Aminata Dramane Traoré, lors de la conférence mondiale pour la paix et le progrès, à Paris, en 2016. Francine Bajande
Aminata Dramane Traoré : « Les migrants sont les réfugiés d’une guerre économique »
Jeudi, 28 Juin, 2018
Pour
l’essayiste Aminata Dramane Traoré, ancienne ministre de la Culture du
Mali, la « crise migratoire » est d’abord le symptôme de l’échec d’une
marche forcée vers le libre-échange.
En quoi les procédures de tri appliquées aux migrants relèvent-elles des logiques néolibérales, capitalistes ?
Aminata Dramane Traoré Je pense, d’abord, que cette
politique de l’« immigration choisie » ne date pas d’aujourd’hui.
Nicolas Sarkozy, celui qui a prononcé le discours sur « l’homme
africain » à Dakar, revendiquait cette politique de tri. Les dirigeants
européens savent parfaitement que le défi est éminemment économique. Ils
ont cruellement besoin des richesses des pays d’origine de ces hommes,
de ces femmes, de ces enfants dont ils ne veulent pas sur leur sol. Ceux
qui organisent la chasse à l’homme sur leur territoire, en mer, dans le
désert sont largement responsables de la paupérisation de ces
populations. On occulte complètement les causes historiques et
structurelles de l’errance de ces hommes et de ces femmes, la
responsabilité des pays européens dans la destruction des écosystèmes,
du tissu économique et social qui pousse des populations à s’exiler. On
parle de « migrants économiques », comme si le commerce ne prenait pas
la forme, aujourd’hui, d’une guerre livrée à des peuples qui n’ont rien
demandé. Toute l’histoire de la relation Union européenne-ACP (Afrique,
Caraïbes, Pacifique – NDLR) se résume à une marche forcée vers le
libre-échange, de la convention de Yaoundé, en passant par Lomé I, II,
III, jusqu’à l’accord de Cotonou et aux accords de partenariat
économique. Cette question du libre-échange est au cœur du sort de tous
les migrants, qu’il s’agisse des Latino-Américains ou des Africains. La
particularité de notre situation, c’est le retour d’un racisme
anti-Noirs qui n’a jamais été aussi décomplexé depuis les indépendances.
Les passagers de ces embarcations de fortune, en Méditerranée, sont en
majorité des Noirs. On les désigne comme des « migrants économiques ».
Ce qui signifie : ces gens-là, les Subsahariens, ne fuient pas des
guerres. Mais comment peut-on prétendre aujourd’hui qu’il n’y a pas de
guerre au Mali, au Nigeria, en Centrafrique ? Ceux qui nous ont
embarqués dans ces guerres osent aujourd’hui projeter d’ouvrir des
centres européens de tri dans ces mêmes pays.
La frontière européenne se déplace en effet vers les pays de provenance des migrants…
Aminata Dramane Traoré Là encore, ces logiques de
sous-traitance de la violence policière, institutionnelle contre les
migrants se déploient depuis longtemps. Les premières personnes
blessées, tuées à Ceuta et Melilla se heurtaient déjà à cette frontière
européenne délocalisée. Nos pays sont sommés, par ailleurs, de signer
des accords de réadmission des migrants : « Reprenez vos gens mais,
pendant ce temps, libéralisez davantage, ouvrez vos frontières à nos
entreprises accompagnées de nos armées ! »
Officiellement, la mission des militaires français de
l’opération « Barkhane » se concentre sur la lutte antiterroriste. Mais
cette opération se redéploie avec, pour épicentre, le Niger et, pour
objectif, le contrôle des migrants. Qu’en pensez-vous ?
Aminata Dramane Traoré Je n’ai jamais eu
d’illusions sur les missions de « Serval », puis de « Barkhane ». En
fait, on criminalise les migrants sous prétexte qu’ils auraient des
opportunités économiques chez eux alors qu’on sait parfaitement que,
dans ces pays, l’État, les services et les biens publics ont été
détruits par les plans d’ajustement structurel. À un jet de pierre de
Paris, en Seine-Saint-Denis, ce sont les mêmes maux, l’État est absent,
les conditions d’accès aux soins, à l’éducation se dégradent. Les mêmes
logiques sont à l’œuvre. Au terme de plusieurs décennies de coopération,
d’accords économiques, nous nous retrouvons dans une situation
ingérable. En 2015, alors qu’était célébrée l’Année européenne du
développement, surgissait cette « crise migratoire », dans une
concomitance très frappante. Les conséquences des ingérences en Libye et
en Syrie explosent aujourd’hui à la figure des dirigeants européens,
qui se tournent vers les victimes de ces situations pour leur dire :
« Restez chez vous ! » Mais comment peut-on survivre dans ces économies
de guerre ? En fait, nous assistons à un naufrage moral de l’Europe, du
commerce international et de la finance.
Ceux que l’on désigne comme des « migrants économiques » sont-ils des réfugiés de guerre, des réfugiés climatiques ?
Aminata Dramane Traoré Avec les conséquences du
changement climatique, les sécheresses récurrentes, l’insécurité
alimentaire vient compliquer encore des situations déjà intenables. Ces
migrants sont donc en effet des réfugiés climatiques et des réfugiés de
guerre. Aujourd’hui, c’est la hiérarchie militaire française, le
commandant de l’opération « Barkhane » lui-même, qui affirme qu’il n’y a
pas de solution militaire au Mali. Le Sénat français admet que cette
stratégie a atteint ses limites. Les attaques de ces derniers mois
témoignent d’une dangereuse dégradation de la situation sécuritaire au
Sahel. Il faut une solution politique malienne. Mais, de grâce, qu’on
nous laisse définir nous-mêmes cette réponse politique, en lui donnant
un contenu social, culturel, écologique, en imaginant une autre
économie. La question migratoire comme la question sécuritaire sont
d’abord des symptômes de l’échec du néolibéralisme.
- Connectez-vous ou inscrivez-vous pour publier un commentaire