de 2012 et de 2017 n’avaient jamais existé, comme
si les communistes aujourd’hui pouvaient faire confiance à celui là
même qui, depuis que les « insoumis » existent, a fait tout ce qu’il a
pu pour les vassaliser. Hier, quand il était en position de force, il
exigeait des candidats communistes un serment de fidélité sous forme
d’une « charte » qui lui donnait le contrôle du groupe parlementaire.
Aujourd’hui, en position de faiblesse, il fait les yeux doux et se fait
tout gentil. Il a craché sur les communistes hier – souvenez-vous du
tweet à Laurent : « vous êtes la mort et le néant ». Il les courtise
aujourd’hui. Normal : il appartient à une génération politique sans
mémoire, qui s’imagine que ses actes n’ont pas de conséquences, que le
passé ne pèse pas sur le présent, qu’on peut écraser un « allié » sous
sa botte aujourd’hui et « faire l’union » avec lui demain. Mélenchon
parle de l’UE comme s’il n’avait jamais voté « oui » à Maastricht,
Hollande parle social s’il n’avait jamais fait la loi El Khomri, Hamon
parle de l’éducation comme s’il n’avait jamais été ministre, Taubira de
rectitude comme si elle n’avait jamais fait liste commune avec Tapie.
Et tant que cette génération sera là, il n’y a aucune chance de voir
la gauche se redresser. Ces gens sont incapables de construire quoi que
ce soit, parce qu’ils ont oublié – ou n’ont jamais appris – l’importance
de la vertu en politique. Tenir sa parole, ne jamais se compromettre
sur l’essentiel, c’est la condition de la confiance, et la confiance est
la condition de toute construction de long terme. Le retour de 1958
n’est possible que parce qu’il y eut avant onze ans d’intransigeance, de
continuité. Cette continuité, cette action dans la durée, ils en sont
incapables. Mélenchon a fondé LFI il y a six ans bientôt, et n’a
toujours pas songé à institutionnaliser son mouvement, à en faire un
« intellectuel collectif ». Parce que ces gens-là fonctionnent par
« coups » tactiques qui durent ce que durent les roses, et se fanent
ensuite pour être remplacées par le « coup » suivant (3).
L’obsession « d’être au deuxième tour » illustre parfaitement le
délitement de « la gauche ». Depuis 2017, « la gauche » a eu cinq ans
pour travailler à un projet, pour développer une vision de la France.
Elle n’a rien fait. Elle était trop occupée à magouiller les
candidatures aux municipales, aux régionales, aux européennes. Et cinq
mois avant l’élection, le seul débat qui vaille dans « la gauche » est
celui de placer quelqu’un – peu importe qui, peu importe son programme,
peu importe son projet – au deuxième tour. Quelqu’un de « raisonnable » –
c’est-à-dire, venant de la galaxie PS – cela va sans dire. On propose
une « primaire », mais c’est une primaire entre candidats sans projet,
sans programme, qui n’ont à montrer aux électeurs que leur gueule et un
certain nombre de propositions démagogiques destinées à caresser tel ou
tel segment de l’électorat dans le sens du poil.
« La gauche », celle des petits jeunes – énarques et gauchistes –
nourris au lait du mitterrandisme et devenus des vieux magouilleurs
donneurs de leçons, celle qui a ouvert la porte à tous les
communautarismes, à toutes les capitulations, à toutes les démissions au
nom de la tactique, est mourante. Quand elle disparaîtra, ce n’est pas
moi qui irai la regretter. Bientôt les Mélenchons, les Hollandes, les
Taubiras, les Cohn-Bendit quitteront la scène pour aller réfléchir à
toutes les bonnes choses qu’ils auraient faites… s’ils avaient su quoi
faire. Et on pourra peut-être alors travailler sérieusement. En cette
fin d’année 2021, une bonne raison d’être optimiste !
Descartes
(1) Pour ceux qui connaissent mal l’histoire électorale, pensez au
cas de Bègles, où Noel Mamère se présente aux municipales de 1989 contre
un maire communiste sous l’étiquette « majorité présidentielle » avec
la bénédiction de Mitterrand et en violation des accords entre le PS et
le PCF. Mamère sera finalement élu avec les voix de la droite. Autre
exemple : aux législatives de 1988 Bernard Kouchner, candidat
socialiste, arrive loin derrière Alain Bocquet, le député sortant
communiste, alors que la droite ne peut se maintenir au deuxième tour.
Kouchner déclare qu’il se maintiendra, pour battre le candidat
communiste. Mais dans son cas, cela ne marche pas. Le PCF menace de
faire voter contre les sortants socialistes dans toutes les
circonscriptions, et Kouchner est obligé de se désister. Quant aux
candidats socialistes qui ont vu se dresser contre eux des candidats
dissidents de leur propre parti, qui ont été battus et ont vu leurs
vainqueurs réincorporés… ils sont trop nombreux pour les mentionner ici.
(2) Pour ceux qui seraient tentés de dire “ça a toujours été lé cas”,
je vous propose quelques exemples. Jean-Pierre Chevènement a
démissionné trois fois d’un poste de ministre : la première, en 1983,
pour marquer son désaccord avec le “tournant de la rigueur” ; la
deuxième, en 1991, parce qu’il s’oppose à l’engagement français dans
l’intervention américaine en Irak voulu par Mitterrand ; la troisième en
2000 parce qu’il ne cautionne pas les Accords de Matignon signés par
Jospin avec les indépendantistes Corses, qui comprennent en particulier
la reconnaissance d’un “peuple corse” qui ne serait qu’une “composante”
du peuple français – concession qui sera d’ailleurs cassée par le
Conseil constitutionnel. Et il n’était pas le seul a manifester ses
désaccords : lorsque Mitterrand propose au Parlement – dans lequel les
socialistes ont la majorité absolue – le projet de loi qui réhabilite
les généraux putschistes de 1962, Pierre Joxe, alors président du
groupe, bataillera passionnément contre, avec une telle hargne que le
gouvernement est obligé d’utiliser l’article 49.3 de la Constitution
pour faire passer son projet (pour une relation détaillé de l’affaire,
voir https://histoirecoloniale.net/la-rehabilitation-des-generaux.html).
On serait en peine de me citer un cas, un seul, ou les Mélenchon, les
Drai, les Hollande aient osé défier le “vieux”…
(3) Exemple presque caricatural : la présentation par Jean-Luc
Mélenchon de son “Parlement de campagne” à son meeting de La Défense. En
ce sens, Mélenchon est un révolutionnaire : il a formé le premier
parlement sur invitation de l’histoire. Car, soyez rassurés, le
“Parlement de campagne” de Mélenchon ne déroge en rien aux traditions
“insoumises” : tous ses membres ont été invités à siéger et désignés par
le gourou himself. On ne va quand même pas pousser la démocratie
jusqu’à élire les instances ! Voici un exemple où pour pouvoir faire un
“coup” on change le sens des mots, et ce faisant on dévalorise
l’institution parlementaire. Car maintenant, on le sait, point besoin
d’élection pour être un véritable parlement…