Pourquoi lire le Capital, de Karl Marx, et comment ne pas le lire
« Le Capital » désigne ici le Livre 1, le seul publié par Marx de son vivant, en 1867, dans la traduction française classique de Jules Roy, révisée et complétée par l’auteur, parue en 1872.
1) Comment lire Le Capital ?
On peut dire du Capital comme de la Bible qu’il a été plus acheté que lu, et plus lu que compris ; et il est vrai que c'est un livre scientifique de haut niveau, d’une lecture passionnante mais difficile.
Le principal objectif de Marx dans la composition de cet ouvrage était de développer une théorie scientifique de l’exploitation, et une explication de sa dissimulation par la science économique bourgeoise, c'est à dire celle qui est enseignée.
L’exploitation, c’est le travail non payé, qui est censé ne plus exister depuis le dépassement du féodalisme par le capitalisme et qui est maquillé en travail libre par le contrat de travail qui postule l’égalité juridique des contractants, le salarié et le capitaliste. En dévoilant la réalité de leur condition, masquée par les idéologues de l’économie bourgeoise, de toutes tendances, Marx veut rendre aux exploités l’arme de la vérité scientifique, mettre la science de leur coté et appuyer leurs revendications dans la lutte des classes.
Mais la théorie de Marx réellement assimilée par les militants marxistes au début du XXème siècle (et non les moindres, Gramsci, ou Staline, par exemple) était bâtie sur un corpus théorique d’environ 200 ou 300 pages qui ne comprenait pas le Capital : le Manifeste du Parti Communiste (surtout la première partie, texte le plus influent dans l’histoire qui ait jamais été écrit), l’Introduction de 1859 à la Critique de l’économie politique, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, la Critique du Programme de Gotha, et surtout sur l’Anti-Dühring de Engels.
Le premier véritable lecteur à s’en être approprié le contenu scientifique et à en avoir tiré une pratique politique est Lénine, sans lequel Marx aurait manqué son but, et aurait sacrifié sa santé en vain pour composer son chef-d’œuvre en luttant contre la misère et la maladie. Les œuvres complètes de Lénine commencent par son étude du développement du capitalisme en Russie, adaptation à la réalité russe des outils conceptuels développés par Marx, y compris dans les livres II et III du Capital, dont la teneur était encore quasi inconnue des disciples.
Auparavant, suivant les théoriciens de la Deuxième Internationale, Bauer, Hilferding ou Kautsky (à la notable exception de Rosa Luxembourg), les marxistes orthodoxes en tiraient soit une incitation à attendre que par la fatalité de la dialectique la poire du capitalisme leur tombe entre les mains quand elle serait bien mûre, par exemple par une victoire électorale, soit comme cette issue fatale se faisait attendre, comme un argumentaire destiné à s'adapter à la résilience du capitalisme après chaque crise économique. A tel point que Gramsci a d’abord compris et accueilli avec enthousiasme la Révolution d’Octobre 1917 en Russie comme une « révolution contre Le Capital » .
Avant Lénine, la dialectique marxiste était interprétée, et de plus en plus souvent rejetée, comme si elle n'était qu'une sorte de prédestination politique pseudo-scientifique, plaquée sur la réalité, qui avait, pour Gramsci, le seul mérite de parler un langage mystique et téléologique convenant aux masses faiblement instruites. Ce premier marxisme en dérive réformiste accélérée a sombré corps et bien devant le test de la grande guerre impérialiste, en 1914. Il se trouve que le capital, ou plutôt les capitalistes, n’avaient pas du tout l’intention de se laisser faire, et de permettre au socialisme de s’installer tranquillement au pouvoir par la seule nécessité des lois de l’histoire et de l’économie. La prédiction de la fatalité du remplacement du capitalisme par le socialisme s’est avérée une prophétie « auto-déréalisatrice ».
Dès l’époque de la parution du Capital, le développement de la théorie économique néo-classique abandonna la valeur travail pour la remplacer par l’utilité. Ce « changement de paradigme » très avisé pour désamorcer la critique du capitalisme entraîna le discours économique très loin des problèmes de l’origine de la valeur, des contradictions révélées par l'analyse de la valeur d’échange (qu’elle cessa purement et simplement d’étudier),et donc très loin de l’étude de l’exploitation, qu’elle se borna à nier purement et simplement. La science ne prouverait plus la nécessité du socialisme parce qu’on avait construit une contre-science ad hoc, à laquelle se rallièrent en Allemagne dès 1899 les ex-marxistes révisionnistes de la tendance de Bernstein.
Parmi les raisons qu’on trouva alors à la mode pour disqualifier l’œuvre de Marx économiste, il y avait le mépris d’une génération scientiste et/ou positiviste pour la dialectique, considérée par beaucoup de marxistes vers 1900 comme une séquelle mystique des années de sa formation sous l’influence de Hegel. Encore Althusser, grand admirateur d’Auguste Conte, consacra beaucoup d'énergie dans les années 1960 à essayer d’en purger le Capital. Mais la dialectique hégélienne que Marx « remet sur ses pieds » en la plaçant au niveau des contradictions sociales et matérielles, et non plus dans le ciel des Idées, n’est pas pour Marx un récit eschatologique mais une méthode pour formuler des concepts pertinents pour comprendre les phénomènes mystifiants et cycliques de l’économie, qui doivent être envisagés dans leur totalité pour être saisis dans leur concept.
Certes pour Marx, comme pour Hegel l’histoire a un sens et le progrès existe indubitablement, mais c’est ni plus ni moins ce que tout le monde pense depuis les Lumières, et ne cesse pas de le penser dans sa philosophie pratique malgré tous les grands airs pessimistes nietzschéens et les discours réactionnaires ou mystiques successivement à la mode affichés par ailleurs. Hegel est bel et bien le grand penseur de la bourgeoisie, quoiqu’il en soit de l’ingratitude celle-ci envers lui ! Mais chez Marx, ce sens se découvre petit à petit par le travail d’abstraction scientifique, et n’est pas plaqué comme un but dès le commencement. Sinon à quoi bon lire, et même écrire, Le Capital ?
Ainsi Marx en dialecticien pense que les formes historiquement les plus développées permettent d’expliquer les formes archaïques, c’est à dire d’en fournir les concepts et non l’inverse comme le stipule le sens commun.
C’est justement cette perspective historique qui permet à Marx de développer le commencement de sa critique par l’analyse de la marchandise, à partir de la cellule d’origine de l’échange marchand, qui remplace comme commencement la fable de Robinson Crusoé. Le monde économique ne se reconstitue pas à partir des actes conscients d’un individu isolé, mais dans la nécessité de l’échange marchand. La marchandise y est définie comme une réalité historique et non posée comme évidence naturelle, et ce point de vue nouveau permet de définir la nouvelle science de l’histoire, le matérialisme historique, comme celle du développement des contradictions entre forces productives (les techniques) et rapports de production (les classes sociales).
Pour comprendre le Capital, il suffit de le lire attentivement et lentement, mais pour approfondir cette lecture, il faut étudier l’état des questions dans la jeune science nommée alors encore économie politique, vers 1840 , lorsque Marx réunit sa documentation. D’une certaine façon Marx synthétise et couronne l’effort des économistes libéraux de la période 1750 – 1850, offrant un point de vue complet sur cet état de la science économique et ses théories de la valeur-travail, avant son détournement par l’école marginaliste néo-classique.
Le Capital (1867) est une « critique de l’économie politique », et l’ouvrage de 1859 intitulé Contribution à la critique de l’économie politique, en était un chapitre préparatoire concernant principalement la nature de la monnaie qui s’était développé de manière autonome et proliférante au point de devenir un livre à part . Les deux textes peuvent être lus comme un tout sachant que la Contribution est principalement un développement extensif et très ardu du futur chapitre 2 du Capital.
Marx y montre que la monnaie est un équivalent général des marchandises qui apparaît spontanément avec le développement des échanges, et qui s’universalise sous la forme des métaux précieux. La monnaie n’est pas pour lui un signe arbitraire ou un droit régalien de fixer la valeur, et encore moins un simple signe dont la valeur dépend des fluctuations sur le marché des moyens de paiements, c’est à dire qu’il est complètement opposé à la conception implicite et contradictoire de l’actualité économique pour laquelle la valeur de la monnaie est souverainement décrétée par les banques centrales et fluctue selon les besoins spéculatifs. En cela, chaque jour qui passe de commentaires de presse l’actualité économique et financière est un traité d’anti-marxisme appliqué.
Mais la principale contribution de Marx à la science est ailleurs : il résout l’énigme de la création de richesse qui troublaient tant les meilleurs économistes de la bourgeoise : les physiocrates, Adam Smith, et Ricardo : comment la plus-value des capitalistes peut-elle apparaître si toutes les interactions entre porteurs de marchandise se résolvent en des échanges d’équivalent ? Où dans cette ronde entre échangistes se trouvera la création de richesse ? Il le résout effectivement et la seule réponse de ses adversaires a été de cesser purement et simplement d’étudier la valeur, en la dissolvant dans la subjectivité du consommateur.
Il parvient à ce résultat décisif en distinguant le travail, substance de la valeur, de la force de travail, marchandise proposée par l’ouvrier sur le « marché du (de la force de) travail ». Cette marchandise à la caractéristique unique de produire de la valeur supplémentaire gratuite, la plus-value , pour son acheteur, le capitaliste. L’ouvrier, et travailleur salarié en général obtient dans les conditions normales un prix pour sa force de travail journalière qui est équivalent à la valeur des marchandises dont il a besoin pour la reconstituer, le panier de ses besoins de base et ceux de sa famille, à commencer par l’alimentation, mais au service de son patron il produit pendant cette journée de travail des marchandises pour une valeur bien plus grande (conditions normales qui ne sont en fait jamais réalisée mais que Marx pose pour la clarté de l’exposé).
Ceci explique pourquoi le salarié peut être exploité sans être volé, et que son contrat de travail a l’apparence d’un accord entre partie égales. Il met à disposition sa force de travail pour une journée en échange de la valeur des marchandises qu’il lui faut pour survivre une journée, mais ces marchandises ne valent qu’une partie souvent faible de ce qu’il produit. Si ce n’était pas le cas, cela signifierait que la classe capitaliste dans son ensemble ne retirerait pas plus de valeur du cycle de production qu’elle n’y a mis, sous forme de salaires, machines, matière premières, frais divers, etc., et on se demande bien pourquoi elle se donnerait tant de peine.
Cela signifie implicitement aussi, bien que Marx ne l’ait pas explicité en ces termes, que la théorie marxiste n’est pas une théorie assimilant la plus value et le profit qui en découle au vol, et donc qu’une économie socialiste devrait en produire aussi et peut être encore davantage pour le bien commun de l’humanité. Le plus grand praticien concret de la théorie marxiste, appliquée à la société et à la nature en vraie grandeur l’avait parfaitement compris.
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2) et comment ne pas le lire
- Si on n’est pas un exploité, ou si on croit ne pas en être un, on peut le lire comme un jalon culturel de première importance, comme le premier grand essai d’histoire totale, traitant de la totalité d’une formation sociale économique, sociologique, et historique, voire culturelle, c’est à dire d’un espace-temps concret singulier et cohérent (en l’occurrence, l’Angleterre de 1500 à 1850) dont l’école historique des Annales de Marc Bloch popularisera la formule, environ 70 ans plus tard, ou les universitaires de gauche britanniques de Past and Present. Le Capital avait donc aussi une place légitime dans la culture bourgeoise de gauche, ou il l’avait jusqu’au triomphe américain des études post-modernes genrées ou décolonisées sous l'influence de l'antimarxiste déclaré Michel Foucault. Reste à savoir si ce statut de classique universitaire et académique n’a pas contribué à le rendre illisible dans les masses. Significativement, presque tous les historiens formés à ces écoles, surtout les Français, ont viré leur cuti à peu près au moment du triomphe de la troïka fatidique Thatcher Reagan Gorbatchev.
- Lire le Capital, de Karl Marx, oui, mais éviter la manière d’Althusser qui publia un ouvrage collectif de ce nom, Lire le Capital, au style obscur, rédigé avec ses élèves, maoïstes de Normale Sup, en 1967, pour le centenaire de la publication. Au minimum, un commentaire qui a pour but d’aider à la lecture d’un classique ne doit pas être encore plus difficile que son objet. Le style de celui-là est volontairement obscur, à moins que ses auteurs n’aient été complètement stupides. Mais ils ne pouvaient pas l’être puisqu’ils étaient élèves de l’ENS de la rue d’Ulm.
Le commentaire d’Althusser et de ses élèves, est non seulement pédant et illisible, mais révisionniste dans ses principes de base, qui cherchent à éliminer le coté dialectique du marxisme pour se rallier à la pensée creuse du structuralisme, point de vue stérile sur le plan politique, radicalement erroné sur le plan scientifique et tombé en désuétude partout, sauf dans les études universitaires gauchistes américaines de la french theory.
On peut penser aussi qu’un commentateur du Capital avait encore moins qu’un autre le droit d’assassiner sa femme. Le tueur en série Roberto Zucco aussi était marxiste, après tout, et il n’a pas fait école, heureusement.
- Cela dit, Althusser avait au moins raison de mettre les lecteurs en garde : l’édition du Capital par Maximilien Rubel, la plus diffusée dans le grand public cultivé, via la Pléiade et les éditions Gallimard est scandaleuse, en terme d’éthique. De quel droit l’éditeur se permet-il de renvoyer en note plus de 10 % du texte original, sous prétexte qu’il est constitué de citations ou d’adaptations de rapports d’inspecteurs de fabrique ? Et dans les livres 2 et 3, édités par Engels à partir des manuscrits de Marx, Rubel se sent pousser des ailes et se permet de modifier complètement l’ordre des manuscrits.
- La même année 1967, Guy Debord, théoricien aux grandes ambitions intellectuelles, publia La Société du Spectacle, qu’il présentait comme le nouveau Capital adapté à la critique de la société du XXème siècle. Très facile à lire, mais en fait de livre de critique scientifique, il s’agit d’une courte collection d’aphorismes dogmatiques, proférés d’un ton sentencieux vaguement nietzschéen, puisée à diverses sources incompatibles, dont la partie marxiste est largement recopiée chez Henri Lefebvre.
On ne peut pas soupçonner Debord de souffrir d’œillères universitaires, puisqu’il se vante de n’avoir jamais obtenu aucun diplôme, « à part l’exception insignifiante du baccalauréat », mais comme à l’en croire aussi il n’a jamais travaillé, son manque d'expérience de la production réelle ne le favorisait pas dans cette entreprise (Guy Debord faisait partie de ces gens préservés dans l'oisiveté qui ne savent pas qu’on ne peut pas s’enorgueillir de n’avoir pas fait quelque chose, si vilaine qu’elle soit).
Il ne suffit pas d’aimer la dialectique pour savoir la pratiquer. Pour lui, un peu comme le Saint-Suaire de Turin, « le capital est parvenu à un tel degré de concentration qu’il devient image ». Or on ne peut pas voir le capital, à moins d’abuser de substances hallucinogènes.
Il confondait la dialectique avec l’émission de propositions de cette sorte, aptes à frapper l ‘imagination mais complètement dépourvues de sens, bien dans le ton de ce à quoi s'était réduite, selon Ludwig Wittgenstein, la philosophie au XXème siècle.
- Enfin, sur le cas de Lucien Sève, Monsieur Philo du PCF pendant trente ans, il a participé au lancement de la nouvelle traduction du Capital que les ex ES diffusent maintenant en lieu et place de la traduction de Roy de 1872. Dans cette nouvelle version la vigueur classique du style du traducteur d’origine est complètement perdue, et le traducteur a eu le mauvais goût de remplacer le terme « plus-value » consacré par plus d’un siècle d’usage, par le néologisme « survaleur » .
Chez Lucien Sève, la dialectique n’a jamais été qu’une justification rhétorique pour faire dire à Marx ou à Lénine ce que les dirigeants du PCF voulaient entendre pour justifier leurs têtes-à-queues stratégiques, avant qu’il évolue vers le post-communisme et l’idéalisme religieux.
- Marx a été lu, relu, détourné, ce qui est le destin de tout auteur majeur; son étude classique du capitalisme dans son enfance doit être complétée pour être féconde aujourd’hui. Le monde, et le capitalisme des années 2020 ne sont plus ceux des années 1860, mais au-delà de ce truisme, il faut reconnaître le caractère visionnaire de l’œuvre de Marx, très en avance sur son temps, et son effet sur la réalité, y compris et surtout du coté des réactions de défense qu’il a provoquées dans le camp adverse.
Si on ne lisait qu’un seul gros livre dans sa vie, ce devrait être le volume 1 du Capital. Et si on prenait le parti de l’action pure, et on ne lisait plus rien du tout, les vingt premières pages du Manifeste du Parti Communiste seraient quand même un bon viatique pour l’existence.
GQ, 27 septembre 2021
PS L'évidence sociale, profondément ressentie dans les esprits qui n'ont pas été complètement lavés par l'idéologie, c'est qu'il y a des riches parce qu'il y a des pauvres. Il n'échappera pas à ceux qui ont fait quelques études secondaires et supérieures, que toute la culture scolaire (et médiatique) est orientée pour dénier cette évidence de l'expérience vécue et la remplacer par le mythe de la créativité des riches. Marx est celui qui rend la science et l'espoir de libération qu'elle éveille au peuple des travailleurs, celui des éternels " porteurs d'eau et coupeurs de bois" tel qu'il est défini dans le Bible.