Le coronavirus met à nu les
mutations de l’équilibre international : obnubilé par les sanctions et
centré sur lui-même, l’Occident accepte mal la perte de son hégémonie
face à la montée d’un bloc eurasien ouvert sur le monde.
Nous sommes désormais plus de quatre milliards à vivre
en résidence surveillée. On la dira citoyenne si l’on est bon public. En
moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le phénomène du
« confinement » a pris une extension sidérante, faisant souffler sur la
planète un vent de surréalisme. On glosera longtemps sur l’origine de ce
mystérieux virus qui a précipité notre monde familier vers un avenir
inquiétant.
Faut-il pour autant céder à la folie ambiante en
reléguant au rang de souvenir la mutation géopolitique qui, depuis une
dizaine d’années, refaçonne le monde sur de nouvelles bases. Si cette
vague de fond n’était qu’une illusion d’illuminé, aurait-on vraiment
dramatisé le virus comme on l’a fait ? A moins que la pandémie n’ait été
un catalyseur propice à l’avènement du « nouvel ordre » messianiste
prophétisé par Kissinger, Attali, Gordon Brown, Bill Gates et consorts ?
C’est l’issue de l’affrontement en cours entre le bloc atlantique,
maître du monde menacé dans son hégémonie, et le challenger eurasien à
direction russo-chinoise qui tranchera. En effet, si la « vague corona »
n’est pas un épisode banal, c’est surtout en raison du chaos qu’elle a
semé en cent jours. Provoquer le « confinement » d’une bonne moitié de
l’humanité, sur les cinq continents, relève du jamais-vu. Innombrables
seront donc, de part et d’autre de l’Atlantique, là où l’on recense 90%
des infectés et des morts, les experts ou justiciers qui diront l’avenir
sans avoir rien vu venir. Avant de tirer des plans sur la comète pour
réparer l’incommensurable dégât, ils devront en tout cas remiser leurs
idées préconçues qui ont volé en éclats. Le confinement généralisé
complété par un confinement audiovisuel omniprésent à haute dose de
coronavirus se prête mal à une révision déchirante, mais les faits sont
têtus.
Le bloc atlantique a perdu sa suprématie globale et son
magistère intellectuel ou moral. Dur à admettre pour les Trump, Pence,
Pompeo, Bolton et Cie, mais aussi pour la gent occidentaliste. Les
effets de manche sur la mort cérébrale de l’OTAN ou le déclin de
l’Occident sonnent faux tant est enraciné le nombrilisme. Le coronavirus
aura ruiné l’image de l’Amérique et de l’Europe, et c’est auprès de
l’Organisation de coopération de Shanghai (Chine, Russie et alliés
asiatiques) que la plupart des pays, même les plus inattendus, auront
cherché assistance.
La Chine, première à juguler le fléau, est très
sollicitée. Forte d’un prestige certain, elle affirme son leadership.
Son aide à l’Italie, abandonnée par ses partenaires européens, voire à
la France, ne passe pas inaperçue… La Russie a lancé elle aussi des
opérations de secours à destination de l’Italie (matériel de dépistage
et de désinfection, médecins, virologues et épidémiologistes) et de
seize autres pays : membres de l’Union économique eurasienne (ex-URSS),
Iran, Egypte, Venezuela, Corée du Nord, Mongolie. La Serbie a choisi de
faire appel à Moscou et Pékin.
Cette implication des grands de l’Eurasie a de l’impact.
Médiatisation ? Ni plus ni moins que naguère les « grandes
démocraties ». D’ailleurs, que pourraient médiatiser nos médias de
révérence, sinon le cynisme égocentrique des occidentaux, la vanité de
leurs leçons, leur acharnement dans des guerres illégales et la fin de
leur monopole humanitaire, cheval de bataille pour l’ingérence. D’où la
campagne de mensonges sur les pays qui fâchent : la Chine
« responsable » de la pandémie (Trump demande indemnisation), la Russie
accusée de « surmilitarisation », l’Iran, la Syrie…
On a espéré en vain que les Européens décrètent une
trêve des sanctions et menaces d’ingérence, occupés comme ils le sont
par le corona. Aux Etats-Unis, l’arrivée en trombe du virus a déchaîné
une rage de sanctions tous azimuts. Or, celles-ci, devenues l’arme
majeure de la stratégie de l’Amérique et de l’Union européenne, ont
précisément pour but d’entraver le fonctionnement d’un Etat, d’étrangler
son économie et d’empêcher son peuple de vivre. En ces temps
coroniques, elles ont pour résultat d’interdire les importations de
médicaments et matériels sanitaires et de rendre impossible la
réparation des équipements. On confine bien les populations, pourquoi se
priverait-on de « confiner » les Etats ?
Un rappel à ce propos. C’est la disparition de l’URSS
qui, en 1991, avait permis à l’Amérique de prendre le contrôle du
Conseil de sécurité, autorité suprême (chapitre VII de la charte de
l’ONU) en matière de maintien de la paix, sécurité internationale et
règlement des conflits, et ce en lui substituant une « communauté
internationale » toxique, incarnée par un triumvirat au comportement
« préoccupant ». Washington pouvait dès lors infliger des sanctions de
tous ordres (restrictions à la circulation des biens, des personnes, des
valeurs financières, embargos sur des produits ou des armes, gels
d’avoirs) à l’encontre des Etats « voyous » accusés de ne pas respecter
la légalité internationale en matière de non-prolifération des armes
interdites, lutte contre le terrorisme et « gouvernance ». Une évidence
s’imposerait au fil des ans : les Etats voyous ne sont pas forcément
ceux que traque notre « troïka ». Les résultats sont connus : entre
« chaos créateur », « théorie du fou » de Nixon/Kissinger et
« responsabilité de protéger », les Etats-Unis, leur cœur battant
israélien et leurs supplétifs européens, pensent être en mesure
d’entretenir partout un désordre sans fin, à l’ombre de la nouvelle
peste coronique.
Si la Chine et la Russie, déjà cibles de lourdes
sanctions, doivent être traitées avec précaution, l’arrogante patrie du
Bien se défoule sur ceux qui dans son arrière-cour la défient. Cuba, qui
a développé une médecine de pointe, dépêchant près de 600 spécialistes
vers quatorze destinations (y compris Italie, France d’Outre-Mer et
Caraïbes, Syrie), irrite certes l’Oncle Sam vieillissant, mais le
vétéran de l’embargo yankee a fait ses preuves. C’est donc le Venezuela,
détenteur d’immenses réserves pétrolières, qui est la cible « latine »
par excellence. Qu’il soit victime du virus ne fait qu’exciter chez
Trump et ses sbires un acharnement « viral » qui se manifeste par des
sanctions meurtrières et dévastatrices. Des experts onusiens les
qualifient de « crimes contre l’humanité », « s’apparentant à une action
génocidaire », ajoutant que « dans un monde décent, leurs architectes
devraient être emprisonnés à vie ». L’objectif avoué est de capturer
Maduro, accusé de narcotrafic, et de le remplacer par un fantoche. En
attendant, le coût des dépistages du covid se trouve propulsé à des
niveaux exorbitants et le FMI a refusé le prêt demandé par Caracas.
Paris et Londres appuient cette agression grossière, envoyant des
navires dans les parages au prétexte d’aider à la lutte contre la
pandémie (sic).
« Le coronavirus signifie que l’Amérique est totalement
brisée. Trump devrait sortir de l’enfer syrien », écrit Doug Bandow le
22 mars dans The American Interest. En attendant,
agressée par la coalition hybride que l’on sait, théâtre de la guerre
« invisible et sans fin » menée par Trump et ses alliés pour interdire
paix et reconstruction, et occupée illégalement à l’est de l’Euphrate
pour « contrôler le pétrole », la Syrie est en outre frappée depuis 2011
par une pléthore de sanctions occidentales sadiques.... C’est
dramatique pour un pays dévasté, alors que le coronavirus y a fait son
apparition. Est également criminel le siège imposé par Washington à
Téhéran, résistant depuis 1979 aux sanctions occidentales. Confronté à
la réescalade engagée par Trump, l’Iran est durement affecté par la
pandémie. Pour ces pays de « l’Axe de la résistance », l’interdiction de
commercer en dollars vise à empêcher tout achat de médicaments et
d’équipements sanitaires, alors qu’ils sont économiquement étranglés.
Comment compter sur des Européens velléitaires dont le coronavirus est
le seul horizon et les sanctions le seul outil politique ?
« Soyez humains, levez les sanctions pour tous les pays
et mettez fin à toutes vos guerres contre tous les pays. Cessez de
fabriquer des armes et tournez-vous vers l’humanité… ». Cet appel d’une
journaliste syrienne fera-t-il réfléchir ? C’est mal parti. Rohani
rappelle que l’Amérique n’est pas seulement responsable de la mort d’un
Iranien toutes les dix minutes, mais qu’elle menace la vie du monde, et
il met l’Europe en garde : Qom n’est pas si loin de Londres ou de Paris.
Khamenei aurait-il tort d’invectiver Washington ? : « Vous êtes des
insolents, des oppresseurs, des terroristes ». Il n’y a que la vérité
qui blesse.
Michel Raimbaud - 23 avril 2020
Ancien diplomate et essayiste, Michel
Raimbaud a publié plusieurs ouvrages, notamment Tempête sur le Grand
Moyen-Orient (2e édition 2017) et Les guerres de Syrie (2019).