L’art russe de la guerre ou comment l’Occident a mené l’Ukraine à la défaite. A propos du nouvel ouvrage du Colonel Jacques Baud
L’Amérique et l’Otan ont voulu la guerre, elles
vont la perdre et ce sera une défaite bien plus grave que toutes les
déculottées que l’Amérique a subies depuis 1945. Le monde multipolaire
qui se prépare ne sera pas à l’avantage de l’Occident et ces idiots
d’Européens, totalement soumis à un suzerain qui les occupe, les
appauvrit, les vassalise et les méprise, auront sciemment et
volontairement choisi le camp des perdants.
Lorsque l'on écoute les vœux de l’illuminé de l’Élysée, qui prétend
que "la France avait 10 ans de retard en 2017 mais aura 10 ans d’avance
en 2027"i,
alors que la France est en train de disparaître à vitesse accélérée sur
tous les plans où elle excellait (économiquement, industriellement,
politiquement, diplomatiquement, culturellement, technologiquement,
scientifiquement, médicalement, civilisationnellement), on ne peut que
souhaiter la désintégration de ce monde unipolaire, fracassé et
décadent, pourri et violent, dégénéré et sans avenir, dominé par
Washington et les mondialistes intégristes.
i Emmanuel Macron, allocution pour le Nouvel An, dimanche 31 décembre. 2023.
Les lignes qui suivent n'ont strictement rien à voir avec la
logorrhée et le robinet d'eau tiède que nous débitent les media
français, stratèges ad hoc et autres professionnels de plateauxi
à propos de l'Opération Militaire Spéciale que conduit la Russie depuis
désormais plus de deux ans en évoquant l'inéluctable victoire de
l'Ukraine, en « prédisant l'effondrement du corps expéditionnaire
russe »ii en
même tant que M.Bruno Le Maire, "ministre de l'Economie", déclarait le
1er mars 2022 qu'il allait "provoquer l'effondrement de l'économie
russe", tout en pariant encore - malgré la réalité d'une défaite
technique, militaire, économique, financière et principalement humaine -
sur une résilience encore possible d'un pays ravagé, ruiné, exsangue et
en quasi debellatioiii
La pensée magique, l'ignorance, l'arrogance, l'inculture, la
suffisance et le déni du Réel masquant contre toute évidence la défaite
des Etats-Unis, de l'Union européenne, de l'OTAN et d'une « doctrine
militaire » inopérante face, précisément, au nouvel Art opératif russe
appuyé sur une réelle économie de guerre et des percées technologiques
difficilement contestables, dévoilent désormais les perspectives d'un
terrifiant désastreiv
résultant d'une guerre américano-européenne que le crétinisme des
dirigeants européens aura inconsidérément et criminellement accepté de
nourrir, précipitant ainsi l'Europe dans un trou noir géopolitique et
géoéconomique qui pourrait bien lui être fatal.
Elément particulièrement pondéré et fort éloigné du cirque
médiatique, Jacques Baud est quant à lui d'une toute autre dimension et
offre une toute autre approche, exempte d'émotions, d'analyses inexactes
et d'approximations conformes à la doxa géopolitique précitée. Analyste
stratégique suisse, spécialiste du renseignement et du terrorisme,
colonel d'état-major général dans l'armée suisse, fonctionnaire au
Département fédéral des Affaires étrangères, ancien officier des
Services de renseignements suisses (SRS), le colonel Baud s'est
particulièrement intéressé aux forces du Pacte de Varsovie durant la
Guerre froide et a amplement prouvé ses capacités d'analyse objective de
la situation comme du conflit en Ukraine.v
Comme l'explique J. Baud, « Vous ne pouvez pas gagner une guerre en
vous convainquant que vous avez gagné. Tirer les leçons d’un conflit
doit non seulement permettre de revisiter nos doctrines d’engagement et
l’orientation de nos politiques d’armement, mais aussi – et c’est
essentiel – d’éviter l’émergence de nouveaux conflits. Penser qu’un
conflit est le produit d’une seule cause (« Poutine est fou ! ») est
puéril. Les conflits sont toujours le résultat d’un ensemble de causes
dont l’importance relative varie dans le temps.
L’identification de ces causes et de leurs interactions est la tâche des
services de renseignement et de ceux qui sont censés éclairer nos
décideurs. Or, en France plus qu'ailleurs, la réflexion sur le conflit,
qu'elle vienne des « pro-russes » ou des « pro-ukrainiens », ne s'appuie
pas sur des faits, mais sur des convictions. Le problème ne se limite
pas aux conflits militaires, mais à toutes les crises. On se souvient de
la déclaration d'Olivier Véran, ministre de la Santé, le 18 février
2020, dont les intonations rappelaient étrangement le général Gamelin en
1939. "Je n’ai pas besoin de vérifier que la France est prête. La
France est prête ! Et c’est prêt parce que nous disposons d’un système
de santé extrêmement solide."
(On a amplement vu depuis ce qu'il en était et nous ne sommes qu'aux
prémices du constat de l'ampleur du désastre sanitaire et médical
auquel une sombre équipe de brêles et d'incapables aura prêté main
forte. On imagine aisément ce que seraient ces gouvernants de rencontre
face à une véritable guerre, un conflit ouvert avec des attaques et des
destructions sur le territoire, à l'image des destructions matérielles
et du carnage humain que connaît l'Ukraine).
En France, ajoute J. Baudi,
des « experts » militaires comme les généraux Dominique Trinquand,
Michel Yakovleff, et des colonels comme Pierre Servent ou Michel Goya
s'inscrivent dans cette tradition. Ils fondent leur jugement sur leur
perception (voire sur leurs préjugés) et non sur des faits. Cela plaît à
nos médias, mais cela conduit à la défaite.
Ce phénomène est illustré par le rapport d’information du Sénat français, publié en février 2023ii.
Il se construit sur des préjugés, des accusations infondées et des
rumeurs, tandis que des éléments essentiels à la compréhension du
conflit ont été écartés. Chaque événement est décrit comme s’il était
tombé du ciel, sans raison. Il en résulte une lecture fataliste des
problèmes, nécessairement émotionnelle, qui ne se comprend qu’à travers
des « punchlines » et qui rend impossible des solutions en profondeur.
On peut déjà prédire qu'elle satisfera ceux qui parlent à la
télévision, mais perpétuera les erreurs commises au cours des trente
dernières années et qui ont systématiquement conduit à des catastrophes.
Le problème est que ce rapport a l'ambition d'orienter la réflexion sur
l'avenir des armées françaises. »
Sans dire pour autant que l'on puisse clairement distinguer les
détails du conflit européen au milieu des écharpes du « brouillard de la
guerre », les premiers jours de l'année 2024 permettent malgré tout de
faire très précisément le point sur la situation actuelle. La
publication de l'ouvage du colonel J. Baud étant imminente et sa
traduction en langue anglaise étant pour partie déjà disponible, le
Lecteur en trouvera ci-après un long passage dont il tirera à n'en pas
douter solide et sérieuse matière à réflexion pour les semaines et mois à
venir.
Voici donc les premières bonnes feuilles selon le sommaire joint :
Cliquer pour accéder à Table-of-Contents.pdf
Sources :
1 janvier 2024 Jacques Baud
https://www.thepostil.com/author/jacques-baud/
Pensée militaire russe
Tout au long de la guerre froide, l’Union soviétique se considérait
comme le fer de lance d’une lutte historique qui mènerait à une
confrontation entre le système « capitaliste » et les « forces
progressistes ». Cette perception d’une guerre permanente et inéluctable
a conduit les Soviétiques à étudier la guerre d’une manière quasi
scientifique et à structurer cette pensée dans une architecture de
pensée militaire sans égal dans le monde occidental.
Le problème de la grande majorité de nos soi-disant experts
militaires est leur incapacité à comprendre l’approche russe de la
guerre. C’est le résultat d’une approche que nous avons déjà vue lors de
vagues d’attentats terroristes : l’adversaire est si bêtement diabolisé
que nous nous abstenons de comprendre sa façon de penser. En
conséquence, nous sommes incapables d’élaborer des stratégies,
d’articuler nos forces ou même de les équiper pour les réalités de la
guerre. Le corollaire de cette approche est que nos frustrations sont
traduites par des médias sans scrupules en un récit qui alimente la
haine et accroît notre vulnérabilité. Nous sommes donc incapables de
trouver des solutions rationnelles et efficaces au problème.
La façon dont les Russes appréhendent le conflit est holistique. En
d’autres termes, ils voient les processus qui se développent et
conduisent à la situation à un moment donné. Cela explique pourquoi les
discours de Vladimir Poutine incluent invariablement un retour à
l'histoire. En Occident, nous avons tendance à nous concentrer sur le
moment X et à essayer de voir comment il pourrait évoluer. Nous voulons
une réponse immédiate à la situation que nous voyons aujourd’hui. L’idée
selon laquelle « c’est de la compréhension de l’origine de la crise que
vient le chemin pour la résoudre » est totalement étrangère à
l’Occident. En septembre 2023, un journaliste anglophone m'a même sorti
le « test du canard » : « si ça ressemble à un canard, nage comme un
canard et cancane comme un canard, c'est probablement un canard. » En
d’autres termes, tout ce dont l’Occident a besoin pour évaluer une
situation, c’est d’une image qui correspond à ses préjugés. La réalité
est bien plus subtile que le modèle du canard….
La raison pour laquelle les Russes sont meilleurs que l’Occident en
Ukraine est qu’ils voient le conflit comme un processus alors que nous
le voyons comme une série d’actions distinctes. Les Russes voient les
événements comme un film. Nous les voyons comme des photographies. Ils
voient la forêt, tandis que nous nous concentrons sur les arbres. C’est
pourquoi nous plaçons le début du conflit (ukrainien) au 24 février
2022, ou le début du conflit palestinien au 7 octobre 2023. Nous
ignorons les contextes qui nous dérangent et menons des conflits que
nous ne comprenons pas. C'est pourquoi nous perdons nos guerres…
****
En Russie, sans surprise, les principes de l’art militaire des forces soviétiques ont inspiré ceux actuellement en vigueur :
-
être prêt à accomplir les missions assignées ;
-
concentration des efforts sur la résolution d'une mission spécifique ;
-
surprise (non-conformisme) d'une action militaire vis-à-vis de l'ennemi ;
-
la finalité détermine un ensemble de tâches et le niveau de résolution de chacune d'elles ;
-
l'ensemble des moyens disponibles détermine la manière de résoudre la mission et d'atteindre l'objectif (corrélation des forces) ;
-
cohérence du leadership (unité de commandement) ;
-
économie de forces, de ressources, de temps et d'espace ;
-
soutien et restauration de la capacité de combat ;
-
liberté de manœuvre .
Il convient de noter que ces principes ne s’appliquent pas uniquement
à la mise en œuvre d’une action militaire en tant que telle. Ils sont
également applicables comme système de pensée à d’autres activités non
opérationnelles.
Une analyse honnête du conflit en Ukraine aurait identifié ces
différents principes et tiré des conclusions utiles pour l’Ukraine. Mais
aucun des experts autoproclamés de la télévision n’en était
intellectuellement capable.
Ainsi, les Occidentaux sont systématiquement surpris par les Russes
dans les domaines de la technologie (par exemple les armes
hypersoniques), de la doctrine (par exemple l'art opérationnel) et de
l'économie (par exemple la résilience aux sanctions). D’une certaine
manière, les Russes profitent de nos préjugés pour exploiter le principe
de surprise. Nous pouvons le constater dans le conflit ukrainien, où le
discours occidental a conduit l’Ukraine à sous-estimer totalement les
capacités russes, ce qui a été un facteur majeur de sa défaite. C’est
pourquoi la Russie n’a pas vraiment essayé de contrer ce discours et de
le laisser se dérouler : la conviction que nous sommes supérieurs nous
rend vulnérables….
Corrélation des Forces
La pensée militaire russe est traditionnellement liée à une approche
holistique de la guerre, qui implique l’intégration d’un grand nombre de
facteurs dans l’élaboration d’une stratégie. Cette approche est
matérialisée par la notion de « corrélation des forces » (Соотношение
сил).
Souvent traduit par « équilibre des forces » ou « rapport de
forces », ce concept n’est appréhendé par les Occidentaux que comme une
quantité quantitative, limitée au domaine militaire. Dans la pensée
soviétique, cependant, la corrélation des forces reflétait une lecture
plus holistique de la guerre :
Il existe plusieurs critères pour évaluer la corrélation des points forts.
Dans le domaine économique, les facteurs habituellement
comparés sont le produit national brut par habitant, la productivité du
travail, la dynamique de la croissance économique, le niveau de
production industrielle, notamment dans les secteurs de haute
technologie, l'infrastructure technique de l'outil de production, les
ressources et le diplôme. de la qualification de la main-d'œuvre, du
nombre de spécialistes et du niveau de développement des sciences
théoriques et appliquées.
Dans le domaine militaire, les facteurs comparés sont la
quantité et la qualité des armements, la puissance de feu des forces
armées, les qualités combattantes et morales des soldats, le niveau de
formation de l'état-major, l'organisation des troupes et leur expérience
du combat, le caractère de la doctrine militaire et des méthodes de
réflexion stratégique, opérationnelle et tactique.
Dans le domaine politique, les facteurs qui entrent en
considération sont l'étendue de la base sociale de l'autorité de l'État,
son organisation, la procédure constitutionnelle régissant les
relations entre le gouvernement et les organes législatifs, la capacité
de prendre des décisions opérationnelles, ainsi que le degré et la
nature de l'autorité de l'État. soutien populaire à la politique
intérieure et étrangère.
Enfin, pour évaluer la force du mouvement international, les facteurs
pris en considération sont sa composition quantitative, son influence
auprès des masses, sa position dans la vie politique de chaque pays, les
principes et normes des relations entre ses composantes et le degré de
leur cohésion.
Autrement dit, l’évaluation de la situation ne se limite pas à
l’équilibre des forces sur le champ de bataille, mais prend en compte
tous les éléments qui ont un impact sur l’évolution du conflit. Ainsi,
pour leur opération militaire spéciale, les autorités russes avaient
prévu de soutenir l’effort de guerre par l’économie, sans passer à un
régime « d’économie de guerre ». Ainsi, contrairement à l’Ukraine, les
mécanismes fiscaux et sociaux n’ont pas été interrompus.
C’est pourquoi les sanctions appliquées à la Russie en 2014 ont eu un
double effet positif. La première a été la prise de conscience qu’il ne
s’agissait pas seulement d’un problème à court terme, mais surtout
d’une opportunité à moyen et long terme. Elles ont encouragé la Russie à
produire des biens qu’elle préférait auparavant acheter à
l’étranger. Le deuxième était le signal que l’Occident utiliserait de
plus en plus les armes économiques comme moyen de pression à
l’avenir. Il devenait donc impératif, pour des raisons d'indépendance et
de souveraineté nationales, de se préparer à des sanctions plus lourdes
affectant l'économie du pays.
En réalité, on sait depuis longtemps que les sanctions ne
fonctionnent pas. Assez logiquement, elles ont eu l’effet inverse,
agissant comme des mesures protectionnistes pour la Russie, qui a ainsi
pu consolider son économie, comme cela avait été le cas après les
sanctions de 2014. Une stratégie de sanctions aurait pu s'avérer payante
si l'économie russe avait effectivement été l'équivalent de l'économie
italienne ou espagnole, c'est-à-dire avec un niveau d'endettement
élevé ; et si la planète entière avait agi à l’unisson pour isoler la
Russie.
L'inclusion de la corrélation des forces dans le processus de prise
de décision constitue une différence fondamentale avec les processus de
décision occidentaux, davantage liés à une politique de communication
qu'à une approche rationnelle des problèmes.
Ceci explique par exemple les objectifs limités de la Russie
en Ukraine, où elle ne cherche pas à occuper l'intégralité du
territoire, le rapport de forces dans la partie occidentale du pays
étant défavorable.
À chaque niveau de leadership, la corrélation des forces fait partie
de l’évaluation de la situation. Au niveau opérationnel, il est défini
comme suit :
Résultat de la comparaison des caractéristiques quantitatives et
qualitatives des forces et des ressources (sous-unités, unités, armes,
équipements militaires, etc.) de ses propres troupes (forces) et celles
de l'ennemi. Elle est calculée à l'échelle opérationnelle et tactique
dans toute la zone d'opérations, dans les directions principales et
autres, afin de déterminer le degré de supériorité objective de l'un des
camps adverses. L'évaluation de la corrélation des forces est utilisée
pour prendre une décision éclairée concernant une opération (bataille)
et pour établir et maintenir la supériorité nécessaire sur l'ennemi
aussi longtemps que possible, lorsque les décisions sont redéfinies
(modifiées) au cours d'opérations militaires (de combat).
Cette définition simple est la raison pour laquelle les
Russes se sont engagés avec des forces inférieures à celles de l’Ukraine
en février 2022, ou encore pourquoi ils se sont retirés de Kiev,
Kharkov et Kherson en mars, septembre et octobre 2022.
****
Structure de la doctrine
Les Russes ont toujours attaché une importance particulière à la
doctrine. Mieux que l’Occident, ils ont compris qu’« une manière commune
de voir, de penser et d’agir » – comme le dit le maréchal Foch – donne
de la cohérence, tout en permettant des variations infinies dans la
conception des opérations. La doctrine militaire constitue une sorte de
« tronc commun » qui sert de référence à la conception des opérations.
La doctrine militaire russe divise l'art militaire en trois composantes principales : la stratégie ( strategiya ), l'art opérationnel ( operativnoe iskoustvo ) et la tactique ( taktika ). Chacune
de ces composantes possède ses propres caractéristiques, très proches
de celles que l’on retrouve dans les doctrines occidentales. Reprenant
la terminologie de la doctrine française sur l’usage des forces :
-
Le niveau stratégique est celui de la conception. Le but de l’action
stratégique est de mener l’adversaire à la négociation ou à la défaite.
-
Le niveau opérationnel est celui de la coopération et de la
coordination des actions inter-forces, en vue d'atteindre un objectif
militaire donné.
-
Le niveau tactique, enfin, est celui de l’exécution de la manœuvre au
niveau des armes comme partie intégrante de la manœuvre opérationnelle.
Ces trois composantes correspondent à des niveaux de leadership,
qui se traduisent par des structures de leadership et par l'espace dans
lequel se déroulent les opérations militaires. Par souci de simplicité,
disons que le niveau stratégique assure la gestion du théâtre de guerre
(Театр Войны) (TV) ; une entité géographiquement vaste, dotée de ses
propres structures de commandement et de contrôle, au sein de laquelle
se trouvent une ou plusieurs orientations stratégiques. Le théâtre de
guerre comprend un ensemble de théâtres d'opérations militaires (Театр
Военных Действий) (TVD), qui représentent une direction stratégique et
constituent le domaine de l'action opérationnelle. Ces différents
théâtres n'ont pas de structure prédéterminée et sont définis en
fonction des situations. Par exemple, bien que l’on parle couramment de
« guerre en Afghanistan » (1979-1989) ou de « guerre en Syrie » (2015-),
ces pays sont considérés dans la terminologie russe comme des TVD et
non des TV.
Il en va de même pour l’Ukraine, que la Russie considère comme un
théâtre d’opérations militaires (TVD) et non comme un théâtre de guerre
(TV), ce qui explique pourquoi l’action en Ukraine est qualifiée
d’« opération militaire spéciale » (Специальная Военая Операция— Spetsialaya) . ). Une opération militaire spéciale » (Специальная Военная Операция – Spetsial'naya Voyennaya Operatsiya – SVO, ou SMO en abréviation anglaise) et non une « guerre ».
L’utilisation du mot « guerre » impliquerait une structure de
conduite différente de celle envisagée par les Russes en Ukraine, et
aurait d’autres implications structurelles en Russie elle-même. De plus –
et c’est un point central – comme le reconnaît lui-même le secrétaire
général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, « la guerre a commencé en 2014 » et
aurait dû prendre fin avec les accords de Minsk. Le SMO est donc une
« opération militaire » et non une nouvelle « guerre », comme le
prétendent de nombreux « experts » occidentaux.
L'opération spéciale en Ukraine
Considérez tous les facteurs qui influencent directement ou
indirectement le conflit. A l’inverse, comme on l’a vu en Ukraine et
ailleurs, les Occidentaux ont une lecture beaucoup plus politique de la
guerre, et finissent par mélanger les deux. C’est pourquoi la
communication joue un rôle si essentiel dans la conduite de la guerre :
la perception du conflit joue un rôle presque plus important que sa
réalité. C’est pourquoi, en Irak, les Américains ont littéralement
inventé des épisodes glorifiant leurs troupes.
L’analyse de la situation par la Russie en février 2022 était sans
doute bien plus pertinente que celle de l’Occident. Ils savaient qu’une
offensive ukrainienne contre le Donbass était en cours et qu’elle
pourrait mettre le gouvernement en danger. En 2014-2015, après les
massacres d’Odessa et de Marioupol, la population russe était très
favorable à une intervention. L’entêtement de Vladimir Poutine à
respecter les accords de Minsk a été mal compris en Russie.
Les facteurs qui ont contribué à la décision de la Russie
d'intervenir étaient doubles : le soutien attendu de la population
ukrainienne d'origine russe (que nous appellerons « russophone » par
commodité) et une économie suffisamment robuste pour résister aux
sanctions.
La population russophone s'est soulevée massivement contre les
nouvelles autorités suite au coup d'État de février 2014, dont la
première décision a été de priver la langue russe de son statut
officiel. Kiev a tenté de faire marche arrière, mais en avril 2019, la
décision de 2014 a été définitivement confirmée.
Depuis l'adoption de la loi sur les peuples autochtones le 1er
juillet 2021, les russophones (Russes de souche) ne sont plus considérés
comme des citoyens ukrainiens normaux et ne jouissent plus des mêmes
droits que les Ukrainiens de souche. On ne peut donc s’attendre à ce
qu’ils n’opposent aucune résistance à la coalition russe dans l’est du
pays….
Depuis le 24 mars 2021, les forces ukrainiennes renforcent leur
présence autour du Donbass et accentuent la pression contre les
autonomistes par leurs tirs.
Le décret de Zelensky du 24 mars 2021 pour la reconquête de la Crimée
et du Donbass a été le véritable déclencheur du SMO. À partir de ce
moment, les Russes ont compris que s’il y avait une action militaire
contre eux, ils devraient intervenir. Mais ils savaient aussi que la
cause de l’opération ukrainienne était l’adhésion à l’OTAN, comme
l’avait expliqué Olekseï Arestovitch. C'est pourquoi, à la mi-décembre
2021, ils ont soumis aux États-Unis et à l'OTAN des propositions sur
l'extension de l'Alliance : leur objectif était alors d'éliminer le
motif de l'Ukraine pour une offensive dans le Donbass.
La raison de l’Opération militaire spéciale russe (OMS) est bien la
protection des populations du Donbass ; mais cette protection était
nécessaire en raison de la volonté de Kiev de passer par une
confrontation pour entrer dans l'OTAN. L’extension de l’OTAN n’est donc
que la cause indirecte du conflit en Ukraine. Cette dernière aurait pu
s’épargner cette épreuve en mettant en œuvre les accords de Minsk, mais
ce que nous souhaitions, c’était une défaite de la Russie.
En 2008, la Russie est intervenue en Géorgie pour protéger la
minorité russe alors bombardée par son gouvernement, comme l'a confirmé
l'ambassadrice de Suisse, Heidi Tagliavini, chargée d'enquêter sur cet
événement. En 2014, de nombreuses voix se sont élevées en Russie pour
exiger une intervention alors que le nouveau régime de Kiev avait engagé
son armée contre la population civile des cinq oblasts autonomes
(Odessa, Dnepropetrovsk, Kharkov, Lugansk et Donetsk) et appliqué une
répression féroce. En 2022, on pouvait s'attendre à ce que la population
russe ne comprenne pas l'inaction du gouvernement, alors qu'aucun
effort n'a été fait de la part des parties ukrainienne et occidentale
pour faire respecter les accords de Minsk. Ils savaient qu’ils n’avaient
pas les moyens de lancer une riposte économique. Mais ils savaient
aussi qu’une guerre économique contre la Russie se retournerait
inévitablement contre les pays occidentaux.
Un élément important de la pensée militaire et politique russe est sa
dimension légaliste. La façon dont nos médias présentent les
événements, en omettant systématiquement les faits qui pourraient
expliquer, justifier, légitimer, voire légaliser les actions de la
Russie. Nous avons tendance à penser que la Russie agit en dehors de
tout cadre juridique. Par exemple, nos médias présentent l’intervention
russe en Syrie comme ayant été décidée unilatéralement par
Moscou ; alors qu'elle a été réalisée à la demande du gouvernement
syrien, après que l'Occident ait permis à l'État islamique de se
rapprocher de Damas, comme l'a avoué John Kerry, alors secrétaire
d'État. Pourtant, il n’est jamais question de l’occupation de l’est de
la Syrie par les troupes américaines, qui n’y ont même jamais été
invitées !
Nous pourrions multiplier les exemples auxquels nos journalistes
répondront avec les crimes de guerre commis par les forces russes. C'est
peut-être vrai, mais le simple fait que ces accusations ne s'appuient
sur aucune enquête impartiale et neutre (comme l'exige la doctrine
humanitaire), ni sur aucune enquête internationale, la Russie se voyant
systématiquement refuser sa participation, jette une ombre sur
l'honnêteté des ces accusations. Par exemple, le sabotage des gazoducs
Nord Stream 1 et 2 a été immédiatement attribué à la Russie, accusée de
violer le droit international.
En fait, contrairement à l’Occident qui prône un « ordre
international fondé sur des règles », les Russes insistent sur un
« ordre international fondé sur le droit ». Contrairement à l’Occident,
ils appliqueront la loi à la lettre. Ni plus ni moins.
Le cadre juridique de l’intervention russe en Ukraine a été
méticuleusement planifié. Ce sujet ayant déjà été abordé dans un de mes
précédents livres, je n’entrerai pas dans les détails ici…
****
Objectifs et stratégie de la Russie
Le 23 février 2023, « l'expert » militaire suisse Alexandre Vautravers commentait les objectifs de la Russie en Ukraine :
L’objectif de l’opération militaire spéciale était de décapiter la
gouvernance politique et militaire ukrainienne en l’espace de cinq, dix,
voire deux semaines. Les Russes modifièrent alors leur plan et leurs
objectifs avec de nombreux autres échecs ; ils changent donc leurs
objectifs et leurs orientations stratégiques presque chaque semaine ou
chaque mois.
Le problème est que nos « experts » définissent eux-mêmes
les objectifs de la Russie selon ce qu'ils imaginent, pour ensuite
pouvoir dire qu'elle ne les a pas atteints. Donc. Revenons aux faits.
Le 24 février 2022, la Russie a lancé « dans de brefs délais » son
« opération militaire spéciale » (OMS) en Ukraine. Dans son discours
télévisé, Vladimir Poutine a expliqué que son objectif stratégique était
de protéger la population du Donbass. Cet objectif peut être décomposé
en deux parties :
-
« démilitariser » les forces armées ukrainiennes regroupées dans le
Donbass en préparation de l'offensive contre la RPD et la LPR ; et
-
« dénazifier » (c'est-à-dire « neutraliser ») les milices
paramilitaires ultranationalistes et néonazies dans la région de
Marioupol.
La formulation choisie par Vladimir Poutine a été très mal analysée
en Occident. Elle s’inspire de la Déclaration de Potsdam de 1945, qui
envisageait le développement de l’Allemagne vaincue selon quatre
principes : démilitarisation, dénazification, démocratisation et
décentralisation.
Les Russes comprennent la guerre dans une perspective
clausewitzienne : la guerre est la poursuite de la politique par
d’autres moyens. Cela signifie alors qu’ils cherchent à transformer les
succès opérationnels en succès stratégiques, et les succès militaires en
objectifs politiques. Alors, alors que la démilitarisation évoquée par
Poutine est clairement liée à la menace militaire sur les populations du
Donbass en application du décret du 24 mars 2021, signé par Zelensky.
Mais cet objectif en cache un deuxième : la neutralisation de
l’Ukraine en tant que futur membre de l’Otan. C’est ce que Zelensky a
compris lorsqu’il a proposé une résolution du conflit en mars 2022. Dans
un premier temps, sa proposition a été soutenue par les pays
occidentaux, probablement parce qu’à ce stade, ils pensaient que la
Russie avait échoué dans sa tentative de s’emparer de l’Ukraine en trois
jours. et qu'il ne serait pas en mesure de soutenir son effort de
guerre en raison des sanctions massives qui lui sont imposées. Mais lors
de la réunion de l'OTAN du 24 mars 2022, les Alliés ont décidé de ne
pas soutenir la proposition de Zelensky.
Néanmoins, le 27 mars, Zelensky a publiquement défendu sa proposition
et le 28 mars, en signe de soutien à cet effort, Vladimir Poutine a
relâché la pression sur la capitale et retiré ses troupes de la zone. La
proposition de Zelensky a servi de base au communiqué d'Istanbul du 29
mars 2022, un accord de cessez-le-feu en prélude à un accord de
paix. C’est ce document que Vladimir Poutine a présenté en juin 2023,
lors de la visite d’une délégation africaine à Moscou. C'est
l'intervention de Boris Johnson qui a poussé Zelensky à retirer sa
proposition, échangeant la paix et la vie de ses hommes contre un
soutien « aussi longtemps qu'il le faudra ».
Cette version des événements – que j’ai déjà présentée dans mes
précédents ouvrages – a finalement été confirmée début novembre 2023 par
David Arakhamia, alors négociateur en chef pour l’Ukraine196. Il a
expliqué que la Russie n’avait jamais eu l’intention de s’emparer de
Kiev.
En substance, la Russie a accepté de se retirer jusqu'aux frontières
du 23 février 2022, en échange d'un plafond sur les forces ukrainiennes
et d'un engagement de ne pas devenir membre de l'OTAN, ainsi que de
garanties de sécurité de la part d'un certain nombre de pays.
Deux conclusions peuvent être tirées :
-
L’objectif de la Russie n’était pas de conquérir un territoire. Si
l’Occident n’était pas intervenu pour pousser Zelensky à retirer son
offre, l’Ukraine aurait probablement encore son armée.
-
Alors que les Russes sont intervenus pour assurer la sécurité et la
protection de la population du Donbass, leur SMO leur a permis
d'atteindre un objectif plus large, qui implique la sécurité de la
Russie.
Cela signifie que, même si cet objectif n’est pas formulé, la
démilitarisation de l’Ukraine pourrait ouvrir la porte à sa
neutralisation. Ce n'est pas surprenant puisque, à l'inverse, dans une
interview à la chaîne ukrainienne Apostrof' le 18 mars 2019, le
conseiller de Volodymyr Zelensky, Oleksei Arestovitch, explique
cyniquement que, parce que l'Ukraine veut rejoindre l'OTAN, elle devra
créer les conditions pour que la Russie puisse attaquer l'Ukraine et
être définitivement vaincue.
Le problème est que les analyses ukrainiennes et occidentales
sont alimentées par leurs propres récits. La conviction que la Russie
va perdre signifie qu’aucune éventualité alternative n’a été
préparée. En septembre 2023, l’Occident, commençant à voir
l’effondrement de ce récit et de sa mise en œuvre, a tenté d’évoluer
vers un « gel » du conflit, sans tenir compte de l’opinion des Russes,
dominants sur le terrain.
Pourtant, la Russie se serait contentée d’une situation telle que
celle proposée par Zelensky en mars 2022. Ce que souhaite l’Occident en
septembre 2023, c’est simplement une pause jusqu’à ce qu’un conflit
encore plus violent éclate, après que les forces ukrainiennes auront été
réarmées et reconstituées.
****
Stratégie ukrainienne
L’objectif stratégique de Volodymyr Zelensky et de son équipe est
d’adhérer à l’OTAN, prélude à un avenir meilleur au sein de l’UE. Elle
complète celle des Américains (et donc des Européens). Le problème est
que les tensions avec la Russie, notamment à propos de la Crimée,
poussent les membres de l'OTAN à reporter la participation de
l'Ukraine. En mars 2022, Zelensky révélait sur CNN que c’était
exactement ce que lui avaient dit les Américains.
Avant son arrivée au pouvoir en avril 2019, le discours de Volodymyr
Zelensky était partagé entre deux politiques antagonistes : la
réconciliation avec la Russie promise lors de sa campagne présidentielle
et son objectif d'adhésion à l'Otan. Il sait que ces deux politiques
s’excluent mutuellement, car la Russie ne veut pas voir l’OTAN et ses
armes nucléaires installées en Ukraine et souhaite la neutralité ou le
non-alignement.
De plus, il sait que ses alliés ultranationalistes refuseront de
négocier avec la Russie. Cela a été confirmé par le leader du Praviy
Sektor, Dmitro Yarosh, qui l'a ouvertement menacé de mort dans les
médias ukrainiens un mois après son élection. Zelensky savait donc dès
le début de la campagne électorale qu’il ne parviendrait pas à tenir sa
promesse de réconciliation, et qu’il ne lui restait qu’une seule
solution : la confrontation avec la Russie.
Mais cette confrontation ne pourrait pas être menée seule par
l’Ukraine contre la Russie, et elle nécessiterait le soutien matériel de
l’Occident. La stratégie imaginée par Zelensky et son équipe a été
révélée avant son élection en mars 2019 par Olekseï Arestovitch, son
conseiller personnel, sur le média ukrainien Apostrof'. Arestovitch a
expliqué qu'il faudrait une attaque russe pour provoquer une
mobilisation internationale qui permettrait à l'Ukraine de vaincre la
Russie une fois pour toutes, avec l'aide des pays occidentaux et de
l'OTAN. Avec une précision étonnante, il décrit le déroulement de
l'attaque russe telle qu'elle se déroulera trois ans plus tard, entre
février et mars 2022. Non seulement il explique que ce conflit était
inévitable si l'Ukraine veut adhérer à l'OTAN, mais il place également
cette confrontation dans 2021-2022 ! Il a décrit les principaux domaines
de l’aide occidentale :
Dans ce conflit, nous serons très activement soutenus par
l’Occident. Armes. Équipement. Assistance. Nouvelles sanctions contre la
Russie. Très probablement, l'introduction d'un contingent de
l'OTAN. Une zone d'exclusion aérienne, etc. En d’autres termes, nous ne
le perdrons pas.
Comme nous pouvons le constater, cette stratégie a de nombreux points
communs avec celle décrite à la même époque par la RAND Corporation. À
tel point, en fait, qu’il est difficile de ne pas y voir une stratégie
fortement inspirée par les États-Unis. Dans son entretien, Arestovitch a
distingué quatre éléments qui allaient devenir les piliers de la
stratégie ukrainienne contre la Russie, et sur lesquels Zelensky
revenait régulièrement :
-
Aide internationale et fourniture d'armes,
-
Sanctions internationales,
-
Intervention de l'OTAN,
-
Création d'une zone d'exclusion aérienne.
Il convient de noter que ces quatre piliers sont compris par Zelensky
comme des promesses dont la réalisation est essentielle au succès de
cette stratégie. En février 2023, Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil
ukrainien de la défense et de la sécurité nationale, a déclaré dans The
Kyiv Independent que l'objectif de l'Ukraine était la désintégration de
la Russie. La mobilisation des pays occidentaux pour fournir des armes
lourdes à l’Ukraine semble alors donner corps à cet objectif, ce qui est
conforme à ce qu’avait déclaré Oleksiy Arestovich en mars 2019.
Mais quelques mois plus tard, il apparaît clairement que les
équipements fournis à l’Ukraine ne suffisent pas à assurer le succès de
sa contre-offensive, et Zelensky demande des équipements
supplémentaires, mieux adaptés. À ce stade, il y avait une certaine
irritation occidentale face à ces demandes répétées. L’ancien ministre
britannique de la Défense, Ben Wallace, a déclaré que les Occidentaux
« ne sont pas des Amazones ». En fait, l’Occident ne respecte pas ses
engagements.
Contrairement à ce que nous disent nos médias et experts
pseudo-militaires, depuis février 2022, il est clair que l’Ukraine ne
peut pas vaincre la Russie à elle seule. Comme l’a dit Obama, « la
Russie [là-bas] sera toujours en mesure de maintenir sa domination en
matière d’escalade ». En d’autres termes, l’Ukraine ne pourra atteindre
ses objectifs qu’avec la participation des pays de l’OTAN. Cela signifie
que son sort dépendra de la bonne volonté des pays occidentaux. Nous
devons donc maintenir un discours qui encourage l’Occident à poursuivre
ses efforts. Ce récit deviendra alors ce que nous appelons, en termes
stratégiques, son « centre de gravité ».
Au fil des mois, le déroulement des opérations montra que la
perspective d’une victoire ukrainienne s’éloignait de plus en plus, la
Russie, loin d’être affaiblie, se renforçant militairement et
économiquement. Même le général Christopher Cavoli, commandant suprême
américain en Europe (SACEUR), a déclaré devant une commission du Congrès
américain que « les capacités aériennes, navales, spatiales, numériques
et stratégiques de la Russie n'ont pas subi de dégradation
significative au cours de cette guerre ».
L’Occident, s’attendant à un conflit de courte durée, n’est plus en
mesure de maintenir l’effort promis à l’Ukraine. Le sommet de l’OTAN à
Vilnius (11-12 juillet 2023) s’est soldé par un succès partiel pour
l’Ukraine. Son adhésion est reportée sine die. Sa situation est encore
pire qu’elle ne l’était début 2022, puisqu’il n’y a pas plus de
justification pour son entrée dans l’OTAN qu’avant le SMO.
L’Ukraine a ensuite tourné son attention vers un objectif plus
concret : retrouver la souveraineté sur l’ensemble de son territoire de
1991.
Ainsi, la notion ukrainienne de « victoire » a rapidement
évolué. L’idée d’un « effondrement de la Russie » s’est rapidement
estompée, tout comme celle de son démembrement. On a parlé d’un
« changement de régime », dont Zelensky a fait son objectif en
interdisant toute négociation tant que Vladimir Poutine serait au
pouvoir. Vint ensuite la reconquête des territoires perdus, grâce à la
contre-offensive de 2023. Mais là aussi, les espoirs se sont vite
envolés. Le plan consistait simplement à couper les forces russes en
deux, avec une poussée vers la mer d’Azov. Mais en septembre 2023, cet
objectif s’était réduit à la libération de trois villes.
En l’absence de succès concrets, le récit reste le seul élément sur
lequel l’Ukraine peut s’appuyer pour maintenir l’attention et la volonté
occidentale de la soutenir. Car, comme le disait Ben Wallace, ancien
ministre de la Défense, dans The Telegraph le 1er octobre 2023 : « Le
bien le plus précieux est l’espoir ». Assez vrai. Mais l’appréciation
occidentale de la situation doit se fonder sur des analyses réalistes de
l’adversaire. Pourtant, depuis le début de la crise ukrainienne, les
analyses occidentales reposent sur des préjugés.
****
La notion de victoire
La Russie opère dans le cadre d’une pensée clausewitzienne, dans
laquelle les succès opérationnels sont exploités à des fins
stratégiques. La stratégie opérationnelle (« operative art ») joue donc
un rôle essentiel dans la définition de ce qui est considéré comme une
victoire.
Comme nous l’avons vu lors de la bataille de Bakhmut, les Russes se
sont parfaitement adaptés à la stratégie imposée à l’Ukraine par
l’Occident, qui donne la priorité à la défense de chaque mètre
carré. Les Ukrainiens ont ainsi fait le jeu de la stratégie d’usure
officiellement annoncée par la Russie. A l’inverse, à Kharkov et
Kherson, les Russes préférèrent céder des territoires en échange de la
vie de leurs hommes. Dans le contexte d’une guerre d’usure, sacrifier
son potentiel en échange de territoires, comme le fait l’Ukraine, est la
pire stratégie de toutes.
C’est pourquoi le général Zaluzhny, commandant des forces
ukrainiennes, a tenté de s’opposer à Zelensky et a proposé de retirer
ses forces de Bakhmut. Mais en Ukraine, c’est le discours occidental qui
guide les décisions militaires. Zelensky a préféré suivre la voie
tracée par nos médias, afin de conserver le soutien de l’opinion
occidentale. En novembre 2023, le général Zaluzhny a dû admettre
ouvertement que cette décision était une erreur, car prolonger la guerre
ne ferait que favoriser la Russie.
Le conflit ukrainien était par nature asymétrique. L’Occident
voulait en faire un conflit symétrique, proclamant que les capacités de
l’Ukraine pourraient suffire à renverser la Russie. Mais il s’agissait
dès le départ d’un vœu pieux, dont le seul but était de justifier le
non-respect des accords de Minsk. Les stratèges russes en ont fait un
conflit asymétrique.
Le problème de l’Ukraine dans ce conflit est qu’elle n’a aucun
rapport rationnel avec la notion de victoire. En comparaison, les
Palestiniens, conscients de leur infériorité quantitative, ont adopté
une façon de penser qui donne au simple acte de résistance un sentiment
de victoire. C’est la nature asymétrique du conflit qu’Israël n’a jamais
réussi à comprendre depuis 75 ans, et qu’il est réduit à surmonter par
sa supériorité tactique plutôt que par sa finesse stratégique. En
Ukraine, c’est le même phénomène. En s’accrochant à une notion de
victoire liée à la récupération de territoire, l’Ukraine s’est enfermée
dans une logique qui ne peut conduire qu’à la défaite.
Le 20 novembre 2023, Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil national
de sécurité et de défense, a dressé un sombre tableau des perspectives
ukrainiennes pour 2024. Son discours a montré que l'Ukraine n'avait ni
un plan de sortie du conflit, ni une approche qui associerait une
sentiment de victoire avec cette émergence : il en était réduit à lier
la victoire de l'Ukraine à celle de l'Occident. En Occident, cependant,
la fin du conflit en Ukraine est de plus en plus perçue comme une
débâcle militaire, politique, humaine et économique.
Dans une situation asymétrique, chaque protagoniste est libre de
définir ses propres critères de victoire et de choisir parmi une gamme
de critères sous son contrôle. C’est pourquoi l’Égypte (1973), le
Hezbollah (2006), l’État islamique (2017), la résistance palestinienne
depuis 1948 et le Hamas en 2023 sont victorieux, malgré des pertes
massives. Cela semble contre-intuitif pour un esprit occidental, mais
c’est ce qui explique pourquoi les Occidentaux sont incapables de
réellement « gagner » leurs guerres.
En Ukraine, les dirigeants politiques se sont enfermés dans un
discours qui exclut une sortie de crise sans perdre la face. La
situation asymétrique qui joue actuellement en défaveur de l’Ukraine
découle d’un discours confondu avec la réalité et a conduit à une
réponse inadaptée à la nature de l’opération russe. »
Et désormais.
La situation est simple : le pilonnage s'accentue.
Les forces aérospatiales russes ont introduit une tactique
meurtrière : elles écrasent les cibles ukrainiennes quasi en continu ,
sans arrêt.
Les forces aérospatiales russes continuent de lancer des frappes en
représailles à l’attaque terroriste de Belgorod et au bombardement de
Donetsk la veille du Nouvel An.
Ainsi, dans la nuit du 2 janvier 2024, l’une des attaques combinées
les plus puissantes contre des installations militaires à Kiev et à
Kharkiv a été menée. En outre, plus de 11 unités de missiles
hypersoniques Kinzhal ont été envoyées vers des installations
militaires. Au total, environ 110 missiles ont été tirés.
L’expert militaire Yuri Knutov, dans
une interview avec MK, n’a pas exclu que les prochaines cibles de
l’aviation stratégique puissent être les moyens de transport ennemis –
les chemins de fer et les ponts.
Knutov a admis que la Russie attaque massivement les ponts et les voies ferrées
« Les experts militaires ont attiré l’attention sur le fait que
l’armée russe a changé de tactique et que désormais les installations
militaires en Ukraine sont soumises à des attaques quotidiennes presque
sans interruption. Les missiles « Géraniums »i,
lancés à intervalles de 9 à 10 heures, volent par lots pouvant aller
jusqu’à 20 unités. Ainsi, notent les experts, toute une dynamique se
dessine. Si au printemps et à l’été de l’année dernière, les
« géraniums » étaient attaqués tous les quelques jours, à l’automne tous
les jours, mais surtout la nuit, il y a désormais des attaques
quotidiennes en mode non-stopii. »
ihttps://www.rferl.org/a/ukraine-war-russia-kamikaze-drones-iran/32089623.html
ii https://smoothiex12.blogspot.com/2024/01/open-thread.html#comment-6357530543
iJacques Baud, Ukraine entre Guerre et paix, op.cit. July 1, 2023, https://www.thepostil.com/ukraine-between-war-and-peace/
ii Cédric Perrin, Jean-Marc Todeschini, Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ?Rapport d'information n° 334 (2022-2023),déposé le 8 février 2023, https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-334-notice.html
iGénéral Vincent Desportes, Guerre en Ukraine : l'avenir de Poutine est sombre, TF1 Info, 26 septembre 2022, https://www.tf1info.fr/international/video-guerre-ukraine-mobilisation-population-russe-l-avenir-de-poutine-est-sombre-juge-sur-lci-le-general-vincent-desportes-2233446.html (avec une vidéo naturellement supprimée).
Ou encore :
https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/vincent-desportes-vladimir-poutine-doit-etre-confronte-la-certitude-quil-ne-peut-plus-que-perdre
iiPierre Servent, 24 février 2023, https://www.allotrends.com/fr/information/pierre-servent-predit-un-effondrement-du-corps-expeditionnaire-russe-1140699.html
iiiDebellatio, https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/juridi/index-fra.html?lang=fra&lettr=indx_catlog_d&page=9arUVrdcnKx8.html
ivFabrice Wolf, Le général Zaluzhny très pessimiste sur la poursuite de la guerre en Ukraine en 2024 , Meta-defense, 2 novembre 2023, https://meta-defense.fr/2023/11/02/general-zaluzhny-guerre-en-ukraine-2024/
vJacques Baud, Ukraine entre guerre et paix, https://www.thepostil.com/ukraine-between-war-and-peace/
Elément particulièrement pondéré et fort éloigné du cirque
médiatique, Jacques Baud est quant à lui d'une toute autre dimension et
offre une toute autre approche, exempte d'émotions, d'analyses inexactes
et d'approximations conformes à la doxa géopolitique précitée. Analyste
stratégique suisse, spécialiste du renseignement et du terrorisme,
colonel d'état-major général dans l'armée suisse, fonctionnaire au
Département fédéral des Affaires étrangères, ancien officier des
Services de renseignements suisses (SRS), le colonel Baud s'est
particulièrement intéressé aux forces du Pacte de Varsovie durant la
Guerre froide et a amplement prouvé ses capacités d'analyse objective de
la situation comme du conflit en Ukraine.v
Comme l'explique J. Baud, « Vous ne pouvez pas gagner une guerre en
vous convainquant que vous avez gagné. Tirer les leçons d’un conflit
doit non seulement permettre de revisiter nos doctrines d’engagement et
l’orientation de nos politiques d’armement, mais aussi – et c’est
essentiel – d’éviter l’émergence de nouveaux conflits. Penser qu’un
conflit est le produit d’une seule cause (« Poutine est fou ! ») est
puéril. Les conflits sont toujours le résultat d’un ensemble de causes
dont l’importance relative varie dans le temps.
L’identification de ces causes et de leurs interactions est la tâche des
services de renseignement et de ceux qui sont censés éclairer nos
décideurs. Or, en France plus qu'ailleurs, la réflexion sur le conflit,
qu'elle vienne des « pro-russes » ou des « pro-ukrainiens », ne s'appuie
pas sur des faits, mais sur des convictions. Le problème ne se limite
pas aux conflits militaires, mais à toutes les crises. On se souvient de
la déclaration d'Olivier Véran, ministre de la Santé, le 18 février
2020, dont les intonations rappelaient étrangement le général Gamelin en
1939. "Je n’ai pas besoin de vérifier que la France est prête. La
France est prête ! Et c’est prêt parce que nous disposons d’un système
de santé extrêmement solide."
(On a amplement vu depuis ce qu'il en était et nous ne sommes qu'aux
prémices du constat de l'ampleur du désastre sanitaire et médical
auquel une sombre équipe de brêles et d'incapables aura prêté main
forte. On imagine aisément ce que seraient ces gouvernants de rencontre
face à une véritable guerre, un conflit ouvert avec des attaques et des
destructions sur le territoire, à l'image des destructions matérielles
et du carnage humain que connaît l'Ukraine).
En France, ajoute J. Baudi,
des « experts » militaires comme les généraux Dominique Trinquand,
Michel Yakovleff, et des colonels comme Pierre Servent ou Michel Goya
s'inscrivent dans cette tradition. Ils fondent leur jugement sur leur
perception (voire sur leurs préjugés) et non sur des faits. Cela plaît à
nos médias, mais cela conduit à la défaite.
Ce phénomène est illustré par le rapport d’information du Sénat français, publié en février 2023ii.
Il se construit sur des préjugés, des accusations infondées et des
rumeurs, tandis que des éléments essentiels à la compréhension du
conflit ont été écartés. Chaque événement est décrit comme s’il était
tombé du ciel, sans raison. Il en résulte une lecture fataliste des
problèmes, nécessairement émotionnelle, qui ne se comprend qu’à travers
des « punchlines » et qui rend impossible des solutions en profondeur.
On peut déjà prédire qu'elle satisfera ceux qui parlent à la
télévision, mais perpétuera les erreurs commises au cours des trente
dernières années et qui ont systématiquement conduit à des catastrophes.
Le problème est que ce rapport a l'ambition d'orienter la réflexion sur
l'avenir des armées françaises. »
Sans dire pour autant que l'on puisse clairement distinguer les
détails du conflit européen au milieu des écharpes du « brouillard de la
guerre », les premiers jours de l'année 2024 permettent malgré tout de
faire très précisément le point sur la situation actuelle. La
publication de l'ouvrage du colonel J. Baud étant imminente et sa
traduction en langue anglaise étant pour partie déjà disponible, le
Lecteur en trouvera ci-après un long passage dont il tirera à n'en pas
douter solide et sérieuse matière à réflexion pour les semaines et mois à
venir.
Voici donc les premières bonnes feuilles selon le sommaire joint :
Cliquer pour accéder à Table-of-Contents.pdf
Sources :
1 janvier 2024 Jacques Baud
https://www.thepostil.com/author/jacques-baud/
Pensée militaire russe
Tout au long de la guerre froide, l’Union soviétique se considérait
comme le fer de lance d’une lutte historique qui mènerait à une
confrontation entre le système « capitaliste » et les « forces
progressistes ». Cette perception d’une guerre permanente et inéluctable
a conduit les Soviétiques à étudier la guerre d’une manière quasi
scientifique et à structurer cette pensée dans une architecture de
pensée militaire sans égal dans le monde occidental.
Le problème de la grande majorité de nos soi-disant experts
militaires est leur incapacité à comprendre l’approche russe de la
guerre. C’est le résultat d’une approche que nous avons déjà vue lors de
vagues d’attentats terroristes : l’adversaire est si bêtement diabolisé
que nous nous abstenons de comprendre sa façon de penser. En
conséquence, nous sommes incapables d’élaborer des stratégies,
d’articuler nos forces ou même de les équiper pour les réalités de la
guerre. Le corollaire de cette approche est que nos frustrations sont
traduites par des médias sans scrupules en un récit qui alimente la
haine et accroît notre vulnérabilité. Nous sommes donc incapables de
trouver des solutions rationnelles et efficaces au problème.
La façon dont les Russes appréhendent le conflit est holistique. En
d’autres termes, ils voient les processus qui se développent et
conduisent à la situation à un moment donné. Cela explique pourquoi les
discours de Vladimir Poutine incluent invariablement un retour à
l'histoire. En Occident, nous avons tendance à nous concentrer sur le
moment X et à essayer de voir comment il pourrait évoluer. Nous voulons
une réponse immédiate à la situation que nous voyons aujourd’hui. L’idée
selon laquelle « c’est de la compréhension de l’origine de la crise que
vient le chemin pour la résoudre » est totalement étrangère à
l’Occident. En septembre 2023, un journaliste anglophone m'a même sorti
le « test du canard » : « si ça ressemble à un canard, nage comme un
canard et cancane comme un canard, c'est probablement un canard. » En
d’autres termes, tout ce dont l’Occident a besoin pour évaluer une
situation, c’est d’une image qui correspond à ses préjugés. La réalité
est bien plus subtile que le modèle du canard….
La raison pour laquelle les Russes sont meilleurs que l’Occident en
Ukraine est qu’ils voient le conflit comme un processus alors que nous
le voyons comme une série d’actions distinctes. Les Russes voient les
événements comme un film. Nous les voyons comme des photographies. Ils
voient la forêt, tandis que nous nous concentrons sur les arbres. C’est
pourquoi nous plaçons le début du conflit (ukrainien) au 24 février
2022, ou le début du conflit palestinien au 7 octobre 2023. Nous
ignorons les contextes qui nous dérangent et menons des conflits que
nous ne comprenons pas. C'est pourquoi nous perdons nos guerres…
****
En Russie, sans surprise, les principes de l’art militaire des forces soviétiques ont inspiré ceux actuellement en vigueur :
-
être prêt à accomplir les missions assignées ;
-
concentration des efforts sur la résolution d'une mission spécifique ;
-
surprise (non-conformisme) d'une action militaire vis-à-vis de l'ennemi ;
-
la finalité détermine un ensemble de tâches et le niveau de résolution de chacune d'elles ;
-
l'ensemble des moyens disponibles détermine la manière de résoudre la mission et d'atteindre l'objectif (corrélation des forces) ;
-
cohérence du leadership (unité de commandement) ;
-
économie de forces, de ressources, de temps et d'espace ;
-
soutien et restauration de la capacité de combat ;
-
liberté de manœuvre .
Il convient de noter que ces principes ne s’appliquent pas uniquement
à la mise en œuvre d’une action militaire en tant que telle. Ils sont
également applicables comme système de pensée à d’autres activités non
opérationnelles.
Une analyse honnête du conflit en Ukraine aurait identifié ces
différents principes et tiré des conclusions utiles pour l’Ukraine. Mais
aucun des experts autoproclamés de la télévision n’en était
intellectuellement capable.
Ainsi, les Occidentaux sont systématiquement surpris par les Russes
dans les domaines de la technologie (par exemple les armes
hypersoniques), de la doctrine (par exemple l'art opérationnel) et de
l'économie (par exemple la résilience aux sanctions). D’une certaine
manière, les Russes profitent de nos préjugés pour exploiter le principe
de surprise. Nous pouvons le constater dans le conflit ukrainien, où le
discours occidental a conduit l’Ukraine à sous-estimer totalement les
capacités russes, ce qui a été un facteur majeur de sa défaite. C’est
pourquoi la Russie n’a pas vraiment essayé de contrer ce discours et de
le laisser se dérouler : la conviction que nous sommes supérieurs nous
rend vulnérables….
Corrélation des Forces
La pensée militaire russe est traditionnellement liée à une approche
holistique de la guerre, qui implique l’intégration d’un grand nombre de
facteurs dans l’élaboration d’une stratégie. Cette approche est
matérialisée par la notion de « corrélation des forces » (Соотношение
сил).
Souvent traduit par « équilibre des forces » ou « rapport de
forces », ce concept n’est appréhendé par les Occidentaux que comme une
quantité quantitative, limitée au domaine militaire. Dans la pensée
soviétique, cependant, la corrélation des forces reflétait une lecture
plus holistique de la guerre :
Il existe plusieurs critères pour évaluer la corrélation des points forts.
Dans le domaine économique, les facteurs habituellement
comparés sont le produit national brut par habitant, la productivité du
travail, la dynamique de la croissance économique, le niveau de
production industrielle, notamment dans les secteurs de haute
technologie, l'infrastructure technique de l'outil de production, les
ressources et le diplôme. de la qualification de la main-d'œuvre, du
nombre de spécialistes et du niveau de développement des sciences
théoriques et appliquées.
Dans le domaine militaire, les facteurs comparés sont la
quantité et la qualité des armements, la puissance de feu des forces
armées, les qualités combattantes et morales des soldats, le niveau de
formation de l'état-major, l'organisation des troupes et leur expérience
du combat, le caractère de la doctrine militaire et des méthodes de
réflexion stratégique, opérationnelle et tactique.
Dans le domaine politique, les facteurs qui entrent en
considération sont l'étendue de la base sociale de l'autorité de l'État,
son organisation, la procédure constitutionnelle régissant les
relations entre le gouvernement et les organes législatifs, la capacité
de prendre des décisions opérationnelles, ainsi que le degré et la
nature de l'autorité de l'État. soutien populaire à la politique
intérieure et étrangère.
Enfin, pour évaluer la force du mouvement international, les facteurs
pris en considération sont sa composition quantitative, son influence
auprès des masses, sa position dans la vie politique de chaque pays, les
principes et normes des relations entre ses composantes et le degré de
leur cohésion.
Autrement dit, l’évaluation de la situation ne se limite pas à
l’équilibre des forces sur le champ de bataille, mais prend en compte
tous les éléments qui ont un impact sur l’évolution du conflit. Ainsi,
pour leur opération militaire spéciale, les autorités russes avaient
prévu de soutenir l’effort de guerre par l’économie, sans passer à un
régime « d’économie de guerre ». Ainsi, contrairement à l’Ukraine, les
mécanismes fiscaux et sociaux n’ont pas été interrompus.
C’est pourquoi les sanctions appliquées à la Russie en 2014 ont eu un
double effet positif. La première a été la prise de conscience qu’il ne
s’agissait pas seulement d’un problème à court terme, mais surtout
d’une opportunité à moyen et long terme. Elles ont encouragé la Russie à
produire des biens qu’elle préférait auparavant acheter à
l’étranger. Le deuxième était le signal que l’Occident utiliserait de
plus en plus les armes économiques comme moyen de pression à
l’avenir. Il devenait donc impératif, pour des raisons d'indépendance et
de souveraineté nationales, de se préparer à des sanctions plus lourdes
affectant l'économie du pays.
En réalité, on sait depuis longtemps que les sanctions ne
fonctionnent pas. Assez logiquement, elles ont eu l’effet inverse,
agissant comme des mesures protectionnistes pour la Russie, qui a ainsi
pu consolider son économie, comme cela avait été le cas après les
sanctions de 2014. Une stratégie de sanctions aurait pu s'avérer payante
si l'économie russe avait effectivement été l'équivalent de l'économie
italienne ou espagnole, c'est-à-dire avec un niveau d'endettement
élevé ; et si la planète entière avait agi à l’unisson pour isoler la
Russie.
L'inclusion de la corrélation des forces dans le processus de prise
de décision constitue une différence fondamentale avec les processus de
décision occidentaux, davantage liés à une politique de communication
qu'à une approche rationnelle des problèmes.
Ceci explique par exemple les objectifs limités de la Russie
en Ukraine, où elle ne cherche pas à occuper l'intégralité du
territoire, le rapport de forces dans la partie occidentale du pays
étant défavorable.
À chaque niveau de leadership, la corrélation des forces fait partie
de l’évaluation de la situation. Au niveau opérationnel, il est défini
comme suit :
Résultat de la comparaison des caractéristiques quantitatives et
qualitatives des forces et des ressources (sous-unités, unités, armes,
équipements militaires, etc.) de ses propres troupes (forces) et celles
de l'ennemi. Elle est calculée à l'échelle opérationnelle et tactique
dans toute la zone d'opérations, dans les directions principales et
autres, afin de déterminer le degré de supériorité objective de l'un des
camps adverses. L'évaluation de la corrélation des forces est utilisée
pour prendre une décision éclairée concernant une opération (bataille)
et pour établir et maintenir la supériorité nécessaire sur l'ennemi
aussi longtemps que possible, lorsque les décisions sont redéfinies
(modifiées) au cours d'opérations militaires (de combat).
Cette définition simple est la raison pour laquelle les
Russes se sont engagés avec des forces inférieures à celles de l’Ukraine
en février 2022, ou encore pourquoi ils se sont retirés de Kiev,
Kharkov et Kherson en mars, septembre et octobre 2022.
****
Structure de la doctrine
Les Russes ont toujours attaché une importance particulière à la
doctrine. Mieux que l’Occident, ils ont compris qu’« une manière commune
de voir, de penser et d’agir » – comme le dit le maréchal Foch – donne
de la cohérence, tout en permettant des variations infinies dans la
conception des opérations. La doctrine militaire constitue une sorte de
« tronc commun » qui sert de référence à la conception des opérations.
La doctrine militaire russe divise l'art militaire en trois composantes principales : la stratégie ( strategiya ), l'art opérationnel ( operativnoe iskoustvo ) et la tactique ( taktika ). Chacune
de ces composantes possède ses propres caractéristiques, très proches
de celles que l’on retrouve dans les doctrines occidentales. Reprenant
la terminologie de la doctrine française sur l’usage des forces :
-
Le niveau stratégique est celui de la conception. Le but de l’action
stratégique est de mener l’adversaire à la négociation ou à la défaite.
-
Le niveau opérationnel est celui de la coopération et de la
coordination des actions inter-forces, en vue d'atteindre un objectif
militaire donné.
-
Le niveau tactique, enfin, est celui de l’exécution de la manœuvre au
niveau des armes comme partie intégrante de la manœuvre opérationnelle.
Ces trois composantes correspondent à des niveaux de leadership,
qui se traduisent par des structures de leadership et par l'espace dans
lequel se déroulent les opérations militaires. Par souci de simplicité,
disons que le niveau stratégique assure la gestion du théâtre de guerre
(Театр Войны) (TV) ; une entité géographiquement vaste, dotée de ses
propres structures de commandement et de contrôle, au sein de laquelle
se trouvent une ou plusieurs orientations stratégiques. Le théâtre de
guerre comprend un ensemble de théâtres d'opérations militaires (Театр
Военных Действий) (TVD), qui représentent une direction stratégique et
constituent le domaine de l'action opérationnelle. Ces différents
théâtres n'ont pas de structure prédéterminée et sont définis en
fonction des situations. Par exemple, bien que l’on parle couramment de
« guerre en Afghanistan » (1979-1989) ou de « guerre en Syrie » (2015-),
ces pays sont considérés dans la terminologie russe comme des TVD et
non des TV.
Il en va de même pour l’Ukraine, que la Russie considère comme un
théâtre d’opérations militaires (TVD) et non comme un théâtre de guerre
(TV), ce qui explique pourquoi l’action en Ukraine est qualifiée
d’« opération militaire spéciale » (Специальная Военая Операция— Spetsialaya) . ). Une opération militaire spéciale » (Специальная Военная Операция – Spetsial'naya Voyennaya Operatsiya – SVO, ou SMO en abréviation anglaise) et non une « guerre ».
L’utilisation du mot « guerre » impliquerait une structure de
conduite différente de celle envisagée par les Russes en Ukraine, et
aurait d’autres implications structurelles en Russie elle-même. De plus –
et c’est un point central – comme le reconnaît lui-même le secrétaire
général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, « la guerre a commencé en 2014 » et
aurait dû prendre fin avec les accords de Minsk. Le SMO est donc une
« opération militaire » et non une nouvelle « guerre », comme le
prétendent de nombreux « experts » occidentaux.
L'opération spéciale en Ukraine
Considérez tous les facteurs qui influencent directement ou
indirectement le conflit. A l’inverse, comme on l’a vu en Ukraine et
ailleurs, les Occidentaux ont une lecture beaucoup plus politique de la
guerre, et finissent par mélanger les deux. C’est pourquoi la
communication joue un rôle si essentiel dans la conduite de la guerre :
la perception du conflit joue un rôle presque plus important que sa
réalité. C’est pourquoi, en Irak, les Américains ont littéralement
inventé des épisodes glorifiant leurs troupes.
L’analyse de la situation par la Russie en février 2022 était sans
doute bien plus pertinente que celle de l’Occident. Ils savaient qu’une
offensive ukrainienne contre le Donbass était en cours et qu’elle
pourrait mettre le gouvernement en danger. En 2014-2015, après les
massacres d’Odessa et de Marioupol, la population russe était très
favorable à une intervention. L’entêtement de Vladimir Poutine à
respecter les accords de Minsk a été mal compris en Russie.
Les facteurs qui ont contribué à la décision de la Russie
d'intervenir étaient doubles : le soutien attendu de la population
ukrainienne d'origine russe (que nous appellerons « russophone » par
commodité) et une économie suffisamment robuste pour résister aux
sanctions.
La population russophone s'est soulevée massivement contre les
nouvelles autorités suite au coup d'État de février 2014, dont la
première décision a été de priver la langue russe de son statut
officiel. Kiev a tenté de faire marche arrière, mais en avril 2019, la
décision de 2014 a été définitivement confirmée.
Depuis l'adoption de la loi sur les peuples autochtones le 1er
juillet 2021, les russophones (Russes de souche) ne sont plus considérés
comme des citoyens ukrainiens normaux et ne jouissent plus des mêmes
droits que les Ukrainiens de souche. On ne peut donc s’attendre à ce
qu’ils n’opposent aucune résistance à la coalition russe dans l’est du
pays….
Depuis le 24 mars 2021, les forces ukrainiennes renforcent leur
présence autour du Donbass et accentuent la pression contre les
autonomistes par leurs tirs.
Le décret de Zelensky du 24 mars 2021 pour la reconquête de la Crimée
et du Donbass a été le véritable déclencheur du SMO. À partir de ce
moment, les Russes ont compris que s’il y avait une action militaire
contre eux, ils devraient intervenir. Mais ils savaient aussi que la
cause de l’opération ukrainienne était l’adhésion à l’OTAN, comme
l’avait expliqué Olekseï Arestovitch. C'est pourquoi, à la mi-décembre
2021, ils ont soumis aux États-Unis et à l'OTAN des propositions sur
l'extension de l'Alliance : leur objectif était alors d'éliminer le
motif de l'Ukraine pour une offensive dans le Donbass.
La raison de l’Opération militaire spéciale russe (OMS) est bien la
protection des populations du Donbass ; mais cette protection était
nécessaire en raison de la volonté de Kiev de passer par une
confrontation pour entrer dans l'OTAN. L’extension de l’OTAN n’est donc
que la cause indirecte du conflit en Ukraine. Cette dernière aurait pu
s’épargner cette épreuve en mettant en œuvre les accords de Minsk, mais
ce que nous souhaitions, c’était une défaite de la Russie.
En 2008, la Russie est intervenue en Géorgie pour protéger la
minorité russe alors bombardée par son gouvernement, comme l'a confirmé
l'ambassadrice de Suisse, Heidi Tagliavini, chargée d'enquêter sur cet
événement. En 2014, de nombreuses voix se sont élevées en Russie pour
exiger une intervention alors que le nouveau régime de Kiev avait engagé
son armée contre la population civile des cinq oblasts autonomes
(Odessa, Dnepropetrovsk, Kharkov, Lugansk et Donetsk) et appliqué une
répression féroce. En 2022, on pouvait s'attendre à ce que la population
russe ne comprenne pas l'inaction du gouvernement, alors qu'aucun
effort n'a été fait de la part des parties ukrainienne et occidentale
pour faire respecter les accords de Minsk. Ils savaient qu’ils n’avaient
pas les moyens de lancer une riposte économique. Mais ils savaient
aussi qu’une guerre économique contre la Russie se retournerait
inévitablement contre les pays occidentaux.
Un élément important de la pensée militaire et politique russe est sa
dimension légaliste. La façon dont nos médias présentent les
événements, en omettant systématiquement les faits qui pourraient
expliquer, justifier, légitimer, voire légaliser les actions de la
Russie. Nous avons tendance à penser que la Russie agit en dehors de
tout cadre juridique. Par exemple, nos médias présentent l’intervention
russe en Syrie comme ayant été décidée unilatéralement par
Moscou ; alors qu'elle a été réalisée à la demande du gouvernement
syrien, après que l'Occident ait permis à l'État islamique de se
rapprocher de Damas, comme l'a avoué John Kerry, alors secrétaire
d'État. Pourtant, il n’est jamais question de l’occupation de l’est de
la Syrie par les troupes américaines, qui n’y ont même jamais été
invitées !
Nous pourrions multiplier les exemples auxquels nos journalistes
répondront avec les crimes de guerre commis par les forces russes. C'est
peut-être vrai, mais le simple fait que ces accusations ne s'appuient
sur aucune enquête impartiale et neutre (comme l'exige la doctrine
humanitaire), ni sur aucune enquête internationale, la Russie se voyant
systématiquement refuser sa participation, jette une ombre sur
l'honnêteté des ces accusations. Par exemple, le sabotage des gazoducs
Nord Stream 1 et 2 a été immédiatement attribué à la Russie, accusée de
violer le droit international.
En fait, contrairement à l’Occident qui prône un « ordre
international fondé sur des règles », les Russes insistent sur un
« ordre international fondé sur le droit ». Contrairement à l’Occident,
ils appliqueront la loi à la lettre. Ni plus ni moins.
Le cadre juridique de l’intervention russe en Ukraine a été
méticuleusement planifié. Ce sujet ayant déjà été abordé dans un de mes
précédents livres, je n’entrerai pas dans les détails ici…
****
Objectifs et stratégie de la Russie
Le 23 février 2023, « l'expert » militaire suisse Alexandre Vautravers commentait les objectifs de la Russie en Ukraine :
L’objectif de l’opération militaire spéciale était de décapiter la
gouvernance politique et militaire ukrainienne en l’espace de cinq, dix,
voire deux semaines. Les Russes modifièrent alors leur plan et leurs
objectifs avec de nombreux autres échecs ; ils changent donc leurs
objectifs et leurs orientations stratégiques presque chaque semaine ou
chaque mois.
Le problème est que nos « experts » définissent eux-mêmes
les objectifs de la Russie selon ce qu'ils imaginent, pour ensuite
pouvoir dire qu'elle ne les a pas atteints. Donc. Revenons aux faits.
Le 24 février 2022, la Russie a lancé « dans de brefs délais » son
« opération militaire spéciale » (OMS) en Ukraine. Dans son discours
télévisé, Vladimir Poutine a expliqué que son objectif stratégique était
de protéger la population du Donbass. Cet objectif peut être décomposé
en deux parties :
-
« démilitariser » les forces armées ukrainiennes regroupées dans le
Donbass en préparation de l'offensive contre la RPD et la LPR ; et
-
« dénazifier » (c'est-à-dire « neutraliser ») les milices
paramilitaires ultranationalistes et néonazies dans la région de
Marioupol.
La formulation choisie par Vladimir Poutine a été très mal analysée
en Occident. Elle s’inspire de la Déclaration de Potsdam de 1945, qui
envisageait le développement de l’Allemagne vaincue selon quatre
principes : démilitarisation, dénazification, démocratisation et
décentralisation.
Les Russes comprennent la guerre dans une perspective
clausewitzienne : la guerre est la poursuite de la politique par
d’autres moyens. Cela signifie alors qu’ils cherchent à transformer les
succès opérationnels en succès stratégiques, et les succès militaires en
objectifs politiques. Alors, alors que la démilitarisation évoquée par
Poutine est clairement liée à la menace militaire sur les populations du
Donbass en application du décret du 24 mars 2021, signé par Zelensky.
Mais cet objectif en cache un deuxième : la neutralisation de
l’Ukraine en tant que futur membre de l’Otan. C’est ce que Zelensky a
compris lorsqu’il a proposé une résolution du conflit en mars 2022. Dans
un premier temps, sa proposition a été soutenue par les pays
occidentaux, probablement parce qu’à ce stade, ils pensaient que la
Russie avait échoué dans sa tentative de s’emparer de l’Ukraine en trois
jours. et qu'il ne serait pas en mesure de soutenir son effort de
guerre en raison des sanctions massives qui lui sont imposées. Mais lors
de la réunion de l'OTAN du 24 mars 2022, les Alliés ont décidé de ne
pas soutenir la proposition de Zelensky.
Néanmoins, le 27 mars, Zelensky a publiquement défendu sa proposition
et le 28 mars, en signe de soutien à cet effort, Vladimir Poutine a
relâché la pression sur la capitale et retiré ses troupes de la zone. La
proposition de Zelensky a servi de base au communiqué d'Istanbul du 29
mars 2022, un accord de cessez-le-feu en prélude à un accord de
paix. C’est ce document que Vladimir Poutine a présenté en juin 2023,
lors de la visite d’une délégation africaine à Moscou. C'est
l'intervention de Boris Johnson qui a poussé Zelensky à retirer sa
proposition, échangeant la paix et la vie de ses hommes contre un
soutien « aussi longtemps qu'il le faudra ».
Cette version des événements – que j’ai déjà présentée dans mes
précédents ouvrages – a finalement été confirmée début novembre 2023 par
David Arakhamia, alors négociateur en chef pour l’Ukraine196. Il a
expliqué que la Russie n’avait jamais eu l’intention de s’emparer de
Kiev.
En substance, la Russie a accepté de se retirer jusqu'aux frontières
du 23 février 2022, en échange d'un plafond sur les forces ukrainiennes
et d'un engagement de ne pas devenir membre de l'OTAN, ainsi que de
garanties de sécurité de la part d'un certain nombre de pays.
Deux conclusions peuvent être tirées :
-
L’objectif de la Russie n’était pas de conquérir un territoire. Si
l’Occident n’était pas intervenu pour pousser Zelensky à retirer son
offre, l’Ukraine aurait probablement encore son armée.
-
Alors que les Russes sont intervenus pour assurer la sécurité et la
protection de la population du Donbass, leur SMO leur a permis
d'atteindre un objectif plus large, qui implique la sécurité de la
Russie.
Cela signifie que, même si cet objectif n’est pas formulé, la
démilitarisation de l’Ukraine pourrait ouvrir la porte à sa
neutralisation. Ce n'est pas surprenant puisque, à l'inverse, dans une
interview à la chaîne ukrainienne Apostrof' le 18 mars 2019, le
conseiller de Volodymyr Zelensky, Oleksei Arestovitch, explique
cyniquement que, parce que l'Ukraine veut rejoindre l'OTAN, elle devra
créer les conditions pour que la Russie puisse attaquer l'Ukraine et
être définitivement vaincue.
Le problème est que les analyses ukrainiennes et occidentales
sont alimentées par leurs propres récits. La conviction que la Russie
va perdre signifie qu’aucune éventualité alternative n’a été
préparée. En septembre 2023, l’Occident, commençant à voir
l’effondrement de ce récit et de sa mise en œuvre, a tenté d’évoluer
vers un « gel » du conflit, sans tenir compte de l’opinion des Russes,
dominants sur le terrain.
Pourtant, la Russie se serait contentée d’une situation telle que
celle proposée par Zelensky en mars 2022. Ce que souhaite l’Occident en
septembre 2023, c’est simplement une pause jusqu’à ce qu’un conflit
encore plus violent éclate, après que les forces ukrainiennes auront été
réarmées et reconstituées.
****
Stratégie ukrainienne
L’objectif stratégique de Volodymyr Zelensky et de son équipe est
d’adhérer à l’OTAN, prélude à un avenir meilleur au sein de l’UE. Elle
complète celle des Américains (et donc des Européens). Le problème est
que les tensions avec la Russie, notamment à propos de la Crimée,
poussent les membres de l'OTAN à reporter la participation de
l'Ukraine. En mars 2022, Zelensky révélait sur CNN que c’était
exactement ce que lui avaient dit les Américains.
Avant son arrivée au pouvoir en avril 2019, le discours de Volodymyr
Zelensky était partagé entre deux politiques antagonistes : la
réconciliation avec la Russie promise lors de sa campagne présidentielle
et son objectif d'adhésion à l'Otan. Il sait que ces deux politiques
s’excluent mutuellement, car la Russie ne veut pas voir l’OTAN et ses
armes nucléaires installées en Ukraine et souhaite la neutralité ou le
non-alignement.
De plus, il sait que ses alliés ultranationalistes refuseront de
négocier avec la Russie. Cela a été confirmé par le leader du Praviy
Sektor, Dmitro Yarosh, qui l'a ouvertement menacé de mort dans les
médias ukrainiens un mois après son élection. Zelensky savait donc dès
le début de la campagne électorale qu’il ne parviendrait pas à tenir sa
promesse de réconciliation, et qu’il ne lui restait qu’une seule
solution : la confrontation avec la Russie.
Mais cette confrontation ne pourrait pas être menée seule par
l’Ukraine contre la Russie, et elle nécessiterait le soutien matériel de
l’Occident. La stratégie imaginée par Zelensky et son équipe a été
révélée avant son élection en mars 2019 par Olekseï Arestovitch, son
conseiller personnel, sur le média ukrainien Apostrof'. Arestovitch a
expliqué qu'il faudrait une attaque russe pour provoquer une
mobilisation internationale qui permettrait à l'Ukraine de vaincre la
Russie une fois pour toutes, avec l'aide des pays occidentaux et de
l'OTAN. Avec une précision étonnante, il décrit le déroulement de
l'attaque russe telle qu'elle se déroulera trois ans plus tard, entre
février et mars 2022. Non seulement il explique que ce conflit était
inévitable si l'Ukraine veut adhérer à l'OTAN, mais il place également
cette confrontation dans 2021-2022 ! Il a décrit les principaux domaines
de l’aide occidentale :
Dans ce conflit, nous serons très activement soutenus par
l’Occident. Armes. Équipement. Assistance. Nouvelles sanctions contre la
Russie. Très probablement, l'introduction d'un contingent de
l'OTAN. Une zone d'exclusion aérienne, etc. En d’autres termes, nous ne
le perdrons pas.
Comme nous pouvons le constater, cette stratégie a de nombreux points
communs avec celle décrite à la même époque par la RAND Corporation. À
tel point, en fait, qu’il est difficile de ne pas y voir une stratégie
fortement inspirée par les États-Unis. Dans son entretien, Arestovitch a
distingué quatre éléments qui allaient devenir les piliers de la
stratégie ukrainienne contre la Russie, et sur lesquels Zelensky
revenait régulièrement :
-
Aide internationale et fourniture d'armes,
-
Sanctions internationales,
-
Intervention de l'OTAN,
-
Création d'une zone d'exclusion aérienne.
Il convient de noter que ces quatre piliers sont compris par Zelensky
comme des promesses dont la réalisation est essentielle au succès de
cette stratégie. En février 2023, Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil
ukrainien de la défense et de la sécurité nationale, a déclaré dans The
Kyiv Independent que l'objectif de l'Ukraine était la désintégration de
la Russie. La mobilisation des pays occidentaux pour fournir des armes
lourdes à l’Ukraine semble alors donner corps à cet objectif, ce qui est
conforme à ce qu’avait déclaré Oleksiy Arestovich en mars 2019.
Mais quelques mois plus tard, il apparaît clairement que les
équipements fournis à l’Ukraine ne suffisent pas à assurer le succès de
sa contre-offensive, et Zelensky demande des équipements
supplémentaires, mieux adaptés. À ce stade, il y avait une certaine
irritation occidentale face à ces demandes répétées. L’ancien ministre
britannique de la Défense, Ben Wallace, a déclaré que les Occidentaux
« ne sont pas des Amazones ». En fait, l’Occident ne respecte pas ses
engagements.
Contrairement à ce que nous disent nos médias et experts
pseudo-militaires, depuis février 2022, il est clair que l’Ukraine ne
peut pas vaincre la Russie à elle seule. Comme l’a dit Obama, « la
Russie [là-bas] sera toujours en mesure de maintenir sa domination en
matière d’escalade ». En d’autres termes, l’Ukraine ne pourra atteindre
ses objectifs qu’avec la participation des pays de l’OTAN. Cela signifie
que son sort dépendra de la bonne volonté des pays occidentaux. Nous
devons donc maintenir un discours qui encourage l’Occident à poursuivre
ses efforts. Ce récit deviendra alors ce que nous appelons, en termes
stratégiques, son « centre de gravité ».
Au fil des mois, le déroulement des opérations montra que la
perspective d’une victoire ukrainienne s’éloignait de plus en plus, la
Russie, loin d’être affaiblie, se renforçant militairement et
économiquement. Même le général Christopher Cavoli, commandant suprême
américain en Europe (SACEUR), a déclaré devant une commission du Congrès
américain que « les capacités aériennes, navales, spatiales, numériques
et stratégiques de la Russie n'ont pas subi de dégradation
significative au cours de cette guerre ».
L’Occident, s’attendant à un conflit de courte durée, n’est plus en
mesure de maintenir l’effort promis à l’Ukraine. Le sommet de l’OTAN à
Vilnius (11-12 juillet 2023) s’est soldé par un succès partiel pour
l’Ukraine. Son adhésion est reportée sine die. Sa situation est encore
pire qu’elle ne l’était début 2022, puisqu’il n’y a pas plus de
justification pour son entrée dans l’OTAN qu’avant le SMO.
L’Ukraine a ensuite tourné son attention vers un objectif plus
concret : retrouver la souveraineté sur l’ensemble de son territoire de
1991.
Ainsi, la notion ukrainienne de « victoire » a rapidement
évolué. L’idée d’un « effondrement de la Russie » s’est rapidement
estompée, tout comme celle de son démembrement. On a parlé d’un
« changement de régime », dont Zelensky a fait son objectif en
interdisant toute négociation tant que Vladimir Poutine serait au
pouvoir. Vint ensuite la reconquête des territoires perdus, grâce à la
contre-offensive de 2023. Mais là aussi, les espoirs se sont vite
envolés. Le plan consistait simplement à couper les forces russes en
deux, avec une poussée vers la mer d’Azov. Mais en septembre 2023, cet
objectif s’était réduit à la libération de trois villes.
En l’absence de succès concrets, le récit reste le seul élément sur
lequel l’Ukraine peut s’appuyer pour maintenir l’attention et la volonté
occidentale de la soutenir. Car, comme le disait Ben Wallace, ancien
ministre de la Défense, dans The Telegraph le 1er octobre 2023 : « Le
bien le plus précieux est l’espoir ». Assez vrai. Mais l’appréciation
occidentale de la situation doit se fonder sur des analyses réalistes de
l’adversaire. Pourtant, depuis le début de la crise ukrainienne, les
analyses occidentales reposent sur des préjugés.
****
La notion de victoire
La Russie opère dans le cadre d’une pensée clausewitzienne, dans
laquelle les succès opérationnels sont exploités à des fins
stratégiques. La stratégie opérationnelle (« operative art ») joue donc
un rôle essentiel dans la définition de ce qui est considéré comme une
victoire.
Comme nous l’avons vu lors de la bataille de Bakhmut, les Russes se
sont parfaitement adaptés à la stratégie imposée à l’Ukraine par
l’Occident, qui donne la priorité à la défense de chaque mètre
carré. Les Ukrainiens ont ainsi fait le jeu de la stratégie d’usure
officiellement annoncée par la Russie. A l’inverse, à Kharkov et
Kherson, les Russes préférèrent céder des territoires en échange de la
vie de leurs hommes. Dans le contexte d’une guerre d’usure, sacrifier
son potentiel en échange de territoires, comme le fait l’Ukraine, est la
pire stratégie de toutes.
C’est pourquoi le général Zaluzhny, commandant des forces
ukrainiennes, a tenté de s’opposer à Zelensky et a proposé de retirer
ses forces de Bakhmut. Mais en Ukraine, c’est le discours occidental qui
guide les décisions militaires. Zelensky a préféré suivre la voie
tracée par nos médias, afin de conserver le soutien de l’opinion
occidentale. En novembre 2023, le général Zaluzhny a dû admettre
ouvertement que cette décision était une erreur, car prolonger la guerre
ne ferait que favoriser la Russie.
Le conflit ukrainien était par nature asymétrique. L’Occident
voulait en faire un conflit symétrique, proclamant que les capacités de
l’Ukraine pourraient suffire à renverser la Russie. Mais il s’agissait
dès le départ d’un vœu pieux, dont le seul but était de justifier le
non-respect des accords de Minsk. Les stratèges russes en ont fait un
conflit asymétrique.
Le problème de l’Ukraine dans ce conflit est qu’elle n’a aucun
rapport rationnel avec la notion de victoire. En comparaison, les
Palestiniens, conscients de leur infériorité quantitative, ont adopté
une façon de penser qui donne au simple acte de résistance un sentiment
de victoire. C’est la nature asymétrique du conflit qu’Israël n’a jamais
réussi à comprendre depuis 75 ans, et qu’il est réduit à surmonter par
sa supériorité tactique plutôt que par sa finesse stratégique. En
Ukraine, c’est le même phénomène. En s’accrochant à une notion de
victoire liée à la récupération de territoire, l’Ukraine s’est enfermée
dans une logique qui ne peut conduire qu’à la défaite.
Le 20 novembre 2023, Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil national
de sécurité et de défense, a dressé un sombre tableau des perspectives
ukrainiennes pour 2024. Son discours a montré que l'Ukraine n'avait ni
un plan de sortie du conflit, ni une approche qui associerait une
sentiment de victoire avec cette émergence : il en était réduit à lier
la victoire de l'Ukraine à celle de l'Occident. En Occident, cependant,
la fin du conflit en Ukraine est de plus en plus perçue comme une
débâcle militaire, politique, humaine et économique.
Dans une situation asymétrique, chaque protagoniste est libre de
définir ses propres critères de victoire et de choisir parmi une gamme
de critères sous son contrôle. C’est pourquoi l’Égypte (1973), le
Hezbollah (2006), l’État islamique (2017), la résistance palestinienne
depuis 1948 et le Hamas en 2023 sont victorieux, malgré des pertes
massives. Cela semble contre-intuitif pour un esprit occidental, mais
c’est ce qui explique pourquoi les Occidentaux sont incapables de
réellement « gagner » leurs guerres.
En Ukraine, les dirigeants politiques se sont enfermés dans un
discours qui exclut une sortie de crise sans perdre la face. La
situation asymétrique qui joue actuellement en défaveur de l’Ukraine
découle d’un discours confondu avec la réalité et a conduit à une
réponse inadaptée à la nature de l’opération russe. »
Et désormais.
La situation est simple : le pilonnage s'accentue.
Les forces aérospatiales russes ont introduit une tactique
meurtrière : elles écrasent les cibles ukrainiennes quasi en continu ,
sans arrêt.
Les forces aérospatiales russes continuent de lancer des frappes en
représailles à l’attaque terroriste de Belgorod et au bombardement de
Donetsk la veille du Nouvel An.
Ainsi, dans la nuit du 2 janvier 2024, l’une des attaques combinées
les plus puissantes contre des installations militaires à Kiev et à
Kharkiv a été menée. En outre, plus de 11 unités de missiles
hypersoniques Kinzhal ont été envoyées vers des installations
militaires. Au total, environ 110 missiles ont été tirés.
L’expert militaire Yuri Knutov, dans
une interview avec MK, n’a pas exclu que les prochaines cibles de
l’aviation stratégique puissent être les moyens de transport ennemis –
les chemins de fer et les ponts.
Knutov a admis que la Russie attaque massivement les ponts et les voies ferrées
« Les experts militaires ont attiré l’attention sur le fait que
l’armée russe a changé de tactique et que désormais les installations
militaires en Ukraine sont soumises à des attaques quotidiennes presque
sans interruption. Les missiles « Géraniums »i,
lancés à intervalles de 9 à 10 heures, volent par lots pouvant aller
jusqu’à 20 unités. Ainsi, notent les experts, toute une dynamique se
dessine. Si au printemps et à l’été de l’année dernière, les
« géraniums » étaient attaqués tous les quelques jours, à l’automne tous
les jours, mais surtout la nuit, il y a désormais des attaques
quotidiennes en mode non-stopii. »
ihttps://www.rferl.org/a/ukraine-war-russia-kamikaze-drones-iran/32089623.html
ii https://smoothiex12.blogspot.com/2024/01/open-thread.html#comment-6357530543
iJacques Baud, Ukraine entre Guerre et paix, op.cit. July 1, 2023, https://www.thepostil.com/ukraine-between-war-and-peace/
ii Cédric Perrin, Jean-Marc Todeschini, Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ?Rapport d'information n° 334 (2022-2023),déposé le 8 février 2023, https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-334-notice.html
iGénéral Vincent Desportes, Guerre en Ukraine : l'avenir de Poutine est sombre, TF1 Info, 26 septembre 2022, https://www.tf1info.fr/international/video-guerre-ukraine-mobilisation-population-russe-l-avenir-de-poutine-est-sombre-juge-sur-lci-le-general-vincent-desportes-2233446.html (avec une vidéo naturellement supprimée).
Ou encore :
https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/vincent-desportes-vladimir-poutine-doit-etre-confronte-la-certitude-quil-ne-peut-plus-que-perdre
iiPierre Servent, 24 février 2023, https://www.allotrends.com/fr/information/pierre-servent-predit-un-effondrement-du-corps-expeditionnaire-russe-1140699.html
iiiDebellatio, https://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2guides/guides/juridi/index-fra.html?lang=fra&lettr=indx_catlog_d&page=9arUVrdcnKx8.html
ivFabrice Wolf, Le général Zaluzhny très pessimiste sur la poursuite de la guerre en Ukraine en 2024 , Meta-defense, 2 novembre 2023, https://meta-defense.fr/2023/11/02/general-zaluzhny-guerre-en-ukraine-2024/
vJacques Baud, Ukraine entre guerre et paix, https://www.thepostil.com/ukraine-between-war-and-peace/