Tragédie des migrants : méfiez-vous des images (à jour 29 décembre)
Extraits choisis par Jean Bricmont sur son compte FB de l'article de GQ : les luttes des années 60 ont perdu leur raison d'être
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L’image du malheur et donc les médias qui la construisent joue un rôle central dans des luttes qui deviennent des luttes d’image – des images de lutte. Des migrants meurent noyés par milliers ou meurent de froid devant les barbelés. Que pèsent alors en comparaison les soucis de travailleurs qui sont logés, nourris, qui disposent d’un revenu ? des "nantis"? d’autant que ces prolétaires ont le mauvais goût de manquer au devoir de solidarité auquel nous sommes convoqués par ces images.
Ces images sont réelles, mais leur diffusion est absolument disproportionnés par rapport à l’ampleur des problèmes sociaux et économiques réels qui se posent au monde. Et les gestes de solidarité filmés qu'elles exigent ne sont pas des solutions au problèmes humains qui leur sont sous-jacents, ils contribuent au contraire à les aggraver. Ces images n’apparaissent d'ailleurs que lorsqu'elles vont proposer à la générosité captive du public une action sans alternative : une fois que les migrants sont dans le bateau qui est en train de couler, ou qu’ils sont en train de mourir de froid devant les policiers polonais, il paraît déplacé de remarquer qu’ils n’auraient pas dû se mettre eux-mêmes dans cette situation, contrairement aux déportés vers les camps de la mort auxquels ils sont si facilement comparés. Toute réflexion globale sur les aspects contradictoires de ce grand trafic de main d’œuvre, qui fait apparaître la collusion objective des ONG de bienfaisance avec les mafias de négriers est politiquement incorrecte.
La gestion émotionnelle des causes médiatiques est basée sur le refus de la pensée et du recul critique, jusqu’à en proposer l’interdiction. De même que la droite considère que réfléchir aux causes du terrorisme c’est déjà l’excuser, pour la gauche interroger le bien fondé de l'action des migrants est inacceptable. Les deux partis de la politique bourgeoise se complètent parfaitement.
GQ, 23 novembre 2021
PS (en plus de l'extrait choisi par JB) du 26 novembre: La formulation "se mettre eux-mêmes dans cette situation" peut choquer, mais c'est ainsi. A supposer que tous les migrants qui tentent de passer la Manche soient des réfugiés et non des migrants économiques, il n'en reste pas moins qu'ils fuient un pays en paix (La France) où ils pouvaient déposer une demande d'asile politique, pour un autre (La Grande Bretagne), qu'ils ont choisi. Ils choisissent ce pays non parce qu'ils y seraient plus libres et mieux protégés, mais parce qu'il y a là-bas une forte demande de main d'œuvre bon marché, très peu de contrôles une fois la frontière passée, une grande facilité de régularisation, et parce qu'ils ont en général bénéficié d'une éducation secondaire où ils ont acquis des notions d'anglais.
PS du 29 décembre : En quoi la solidarité peut-elle contribuer à rebours des bonnes intentions à aggraver la situation des migrants?
Parce qu'elle augmente les chances de succès des passages de frontière clandestins, et des prises de risques mortels en mer. Il est tout à fait exact qu'une bonne partie des migrants n'a pas le choix et dès qu'une chance raisonnable de succès se profile, ils n'hésitent pas à prendre ces risques et à le faire prendre à leurs enfants. Mais cette contrainte qui est exercée sur eux, dans l'immense majorité des cas, provient des réseaux mafieux, des usuriers, et des employeurs, qui sont souvent des compatriotes déjà installés dans le pays d'immigration, qui sont ceux qui contraignent froidement, en émules des capitalistes du XIXème siècle, lorsqu'il y a une chance de retour sur investissement, ces familles et ces adolescents isolés à s'embarquer dans des expéditions dangereuses à destination du paradis de Madame Thatcher. Personne ne tente le passage de France en Angleterre sous la pression directe d'une guerre, d'une invasion étrangère, d'une famine, ou de la répression policière. En conséquence, les actions militantes qui sous couvert d'un discours révolutionnaire de tonalité anarcho-trotskyste sont en fait des actions de charité chrétienne qui s'ignorent, au lieu de contribuer à faire cesser le scandale, contribuent à en faire une structure durable de l'organisation inégalitaire du monde. Tout comme l'action charitable des églises a contribué et contribue encore à pérenniser et à enraciner la pauvreté.
Aucune suppression des frontières à l'échelle mondiale n'aura en effet jamais lieu avant que le socialisme ne soit devenu le mode de production et le système social dominant sur toute la planète. Et l'un des effets majeur du trafic clandestin de main d'œuvre est précisément d’éloigner cette perspective.