La transition actuelle au socialisme
La transition au socialisme
La
principale raison de douter de la possibilité du socialisme est la
prévision d’une réaction si brutale des forces qui dominent l’état
actuel du monde qu’elle annulerait tout ce qu’un changement radical
pourrait apporter de bon. Le camp d’Auschwitz n’a été ouvert et la bombe
d’Hiroshima n’a été lancée que pour cette raison.
Nous
avons deux objectifs décalés dans le temps : le socialisme qui consiste
à collectiviser la production. Et le communisme qui consiste à
collectiviser la consommation. Pour être plus précis, à rendre conscient
et effectif le caractère collectif déjà présent dans le mode de
production actuel de la consommation et de la production ! Ces deux
objectifs sont considérés par la bourgeoisie, et plus encore par la
petite bourgeoisie naïve et arrogante qu’elle manipule, comme
l’abomination de la désolation.
A
Auschwitz on a tué les juifs et à Hiroshima les Japonais, victimes
sélectionnées par la haine hystérique des fauteurs directs de ces
crimes, mais le noyau rationnel, sans lequel ces crimes n’auraient
jamais été permis, était la nécessité d’intimider les prolétaires
partout dans le monde et de refermer la session d’événements ouverte par
la Révolution d’Octobre en Russie. On peut dire qu’ils ont atteint leur
but.
Il
est très clair que les contre-révolutions, ou les campagnes de
reconquête impérialistes sont d’une cruauté et d’une virulence qui va
bien au-delà de celle qui sont nécessaires pour atteindre leurs buts
pratiques. Chevillée bien au cœur de la pensée bourgeoise, il y a l’idée
qu’aucune alternative au capitalisme n’est légitime, que toute
contestation de l’ordre économique est barbarie, et que tout, absolument
tout, doit être fait pour empêcher socialisme et communisme de
triompher. Et tout, absolument tout, a déjà été fait, depuis
l’extermination des communards en 1871.
L’ordre bourgeois décadent est essentiellement terroriste au sens propre de ce terme.
Bien,
ceci constaté, cela pourrait être très décourageant, car les gens qui
se lèvent un beau matin pour entreprendre une révolution sociale, sont
des gens ordinaires qui veulent une vie meilleure, ou conserver ce
qu’elle a de bon, donc aux préoccupations banales et non-héroïques, et
ils n’ont nulle envie affronter le feu nucléaire, les chambres à gaz, et
autres traitements qui leur seront réservés s’ils veulent mettre fin à
l’exploitation !
Jusqu’à
présent, ce problème n’a pas été traité autrement que par l’oubli : un
matin, lorsque leurs exploiteurs sont occupés à se disputer le butin,
des prolétaires sans mémoire se relancent, en un combat douteux, à
l’assaut du ciel, confiants en leur force et plein de fraîcheur et de
naïveté. C’est peut-être bien ce qui est en train de se produire
maintenant aux États-Unis.
Sans
doute l’histoire révolutionnaire épique que nous laissons raconter
comporte trop de martyrs et pas assez de victoires et de chefs
victorieux. Gramsci et le Che sont des maîtres et des héros, mais leur
destin tragique éclipse leur œuvre, et aussi les hommages hypocrites
qu’on leur décerne servent à éclipser les figures victorieuses de la
révolution que nous laissons dénigrer impunément.
Lors
de la guerre révolutionnaire victorieuse avec l’aide cubaine qui fit
suite à l’indépendance de l’Angola, le MPLA avait un mot d’ordre simple
et concis : « la victoire est certaine». Il faut se souvenir de cette
leçon.
Les
prolétaires doivent-ils savoir qu’on leur fera payer cher leur audace
démoniaque ? Qu’on leur fera payer avec la violence, et avec la misère,
on leur fera payer l’outrecuidance de s’attaquer à l’ordre d’un monde
inégalitaire dans son essence qui n’a quasi pas bougé depuis Christophe
Colomb ?
L’élévation
du niveau scolaire qui accompagne l’embourgeoisement des cerveaux dans
le monde sans élever du tout le niveau de la conscience ne laisse rien
ignorer des échecs et des pertes humaines dues aux révolutions, en
rejetant les fautes sur leurs auteurs. Pour médias et historiens
mainstream le patron des révoltés contre l’ordre social est Satan, comme
dans la Bible, ce bon livre où le lot éternel des exploités est de
couper le bois et de puiser l’eau.
Mais heureusement il y a les contradictions internes du capitalisme !
Aujourd’hui
la contradiction principale oppose l’Occident sénescent au périphérique
monde post-colonial, qui a été à la fois opprimé et instruit par
l’impérialisme. En toute logique libérale, darwinienne (et non-raciste),
les capitalistes occidentaux devraient s’effacer devant leurs collègues
issus des continents émergents, se fondre à eux et accepter une
position subalterne dans le partage de la plus-value, comme les
Européens ont du l’accepter au profit des États-Unis. Et bien non ! Les
Occidentaux, et parmi eux tout particulièrement les Anglo-Saxons
n’acceptent pas le déclassement mondial, pour des raisons qui ne sont
pas rationnelles, et qui les rendent dangereux. La situation dominante
de leur partie du monde et le travail de propagande séculaire pour la
justifier a fini par déteindre sur la psychologie individuelle des
foules métropolitaines d’une manière inquiétante qui peut conduire à
d’autres Auschwitz, d’autres Hiroshima, perpétrés sur d’autres victimes
sous de bons prétextes qu’on trouvera à point nommé.
Ils n’ont même pas assez de dialectique pour comprendre que le « mal » quand il est apparu avait revêtu la forme du « bien » !
La
contradiction entre travail et capital en Occident a été provisoirement
et principalement résolue au bénéfice du dernier par l’externalisation
de la production à toutes les échelles vers les périphéries, et
l’éclatement de la contradiction impérialiste ruine ces équilibres et
relance la lutte des classes dans les métropoles.
Mais
la révolution ne commence pas avec des roulements de tambour, elle
arrive sur des pattes de colombe. Si elle s’affiche à son de trompe, non
seulement elle ne triomphera pas, mais elle risque de sombrer dans le
ridicule.
Non
seulement elle ne se gargarise pas d’un grand récit, mais il faut
qu'une partie du camp du capital se méprenne et encourage, à son grand
détriment, les premières expressions de ce qui va le supprimer, à la
manière des aristocrates de la fin de l’Ancien Régime, tombés sous le
charme des Lumières bourgeoises et de Jean Jacques Rousseau.
La
scénographie révolutionnaire a été en grande partie récupérée, avec la
complicité des idiots de l'extrême gauche, en schéma de déstabilisation
des sociétés socialistes existantes et des puissances non-occidentales
émergentes. La révolution, pour la plupart des gens qui la regardent à
la télévision se réduit aujourd’hui à un happening médiatique dans un
pays lointain contre un méchant dictateur, vieux et laid.
Ainsi
les anti-autoritaires et anticapitalistes bien de chez nous qui tapent
sur le tam-tam de l’interdiction d’interdire et qui s’égosillent en
détournant Bella Ciao et d’autres hymnes révolutionnaires travaillent en
réalité au maintien de la suprématie blanche. La différence entre un
fasciste et un gauchiste est facile à voir et n’est pas bien grande : le
gauchiste veut avoir sous la main des esclaves à domicile traités avec
une bienveillance à double fond, en soignant sa bonne conscience, tandis
que le fasciste veut exclure les non-blancs de son voisinage immédiat
pour les pressurer à distance, sans doute parce qu’il a une conscience
diffuse de la leçon du vieil Hegel, du fait que la dialectique du maître
et de l’esclave tourne toujours à l'avantage de l’esclave.
La
voie vers le socialisme en définitive ne peut être entreprise que dans
un grand mouvement populaire égalitaire qui épouse les revendications
élémentaires – et alimentaires- des masses. Des masses sans distinction
de genre, de couleur, de religion, etc. Ces revendications qui n’ont
rien de la grandeur romantique portent sur l’emploi, le salaire, le coût
de la vie, le logement, la qualité des services publics (santé,
éducation, transports, etc), la sécurité sociale mais aussi la sécurité
dans l’espace public. Ces revendications dans la mesure où elles
dépassent les préoccupations du quotidien sont formellement déterminées à
préserver la paix, et exigent donc une politique internationale
anti-impérialiste.
Ce mouvement doit ignorer délibérément toutes les questions de société qui sont mises en avant pour diviser les masses.
Si
ce mouvement de nature réformiste radicale triomphait, c’est à dire
s’il avait affaire à des capitalistes disposant d’une marge de manœuvre
suffisante pour lui donner satisfaction de manière significative, il
aboutirait contre nos intentions à renforcer le capitalisme. Mais on
peut être à peu près sûr que l’état actuel des contradictions est tel
que cette marge n’existe plus, contrairement aux années postérieures à
1945 du Plan Marshall et du Welfare State. La société capitaliste
s’écroulera à cause de son incapacité à rien offrir de plus à ses
prolétaires sur le plan matériel.
Mais
la proposition d’un programme modeste et juste, confronté au refus
brutal d’accorder satisfaction sur des demandes qui sont objectivement
légitimes peut provoquer la rupture du bloc social dominant, aiguiser
ses contradictions, rendre inopérantes ses forces de répressions et ses
alliances internationales. Une stratégie frontalement révolutionnaire ne
peut provoquer cette rupture, comme l’ont abondamment prouvé tous les
échecs des militants des générations 1960 à 1980, auxquels le courage
pourtant ne manquait pas et qui étaient proches de disposer de
l’hégémonie intellectuelle. En face, il y avait un bloc qui était
monolithique, et ce n’était pas le « bloc soviétique » comme on le
croyait !
Dans
une société comme la nôtre qui est menée par le bout du nez par le
retour périodique des échéances électorales, ce programme ne peut pas ne
pas s’exprimer dans une campagne électorale présidentielle, il doit
être endossé par un candidat, et un parti qui lui donne une majorité de
députés après sa victoire. Ceci pour le déclenchement de la situation,
sachant qu’un programme social radical ne pourra jamais être imposé aux
privilégiés du pouvoir et de la fortune et à leurs héritiers par la
seule force des lois existantes.
C’est
l’inattendue dans ce rôle Karine Lemarchand qui avait bien montré les
limites de Mélenchon, qui s’est avéré complètement incapable de répondre
à sa question : « Croyez vous que tous ceux qui sont assis sur leur tas
d’or vont vous laisser faire ? » ; ce n’est pas tant le fait qu’il
n’ait pas répondu à une question si difficile qu’on peut lui reprocher,
que d’avoir été surpris par elle et de n’avoir pas préparé de réponse,
pas même pour noyer le poisson !
Mélenchon jouait avec le feu, mais il ne faisait que jouer.
GQ, 28 août 2020