Quelques raisons des échecs du mouvement ouvrier

Vaste sujet, amplement débattu. Avec le recul, on peut entrevoir quelques unes de ces raisons.
La plus évidente est que les ouvriers, privés de salaires, ne peuvent tenir longtemps, malgré les caisses de solidarité, tandis que les possédants peuvent attendre, et possèdent les leviers de l’appareil d’Etat (police et armée), en même temps qu’ils peuvent stipendier des briseurs de grève, voire des milices. La grève générale serait certes une arme décisive, mais à condition de pouvoir l’organiser, et seulement si elle pouvait durer et savoir vers quoi elle va.
La deuxième raison est de nature intellectuelle. On ne peut pas attendre des ouvriers, de la place où ils sont, une connaissance du système global dont ils sont et restent le socle. Il leur faudrait pour cela avoir du repos, des moyens à eux de s’informer, un niveau élevé de connaissances à partager dans tous les domaines, du temps et du goût (l’un n’allant pas sans l’autre) pour la lecture. La division du travail manuel et du travail intellectuel va donc se retrouver nécessairement dans leurs organisations, qui auront besoin de « permanents » bien préparés, avec une connaissance suffisante des institutions en vigueur et de l’état des forces en présence. Comme, aux marges du monde ouvrier, il y a toujours des individus qui ne pensent qu’à se débrouiller et donc certains se font même les mercenaires du patronat (le lumpen prolétariat de Marx), la nécessité d’une organisation forte et centralisée conduit a conduit à ce qu’on a appelé la constitution d’une «aristocratie ouvrière » et à la prééminence d’une élite intellectuelle armée de ressources théoriques. C’est, on le sait, ce qui a conduit Lénine, dans son Que faire (1907), à l’affirmation de la nécessité de « révolutionnaires professionnels » et d’un parti fortement centralisé. De fait cela a permis une prise de pouvoir, dans la conjoncture très particulière de la Russie et de la défaite militaire du tsarisme, et sa conservation lors de la guerre civile qui a suivi, mais ce sera au prix de la relégation des soviets à un rôle limité et subalterne dans l’appareil d’Etat, puis de la soumission de la population entière, Lénine une fois disparu, à un parti tout puissant. Ici se pose une question que l’on ne peut éluder : comment les ouvriers ont-ils pu adhérer au stalinisme ? Et la question est encore plus aigüe dans un tout autre contexte : comme les ouvriers allemands, qui avaient été les fers de lance d’une révolution avortée qui a mis à bas l’Empire, ont-ils pu accepter ensuite, dans leur grande masse, le régime nazi, malgré la résistance opposée par une partie d’entre eux ?

Des ouvriers complices du nazisme et du stalinisme ?

En fait on ne peut pas savoir avec précision comment les ouvriers allemands se sont comportés pendant la période nazie, puisque toute enquête y était devenue impossible. Ce qu’on sait est qu’ils sont, dans leur majorité, demeurés passifs, et ont même accepté que l’Etat nazi pille de la main d’œuvre dans les pays occupés (7 millions de travailleurs), pour la transformer en sous-prolétariat exploitable à merci, et mette en esclavage toute une série de populations de déportés (slaves notamment), quand il ne les exterminait pas. Les ouvriers seraient-ils devenus complices par nationalisme exacerbé et par racisme foncier ?
C’est difficile à croire, car, dans leur travail en temps ordinaire, les ouvriers ne sont pas racistes, tout simplement parce que, à leurs postes de travail, ils vivent la même condition que leurs collègues immigrés. Quand ils s’en prennent à ces derniers, c’est parce qu’ils se sont vu imposer par leurs patrons une concurrence déloyale, servant à rabaisser leurs salaires et leurs conditions de travail, voire à menacer leur emploi. Le documentaire, qui aborde la question, suggère que le racisme des ouvriers allemands était pour eux un moyen de justifier leur statut privilégié. Peut-être. Mais il faut replacer les choses dans leur contexte. Le régime nazi (« national-socialiste ») leur a fait croire qu’il allait les défendre face à leurs employeurs et à la ploutocratie internationale.  Et il a fait des gestes pour améliorer leurs conditions de vie, leur promettant loisirs et avantages matériels (dont la voiture du peuple, la fameuse Wolkswagen, pour tous). En second lieu les ouvriers allemands avaient particulièrement souffert de la crise économique générée par les réparations de guerre et la grande Récession venue d’ailleurs. D’où leur attachement à la Grande nation allemande. Mais quand même vient ici le soupçon : seraient-ils nationalistes par nature ?
Ici encore, c’est difficile à croire, mais il y a une raison à un nationalisme qui leur sans cesse reproché par les élites. On sait en effet que les ouvriers ont été nombreux à voter à droite dans les pays occidentaux, qu’ils ont notamment, pour une partie d’entre eux, adhéré au gaullisme, et que, aujourd’hui encore, ils ont des sympathies pour le Rassemblement national. La raison semble assez claire : quand ils sont malmenés par le patronat, surtout lorsque celui-ci est devenu apatride (avec des multinationales sous contrôle étranger), et que le chômage pèse lourdement sur eux, leurs seuls recours sont la nation et un Etat dont ils croient qu’il pourra les défendre. En période de prospérité l’extrême droite n’est pas leur tasse de thé.
Le comportement des ouvriers soviétiques face au stalinisme est beaucoup plus facile à comprendre. D’abord ils étaient valorisés par toute la propagande officielle (et Staline savait leur parler, employer leurs mots). Ensuite, il ne faut pas l’oublier, ils étaient choyés par le régime. La hiérarchie des salaires était faible (et sera par la suite en diminution constante), les ouvriers d’industrie (mineurs, métallos etc.) gagnaient plus que des médecins ou des enseignants. Le mode de vie était médiocre, mais assez communautaire pour être supporté (quant à celui de la nomenklatura, il était discret). Ceci admis, on peut se demander pourquoi ils ne sont pas mobilisés pour défendre le parti communiste lorsqu’il a initié une réforme de grande ampleur (la perestroïka) qui devait leur rendre du pouvoir dans des entreprises libérées du joug de la bureaucratie (un air d’autogestion). Je pense qu’ils n’y croyaient pas, habitués à un système où ils trouvaient malgré tout des avantages (ce qui n’était pas le cas des couches intellectuelles) : un travail sans grand intérêt certes (« nous faisons semblant de travailler, ils font semblant de nous payer »), mais où ils disposaient de réels contre-pouvoirs de fait. C’est dans ces conditions qu’ils furent l’objet d’une immense duperie et se trouvèrent réduits à une misère qu’ils n’avaient jamais connue dans le régime soviétique.
Dans les deux cas du nazisme et du stalinisme il faut bien voir que les ouvriers n’avaient plus la possibilité de s’organiser de manière autonome, ni syndicale, ni politique, ni autre, si bien qu’on ne peut pas parler d’un échec qui serait du à un manque foncier de volonté transformatrice.

Ce qu’une nouvelle révolution devrait apporter aux ouvriers

Je voudrais conclure ces quelques réflexions, que m’a inspiré le documentaire d’Arte, sur la manière dont une tout autre organisation du travail pourrait et devrait transformer le travail des ouvriers et leur donner toute leur place dans la société.
Il faudrait non seulement revaloriser leurs salaires et améliorer leurs conditions de travail à la mesure du rôle fondamental qu’ils continuent à jouer dans l’économie, autrement dit les sortir d’une «condition ouvrière » qui n’a rien d’enviable, mais encore s’attaquer à l’aliénation qui pèse sur leur travail lui-même. A cet égard la robotisation est en soi une bonne chose, puisqu’elle supprime des gestes machiniques, qui ont permis d’accroître la productivité, mais qui sont d’autant plus dévalorisants et humiliants qu’elle peut s’y substituer. Actuellement ces robots, qui ne se fatiguent jamais et ne font jamais grève, constituent une pression supplémentaire, car il faut aller toujours plus vite pour suivre leur rythme. Mais ils réduisent considérablement, sans la supprimer, la dépense de travail vivant, et ouvrent la perspective d’une formidable réduction du temps de travail. Ensuite, et par là aussi, une forte réduction de la division du travail devient possible, qui serait bénéfique non seulement pour les ouvriers, mais pour tous.
Le thème n’est pas nouveau. On se souvient que, dans les années 1970, la révolte des OS a remis en cause l’ordre tayloriste et fordien, à tel point que le patronat a du y chercher une réponse (notamment celle, à l’époque, des cercles de qualité), et que le gouvernement socialiste a fait voter en 1982 les lois Auroux relatives au renforcement des institutions représentatives du personnel et aux conditions d’hygiène et de sécurité, ce qui ne représentait qu’une amélioration du droit du travail, mais ne changeait rien à la nature de ce dernier. Par la suite ont fleuri les initiatives managériales censées donner aux ouvriers initiative et responsabilité, mais elles ont en fait servi surtout à les mettre davantage en concurrence. La division du travail n’a été quelque peu cassée que dans les coopératives (on se souvient ici du combat des Lip), mais ces dernières sont restées dans les marges de l’économie.
Il y eut bien une tentative historique pour surmonter, en partie du moins, la division du travail ; ce fut en Chine, à l’époque de la révolution culturelle, la constitution des comités révolutionnaires, qui dirigeaient les usines et comportaient des représentants des ouvriers et des cadres, tous élus (et, dans certains cas, de l’armée). Dans les ateliers le plan de travail de la journée, les cadences, les améliorations et innovations techniques étaient discutés ensemble. Les primes, le salaire aux pièces et les bonis avaient disparu. Loin d’entraîner une baisse de la production, cette organisation peut expliquer que, malgré le maelstrom politique de la Révolution culturelle, le taux de croissance de l’économie chinoise pendant cette période soit resté élevé, au moins dans l’industrie. Mais le système économique dans son ensemble se heurtait à des limites structurelles, que je ne peux évoquer ici, et, avec le nouveau cours, on est revenu à des formes d’organisation plus proches du capitalisme. Ce qui n’est pas une raison pour ignorer ou oublier cette expérience historique.
La continuité, la simplicité et la fragmentation des opérations ont permis effectivement des gains de productivité, au sens strict du terme (c’est-à-dire indépendamment de l’allongement du temps de travail et de son intensification), mais ce fut au prix de la démotivation de l’ouvrier, de la perte de son ingéniosité, et de la quasi disparition de la coopération intersubjective. Par exemple les méthodes consistant à filmer ses mouvements, en lui attachant des ampoules aux bras, à chronométrer son geste et à  mesurer sa dépense musculaire (évoquées dans le documentaire) pour déterminer « l’acte utile » sont certainement moins efficaces que le conseil de l’ouvrier vétéran ou de l’instructeur du centre d’apprentissage, autrement dit l’information et l’apprentissage mutuels.
Parmi réduire les coûts de production, le capitalisme fait toujours son tri parmi les méthodes de production : il choisit d’abord tout ce qui sert à intensifier le travail et augmenter sa durée (une tendance qui se renforce à nouveau de nos jours) et, parmi les sources de productivité, il choisit celles qu’il peut contrôler et qui peuvent contrecarrer des résistances ouvrières. Toutes les formes de collaboration capital-travail, telles que la dite cogestion (qui n’en est pas vraiment une) dans les grandes entreprises de certains pays de l’Europe du Nord, n’y changent pas grand-chose, car l’organisation du travail y reste, pour l’essentiel, ce qu’elle est. C’est en sortant du capitalisme pour aller vers des entreprises « socialisées » fondées sur la démocratie d’entreprise - sujet que je ne peux développer ici – que les ouvriers, main dans la main avec les techniciens et ingénieurs, pourront sortir de la malédiction du travail aliéné, donner toute leur mesure, et aussi progresser normalement dans la hiérarchie. Quant aux cadres fortement diplômés, ils verraient les choses tout autrement, y compris sur le plan technique, s’ils passaient par exemple un jour par semaine à côté des ouvriers dans l’atelier, au lieu d’y faire une simple visite lors de leur prise de fonction.
Mais les ouvriers ont aussi, je l’ai laissé entrevoir, bien d’autres choses à apporter à une société qui voudrait maîtriser son destin, et que je ne vois pas comment appeler mieux que socialiste. Je me contenterai de deux orientations.
Cette société, sans se priver des apports des technologies de pointe là où elles sont vraiment utiles, privilégiera les « basses technologies », celles où l’on peut réduire la quantité et la complexité des matériaux utilisés,  celles qui permettent de réparer facilement outils et machines, celles enfin grâce auxquelles on peut prolonger la durée de vie des produits. Je prends un exemple : aujourd’hui les véhicules sont bourrés de dispositifs électroniques - en attendant la voiture connectée et autonome. Le mécanicien de l’entretien et de la réparation automobile n’y comprend pas grand-chose, et se contente de remplacer le boitier défaillant, fort onéreux, qui sera quasi impossible à recycler. Cela détruit une grande partie de son travail expert, pour des bénéfices pour l’utilisateur qui sont souvent minimes, tenant plus du gadget que de la facilité ou de la sécurité de conduite (à la différence par exemple du freinage ABS), et qui vont au détriment de l’environnement et contribuent à l’épuisement des ressources naturelles (métaux rares). Les ouvriers n’éprouvent aucune passion à construire, réparer ou utiliser de tels véhicules, qui enchantent l’oligarchie. Or ce sont eux qui ont raison. D’une manière générale la course folle du capitalisme, sous le fouet de la concurrence, vers le must de la technique et du confort raffiné est une impasse. Il faudra bien l’arrêter.
Et, en voyant plus large, c’est l’ensemble des travaux dans la société qui devra être remis sur ses pieds, c’est-à-dire sur les travaux véritablement utiles, qui produisent de vraies valeurs d’usage, dont les valeurs d’usage matérielles[6], par opposition à tous ces travaux « à la con » (les bullshit jobs du sociologue David Graeber) que le capitalisme a multipliés, et qui le sont de l’avis même de ceux qui les effectuent. Les ouvriers nous aideront à dessiner ce monde de demain qui nous sauvera de l’actuel désastre anthropologique.
Les ouvriers ne sont pas obsédés par la richesse, le standing et les signes de distinction. S’il arrive à l’un d’eux de remporter le gros lot au Loto, il ne sait pas trop qu’en faire. Ils aiment plutôt, je l’ai dit, un mode de vie digne, mais tempérant (auquel George Orwell ajoutait un souci d’honnêteté, dans sa conception de la common decency), et des loisirs conviviaux. Ce sont donc eux qu’il faudrait solliciter, impliquer et suivre si l’on veut aller vers cette société de sobriété qui sera seule compatible avec l’habitabilité de la planète.


[1] Je simplifie. Dans un ouvrage ancien (De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck, 1989, tome 1), je m’étais efforcé de développer et d’affiner la théorie de la coopération chez Marx, qui lui servait à montrer comment elle accroissait la productivité du travail vivant (cf. mon annexe sur la coopération et le tableau de la page 642), Et j’avais distingué plusieurs formes de coopération objective, celle reposant sur les instruments du travail, mais aussi celles reposant sur l’objet et le champ de travail. De fait l’usine n’est pas que des machines, elle est aussi des postes de travail, et l’objet de travail peut y jouer un rôle structurant, notamment dans les industries de process. Quant à la coopération que j’appelais  subjective (c’est-à-dire dépendant directement de la force de travail), mais « factuelle », elle revêt aussi plusieurs formes, la principale étant celle du travail fragmenté, mais qui diffèrent foncièrement de la coopération intersubjective.
[2] Gérard Mendel, L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’actepouvoir, La Découverte, 1998.
[3] Louis Oury, Les prolos, Editions du Temps, 1973. L’ouvrage sera réédité 4 fois.
[4] Editions du Seuil, 1976.
[5] Je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre précité et à l’annexe qui y est consacrée à la question, p. 645-688.
[6] Il est bon de rappeler ici que les ouvriers représentent encore, selon l’INSEE, 20% de la population active dans ce pays fortement désindustrialisé qu’est devenu la France.