Le
pangolin n’y est pour rien et ça change tout. Ça change tout car la
responsabilité du calvaire pandémique enduré sur les cinq continents
pourrait bien se situer du côté du luxe, de la richesse ostentatoire, de
l’imposition mondialisée d’une forme de réussite sociale évaluée à la
seule aune de ce qu’on possède et porte sur le dos.
Le pangolin n’y est pour rien, mais la production industrielle de
fourrure à destination d’acheteurs fortunés en revanche y est pour tout.
Le vison serait l’animal intermédiaire du coronavirus légué par la
chauve-souris à notre espèce.
Pas n’importe quel vison, le vison sauvage, élevé en batterie dans
des cages.
Le vison, né en captivité, élevé dans des usines, dépecé par
dizaines de milliers dans
chaque
unité aussi bien de l’Eure-et-Loir que dans le Wisconsin, en Pologne,
au Danemark et en Chine. Ou en Hollande, où plusieurs cas d’opérateurs
malades du covid-19 ont été recensés. Selon l’OMS, il est très probable
que
les premières transmissions d’animal à humain ont eu lieu entre le
vison et l’homme.
Le pangolin était pourtant le coupable idéal. Au cœur de l’hiver et
de la propagation du coronavirus, l’Occident s’est précipité sur l’os
que la Chine lui donnait à ronger : un marché d’animaux sauvages dans la
lointaine Wuhan, quelques dizaines de malades (supposés les premiers)
qui s’y seraient contaminés ... une enquête scientifique erronée, vite
publiée, actant la compatibilité génétique à 99% du coronavirus qui nous
affecte avec un coronavirus porté par le pangolin, des vidéos montrant
des asiatiques à l’appétit insatiable et aux mœurs archaïques, qui en
raison de traditions ancestrales et de superstitions absurdes,
n’hésitent pas à dévorer avec gloutonnerie toutes sortes de viande que
le monde moderne libre et éduqué considère, lui, comme autant de
consommations impropres et monstrueuses. L’interprétation s’est propagée
dans les éditos et les têtes des lecteurs avec plus de facilité que le
virus lui-même : « Ah si les chinois avaient une meilleure hygiène. Ah
si les chinois abdiquaient leurs coutumes arriérées ! » et les articles
de la presse occidentale en rajoutant : « En Chine, on mange tout ce
qui a quatre pattes sauf les tables, tout ce qui nage sauf les bateaux
et tout ce qui vole sauf les avions ». Surtout, comble de
l’horreur, des « animaux vivants ». Il allait presque comme une
évidence, que le chinois mange cru, se délecte de chair qui bouge
encore, on l’imagine bien sang poil et plume entre les dents à la
manière des barbares du 1er millénaire, c’est à dire d’avant la
civilisation. La solution de nos maux était alors toute trouvée : qu’on
ferme ces marchés, résidus du passé, aussi mal fréquentés que mal
aseptisés et le problème se résoudra de lui-même. Car tout est de la
faute de la demande, tout est de la faute des ’’consommateurs’’
eux-mêmes ... à qui il faut faire renoncer à de très mauvaises
habitudes, dangereuses pour toute l’humanité.
La vidéo de bouffeurs de chauves-souris frites qui a circulé sur les
réseaux n’a, en vérité, pas été tournée à Wuhan mais en Indonésie. Une
seconde enquête scientifique, attestée cette fois, montre que la
compatibilité entre le coronavirus humain et celui du pangolin est de
90% et non 99%. Rien ne permet de prouver que du pangolin était en vente
sur le marché aux poissons incriminé, (même « caché sous les étals »,
comme on l’a dit et écrit dans notre pays). Et pour cause, la carte du
marché ne le mentionne pas. Les pangolins sont en voie d’extinction en
Chine, leur commerce est prohibé dans ce pays au régime plus
qu’autoritaire et passible d’une lourde peine de prison. Des milliers de
laboratoires pharmaceutiques utilisent d’énormes quantités d’écailles
de pangolin pour leurs préparations thérapeutiques. Ces écailles, issus
d’un braconnage massif de pangolins africains, arrivent en contrebande
par tonnes et conteneurs et se vendent à prix d’or – ou, pour être plus
précis, à prix d’ivoire. Un tel commerce ne concerne pas le particulier,
même gourmet, mais les triades (la mafia). En Chine, le pangolin vaut
bien plus mort que vivant, pour ses écailles et non pour sa chair. Alors
que Wuhan, cité de science et de haute technologie, est l’une des
villes les plus vidéo-surveillées du monde, on n’a pas été en mesure de
capter une seule image de ces animaux dans ses murs. Logique, à l’heure
du Darknet, si l’on y vend du pangolin vivant, ce n’est
vraisemblablement ni au détail, ni sur la place publique. Les saisies
des douanes aux frontières le corroborent.
Ajoutons que la Chine a, depuis un an, arrêté les remboursements par
sa sécurité sociale de médicaments à base de pangolin – probablement
pour endiguer le trafic de cette espèce mondialement menacée et les
remontrances de la communauté internationale à ce sujet. Autant
d’éléments propres à réfuter la contribution du paisible fourmilier à la
chaîne de la contamination, passés à peu près inaperçus. Tout se passe
comme si le pangolin était l’arbre qui cache la forêt industrielle d’un
système organisé de production de richesses autant que de virus.
Car les zoonoses naissent surtout et avant tout de l’élevage
industriel. Les zoonoses représentent 60% des maladies infectieuses, 75%
des maladies émergentes et les maladies infectieuses sont responsables
de 16% des décès humains sur la planète. A mesure que cette industrie
grossit, les zoonoses se multiplient. Focaliser l’attention sur le
braconnage, le commerce illégal et les consommateurs supposés libres de
leurs choix a permis de masquer la responsabilité des modalités
industrielles contemporaines des animaux et de leurs produits.
Dans l’indifférence, la parole dominante véhicule la fable récurrente
d’épidémies et d’autres fléaux induits par le comportement individuel
de chasseurs isolés qui se seraient blessés aux confins perdus de pays
sous-développés. Alors même que c’est ce prétendu ’’développement’’ qui
est à la source de nos maux. Même en Chine, d’innombrables entreprises
privées d’élevage d’animaux, autrefois sauvages, pullulent. On a aussi
essayé, cette dernière décennie, d’élever des pangolins, mais ça ne
marche pas. En liberté, ils vivent ; en cage ils succombent. Par contre,
on élève des furets, des renards, des civettes, des visons. En
Finlande, on gave des ’’renards monstres’’ pour leur fourrure.
L’occident pratique l’élevage intensif, de poulets, d’oies, de bœufs et
de porcs pour la consommation de viande. Qu’on pense à notre ferme des
mille vaches, à nos élevages de souris de laboratoires, aux vaches à
hublot pour comprendre qu’il est illusoire d’aller chercher au bout de
territoires reculés l’origine des maladies. En triant les gènes, en
concentrant les bêtes, en les gavant d’antibiotiques, on affaiblit les
organismes des animaux, leurs protections naturelles ou immunitaires. On
facilite ainsi les mutations virales, la transmission des agents
pathogènes et leur mise en circulation.
Ces dernières semaines, en Allemagne comme aux États-Unis et en
France, on a dénombré un nombre particulièrement élevé et tout-à-fait
anormal de malades du Covid-19 parmi les employés des abattoirs. La
filière ne s’est pas interrompue pour autant – Donald Trump a même
interdit sa mise à l’arrêt. On a argué la difficulté de faire respecter
la distanciation physique entre travailleurs sur ces lieux mais éludé,
en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’hypothèse d’une
contamination de la viande. Le complexe agroalimentaire et ses supports
de communication volontaires ou involontaires ont refoulé dans un quasi
oubli l’ensemble des maladies du passé dont il a été le principal
vecteur : grippe aviaire, grippe porcine, grippe bovine, etc.
Même les abeilles sont malades, transformées en ouvrières exploitées
au service de la monoculture. Dans les champs d’amandiers de Californie,
on amène les ruches par camion, on les trie génétiquement, on les
abreuve de médicaments, on sélectionne leurs reines. Épuisées,
standardisées, presque clonées, le premier virus qui passe les décimes
bien avant l’âge. C’est Germinal chez les hyménoptères.
Le pangolin n’est sans doute pas l’hôte intermédiaire du coronavirus.
C’est très probable que ce soit le vison. Des collectifs se battent
depuis plusieurs années déjà pour dénoncer les conditions carcérales de
ces petits mammifères. Emprisonnés dans des batteries interminables de
cages, nourris en série, les visons tout mignons deviennent fous
derrière les barreaux. Ils excrètent les uns sur les autres, leur
nourriture est souillée, ils sont confinés parmi les dépouilles de leurs
congénères qui pourrissent, de mort lente, en général sans qu’on les
sépare. One Voice a tourné des images terribles des élevages industriels
de ces mustélidés, notamment en France où leur fourrure est arrachée
pour l’industrie du luxe. Le vison américain est le plus valorisé. On en
trouve aussi en Chine dans des centres commerciaux qui ressemblent aux
Wall-Mart étasuniens – la nouvelle classes aisée y débarque par cars
entiers avec des étoiles dans les yeux. Là-bas, comme dans le reste du
monde qui a promu modes et modèles, le port ostentatoire de ces manteaux
de fourrure hors de prix revient à endosser un statut, à s’élever
au-dessus des simples mortels. Le rêve de luxe a posé sa main froide sur
l’épaule frêle de ce qui composait notre vibrante humanité.
La richesse
et ses tenues d’apparat ont corrompu le monde.
Non loin de Tangshan, on éviscère encore à mains nues tandis que sur
un site de production rationalisé comme celui de l’Aojilisi Farm dans la
province du Shandong, 40 000 animaux sont détenus quotidiennement et on
en dépèce 3 000 unités par jours – bientôt ce sera 10 000 par les
méthodes automatisées les plus « modernes ». Leurs peaux seront vendues à
Harbin ou dans les luxueuses boutiques de Hongerpu qui ressemblent
beaucoup à ce que l’Occident valorise si puissamment.
Mais le monde est aveuglé. Déjà on trouve dans des poèmes d’écolier
l’empreinte d’un imaginaire qui s’est formé décorrélé de son sujet.
L’innocence de celui qui suit m’a fait de la peine :
<< Le Pangolin
Toi, mon joli pangolin,
Tu n’as vraiment pas été malin.
Car maintenant à cause de toi
Je ne peux même plus sortir de chez moi
A cause de ton manque de réflexion
Nous voilà tous à la maison.
Tu as fini par avoir vent des projets humains
Et que beaucoup repoussaient les urgences à demain
Monsieur le pangolin nous te disons au revoir
En ce lundi 11 mai
Nous avons espoir
Maintenant du balai ! >>
J’ai aussi croisé la route de dessins, de créations, de peintures. Le
pangolin, animal hybride et fascinant a marqué les esprits. Avec lui,
l’histoire que la planète s’est raconté.
Voix étouffée, au commencement des débats sur l’origine du
coronavirus, une scientifique américaine qualifiait le story-telling du
wet market de Wuhan de ’’simple divertissement’’. Ce récit a néanmoins
fourni une étonnante et paradoxale occasion à l’Occident de réaffirmer
sa croyance dans ses valeurs techno-industrielles ... et nourrit jusqu’à
la verve du ’’philosophe’’ Luc Ferry, lorsqu’il s’applique à défendre
les vertus écologiques du capitalisme. Il faut le remercier pour cette
ineffable synthèse de la pensée de sa classe et de son temps :
<< Faut-il rappeler que le Covid-19 est parfaitement
naturel, que ce ne sont pas « nos modes de vies modernes » qui ont causé
la pandémie mais des coutumes ancestrales et locales, préservées qui
plus est par un système communiste tout sauf libéral ? Quiconque a
visité un marché chinois est sidéré à la vue de ces chiens, chatons et
poussins écorchés vifs, de rats, civettes, serpents, pangolins et
chauves-souris qui attendent une mort atroce entassés dans des cages
insalubres. Une vidéo circule sur la toile où l’on voit un groupe
d’hommes qui déjeunent de petites souris
vivantes.
Les malheureuses se débattent dans une sauce noirâtre et les convives
les mâchent à pleines dents encore toutes vives après les avoir trempées
dans leur jus. Il est clair que ces pratiques sont si peu ’’les
nôtres’’, qu’elles susciteraient plutôt une vague d’indignation dans nos
contrées démocratico-libérales. En vérité, les voyages, qui existent
depuis des siècles, ne font au pire qu’accélérer la diffusion des
maladies. Dénoncer les « failles et les excès » de l’humanité
« mondialisée » relève donc de sophismes anticapitalistes et d’amalgames
apocalyptiques tout juste bons à faire peur aux petits enfants. Non
seulement nos sociétés développées par l’économie de marché et la
mondialisation sont aux antipodes des pratiques traditionnelles qui ont
engendré la crise actuelle, mais sans la logique de l’innovation
capitaliste qui nous émancipe peu à peu, sans doute pas assez vite mais
quand même, d’un passé millénaire de mépris de la nature et de
maltraitance animale, non seulement l’écologie politique n’aurait jamais
vu le jour, mais les sciences et les techniques qui permettent
d’envisager des solutions non plus. >> (Le Figaro, 21 mai 2020).
Ne dites pas à Luc Ferry, qu’un massacre en gants blancs est toujours
un massacre. Qu’industriellement on tue plus massivement qu’avec des
arcs et des flèches. Il s’en fiche pourvu qu’on tue sans voir. Colporter
l’image de marchands chinois inconséquents vendant des pangolins à la
sauvette à des gloutons rustiques, toujours impénitents va dans son
sens. L’industrie de la viande, la consommation de masse, la
concentration de richesses y sont parfaitement escamotées du tableau.
Cailloux de poil dans la chaussure capitaliste, les visons martyrisés
des abattoirs rappellent que le luxe et l’envie sont au principe des
causes plus profondes qui ravagent la planète. Ces visons martyrisés
pour des manteaux vaniteux et inutiles, s’ils sont la source de la
pandémie et si on veut bien la voir, adressent un message ensanglanté à
ceux qui se croiraient civilisés : celui de renoncer en tout premier à
leur incommensurable barbarie.
Yann Faure