jeudi 20 juin 2024

 

Publié par El Diablo

 

Chers tous,

Ce matin, mardi 18 juin, le journal de 8 h de France Inter commençait ainsi :

Florence Paracuellos : "A la Une, ce matin, le sommet des parias. Vladimir Poutine  - Kim Jong Un, le Russe arrive à Pyongyang pour resserrer des liens déjà étroits entre les deux pays. Nous sommes à Moscou dans un instant". [...]. "Des armes nucléaires, ils en ont, et menacent régulièrement de s'en servir. Ils traînent les sanctions internationales qui frappent leurs pays comme des boulets, ils ont mauvaise réputation et ils s'en fichent ! Voici quelques-uns des points communs qui unissent Vladimir Poutine et Kim Jong Un. Le Russe est donc attendu à Pyongyang ce matin pour deux jours de visite. Bonjour Sylvain Tronchet".

Sylvain Tronchet : "Bonjour Florence".

F. P. : "Vous êtes notre correspondant, correspondant de France Inter à Moscou. D'où Vladimir Poutine est parti il y a quelques heures pour resserrer encore les liens avec le dictateur nord-coréen.

S. T. : "Oui, c'est la rencontre de deux régimes parmi les plus sanctionnés au monde, avec l'Iran. C'est aussi la rencontre des deux dirigeants qui agitent le plus volontiers souvent la menace nucléaire et qui se sont rapprochés ces derniers temps. Pour Kim Jong Un, la Russie est une alternative à la Chine, qui était jusque là son principal soutien et qui n'a pas toujours apprécié le côté imprévisible et turbulent du dictateur nord-coréen. Pour Vladimir Poutine, la Corée du Nord, c'est une occasion de plus de montrer qu'il n'est pas isolé, qu'il existe sur la planète des dirigeants qui lui déroulent le tapis rouge. Soutenir Pyongyang, c'est aussi un moyen de montrer son pouvoir, pouvoir de nuisance. Désormais les deux pays assument au grand jour leur coopération. Lors de la venue de Kim Jong Un en Russie il y a neuf mois, officiellement aucun accord n'avait été signé, mais cette fois-ci le Kremlin dit qu'un accord de coopération stratégique pourrait être adopté".

F. P. : "Alors, partenariat stratégique. Est-ce qu'il faut comprendre coopération militaire, Sylvain ?"

S. T. : "Alors, il y a peu de chances qu'on sache exactement ce que contient ce document, mais il semble à peu près clair que la coopération militaire a déjà commencé. Les immenses stocks de munitions nord-coréens intéressent Moscou, des photos satellites publiées ces derniers mois ont montré des cargos russes venant charger dans des ports nord-coréens ou des convois ferroviaires qui passaient la frontières entre les deux pays. D'après les Occidentaux, la Russie a déjà utilisé des obus et même des missiles balistiques nord-coréens en Ukraine et Washington affirme que Moscou a, en échange, fait profiter Pyongyang de son expertise en matière de satellites. A une époque, Moscou soutenait les sanctions contre la Corée du Nord, mais tout cela est désormais terminé".

F. P. : "Sylvain Tronchet, en direct de Moscou, à quelques heures de l'arrivée de Vladimir Poutine, plusieurs dizaines de soldats nord-coréens ont franchi la frontière de la Corée du Sud, avant de battre en retraite sous les tirs de sommation. Derniers épisode des tensions qui montent entre les deux pays, avec ces ballons nord-coréens remplis de déchets et d'extraits d'excréments envoyés au Sud, qui répond en diffusant de la K-Pop à fond le long de la frontière".

Remarque 1. Des "États parias" : que signifie ce mot de "paria" ? Au figuré, quand il est sorti de son contexte hindou, il signifie personne exclue socialement, méprisée par un groupe. Mais aux yeux de quels pays la Russie et la Corée du Nord sont-elles des parias ? Aux yeux de l'Amérique du Nord (États-Unis + Canada), de l'Union européenne et de quelques associés (comme le Royaume-Uni, la Suisse et la Norvège), le Japon, la Corée du Sud, plus quelques breloques comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Soit, en résumé, 15 % de la population mondiale, et un poids économique en déclin.

Remarque 2. Corrélative de la précédente. Ces deux pays ne sont pas du tout parias, ni aux yeux de la Chine ni à ceux de l'Inde, ni à ceux de la majorité de l'Asie, ni à ceux des pays musulmans, ni à ceux de l'Afrique sub-saharienne, ni à ceux de l'Amérique latine... soit 85 % de la population mondiale, et un poids économique de plus en plus prégnant. Rapporté à ces données, la qualification de "Communauté internationale", dont se targuent la plupart du temps les 15 % de la Remarque 1, apparaît d'une suffisance et d'une arrogance d'autant plus insupportables qu'elles sont proférées en toute innocence, en toute inconscience...

Remarque 3. "Ils traînent les sanctions internationales comme des boulets" : où les journalistes de France Inter ont-ils vu cela ? Ignorent-ils que la Russie, comme la Corée du Nord ont développé des stratégies de contournement, qui leur permettent non seulement de compenser les sanctions édictées par les pays occidentaux, mais de s'en sortir même beaucoup mieux que ces derniers (au moins pour la Russie) ? [Il y a, par ailleurs, dans l'image du boulet, celle du forçat du XIXe siècle - popularisé par la B.D. des Dalton - qui révèle tout le mépris de la bourgeoisie nantie, bouffie de foie gras et de bonne conscience, envers les miséreux expédiés au bagne de Cayenne ou de Nouméa pour avoir porté la main sur un propriétaire...]

Remarque 4. "Ils ont mauvaise réputation et ils s'en fichent !" : que ce vocabulaire est éclairant ! On croirait entendre, il y a quelques décennies, des bourgeois bons chrétiens, parlant de très jeunes femmes - parfois même jeunes filles - engrossées par le patron, le curé, ou le notable local, et qui soutenaient le regard réprobateur de ceux qui voulaient leur faire expier "leur faute". Ou des âmes charitables se scandalisant (il n'y a pas si longtemps) lorsque des homosexuels s'affichaient avec leur compagnon sans baisser les yeux. On sent, dans ce vocabulaire transposé du domaine social au domaine international (où le mépris de classe suinte comme du pus...) tout le dépit du maître défié... et impuissant !

Remarque 5. Il est révélateur que, dans son intervention, Sylvain Tronchet ait réussi à placer l'Iran (qui avec Cuba, le Venezuela, le Hamas, le Hezbollah...), figure parmi les cinq ou six "méchants", caricaturés à foison, qui permettent aux Occidentaux de se croire le derrière propre. Mais pourquoi les journalistes n'emploient-ils pas les mêmes termes pour parler du régime de Suharto (qui tua entre 500 000 et 1 million de communistes indonésiens en 1965 et qui fut soutenu par la CIA) ?

Remarque 6. Il est pour le moins surprenant de voir s'afficher une telle bonne conscience de la part des pays européens qui, du XVe au XXe siècle, colonisèrent, pillèrent, massacrèrent, exploitèrent et humilièrent pratiquement tous les continents et de la part des États-Unis, qui, depuis 1945, ont agressé des dizaines de pays dans le monde...

Remarque 7. (Pour les plus âgés). Il est remarquable de voir comment le président Kim Jong Un se glisse bien dans la peau de Basam Damdu, l'Empereur jaune mégalomane de la bande dessinée "Le secret de l'Espadon", de la série Blake et Mortimer, publiée de 1946 à 1949. A cette époque, l'auteur, Edgar P. Jacobs, dessinateur belge, avait imaginé un État secret situé au Tibet (donc symboliquement, dans le Heartland, au milieu des terres, dans des montagnes, tout ce qui, métaphoriquement, était le plus éloigné et le plus opposé aux étendues océaniques, au Royaume-Uni insulaire, dominant les mers, et qui prenait la tête de la résistance à l'Empire jaune). Même si Jacobs s’inspirait beaucoup de la Seconde Guerre mondiale (encore toute récente), on sentait, dans sa B.D., transparaître des éléments de la guerre froide débutante, ainsi, peut-être, que de lointaines réminiscences de L'invasion jaune, roman paru en 1908 sous la plume du colonel Émile Driant (dit capitaine Danrit) et fortement marqué par la révolte des Boxers (1899-1901) et la guerre russo-japonaise (1904-1905).

Je vous saurais gré de vos remarques, précisions, compléments, rectifications et critiques.

Bien à vous

Philippe ARNAUD,

Amis du Monde Diplomatique- Tours