« L’Ukraine d’aujourd’hui n’est pas une démocratie » : entretien avec l’ancien ambassadeur Jack Matlock
Jack Matlock est un témoin privilégié de la diplomatie internationale des dernières décennies. Dans cet entretien passionnant, il répond à Gregor Baszak pour Antiwar sur la situation en Ukraine, les ratés de la politique étasunienne, de l'OTAN et comment interpréter les positions de la Russie. Il explique notamment comment après la fin des années 1990, "le complexe militaro-industriel américain a déployé un effort concerté pour trouver des "concurrents" afin de justifier des budgets de défense énormes et en augmentation (I'A).
Jack F. Matlock, Jr. a été ambassadeur des États-Unis en Union soviétique de 1987 à 1991 et de 1981 à 1983 en Tchécoslovaquie. Il a siégé au Conseil de sécurité nationale sous le président Reagan et a participé à plusieurs sommets sur le contrôle des armements, notamment à Reykjavik en 1986. Au total, il a servi 35 ans dans le service diplomatique américain, de 1956 à 1991. De 1996 à 2001, il a occupé le poste de Professeur George F. Kennan à l’Institute for Advanced Study de Princeton, dans le New Jersey. Il est l’auteur de trois ouvrages : Superpower Illusions (2010), Reagan and Gorbatchev : How the Cold War Ended (2004) et Autopsy of an Empire (1995). Ce qui suit est la transcription d’une conversation tenue le 22 avril 2024. La transcription a été légèrement modifiée pour des raisons de clarté et de longueur.
Monsieur Matlock, le 20 avril, une large majorité bipartite à la Chambre des représentants a approuvé un projet de loi de 95,3 milliards de dollars sur l’aide étrangère. Il envoie 60,8 milliards de dollars à l’Ukraine et le reste à Israël, à Gaza et à Taïwan. Le Congrès a également approuvé d’autres mesures, notamment l’extension de la surveillance sans mandat aux États-Unis. De nombreux membres du Congrès, en particulier des démocrates, agitaient des drapeaux ukrainiens au sein de la Chambre. Qu’est-ce qui vous est passé par la tête quand vous avez vu ces images ?
Je
pense qu’ils font une très grosse erreur. Tout d’abord, ces crédits ne
proviennent pas du contribuable. Nous devons emprunter de l’argent pour
couvrir ces crédits et nous sommes déjà très endettés à l’étranger. La
dette nationale dépasse aujourd’hui les 33 000 milliards de dollars et
augmente de 2 000 milliards de dollars par an. Comme l’a déclaré le
président de la Réserve fédérale, cette situation n’est pas viable.
Maintenant,
quel est le but de ces crédits ? Le crédit le plus important a été
alloué à l’Ukraine. L’Ukraine ne peut pas gagner cette guerre dans les
termes que les dirigeants ukrainiens ont énoncés. En fait, il ne serait
pas dans l’intérêt de l’Ukraine qu’elle récupère tout le territoire que
la Russie occupe actuellement. La grande majorité de ces habitants sont
russophones, tandis que le gouvernement ukrainien actuel a déclaré que
les russophones ne sont pas de vrais Ukrainiens. L’OTAN fait déjà ce qui
serait nécessaire si l’Ukraine était membre de l’OTAN. Plus d’armes
permettront tout simplement plus de destructions, la plupart en Ukraine
même. Plus cette guerre durera, plus la Russie s’emparera de territoires
et insistera probablement pour les conserver. Si cela dure plus
longtemps, l’Ukraine se révélera être un État difficilement viable,
surtout si elle continue à se définir comme anti-russe, son principal
voisin et un pays auquel ses régions orientales et méridionales ont
appartenu pendant plusieurs siècles.
Or, dans le cas de l’aide
militaire à Israël, nous continuons à verser de l’argent et des armes
alors qu’Israël est presque certainement en train de commettre un
génocide. Il s’agit d’une question grave, et même si notre président a
condamné de nombreuses actions d’Israël, même si Israël ne fait pas ce
qu’il suggère, il continue à l’armer.
Quant à l’aide à Taïwan, le
renforcement de la présence militaire américaine sur place risque
d’inciter les Chinois à tenter d’absorber Taïwan par des moyens
militaires. Les États-Unis ne devraient pas revenir sur la politique
définie par le président Nixon lorsque les États-Unis ont reconnu la
République populaire de Chine. Taïwan a une économie remarquablement
bonne qui survivrait difficilement à une attaque de la Chine. Mais si la
Chine décidait de l’envahir, ce serait une folie pour les États-Unis
d’entrer en guerre avec elle. Une telle guerre pourrait facilement
devenir nucléaire.
Je suis sûr que vous connaissez le travail d’Elbridge Colby. Il est un grand partisan de ce qu’il appelle une « stratégie du déni
», qui consiste essentiellement à contenir la Chine, à l’empêcher, par
l’intermédiaire de Taïwan, d’étendre sa puissance aux chaînes d’îles de
la mer de Chine méridionale. Il affirme que c’est dans l’intérêt de la
sécurité nationale des Etats-Unis, que c’est là que l’Amérique doit
investir. Que répondez-vous à cela ?
Je ne pense pas
que ces arguments aient du sens. Nous disons que notre marine doit
dominer la mer de Chine méridionale. Comment réagirions-nous si les
Chinois, les Russes ou n’importe quel autre pays disaient : « Nous
devons dominer les Caraïbes » ? Comment nous sentirions-nous si les
Chinois survoleraient régulièrement la frontière pour recueillir des
renseignements ? Nous le faisons autour des leurs. Je n’adhère pas à
l’argument selon lequel les États-Unis ont l’obligation de dominer les
mers du monde. Bien sûr, nous voulons qu’ils soient ouvertes au
commerce, et c’est aussi dans l’intérêt de la Chine.
Je pense que la
militarisation des relations avec la Chine est une énorme erreur. Au
cours des 30 dernières années, le gouvernement chinois a probablement
amélioré la vie d’un plus grand nombre de personnes plus rapidement que
n’importe quel autre gouvernement dans l’histoire. Le PIB chinois est
égal ou supérieur au PIB américain. Certains y voient une menace, mais
ce n’est pas mon cas. La Chine compte quatre fois plus d’habitants que
les États-Unis. Alors pourquoi son PIB ne serait-il pas au moins quatre
fois supérieur au nôtre ? L’idée que les États-Unis doivent être les
premiers dans tous les domaines et que tout pays dont l’économie croît
plus vite est une menace est tout simplement fausse.
Dans les deux questions suivantes, j’ai voulu remonter le cours de l’histoire. En 1997, vous avez cosigné une lettre ouverte rédigée
par 50 personnalités du monde de la politique étrangère américaine, qui
qualifiaient l’expansion de l’OTAN vers l’Est d'”erreur politique aux
proportions historiques”. La lettre affirmait également que l’expansion
de l’OTAN “renforcerait l’opposition non démocratique” en Russie,
“diminuerait la sécurité des alliés et fragiliserait la stabilité
européenne”. Récoltons-nous aujourd’hui ce que nous avons semé à
l’époque ?
Oui, c’est le cas. J’étais fermement
opposé à l’élargissement de l’OTAN à partir du nombre de membres qu’elle
comptait en 1991. J’ai assisté à plusieurs réunions au cours desquelles
les dirigeants américains, mais aussi britanniques et allemands, ont
assuré à Gorbatchev et au ministre des Affaires étrangères de l’époque,
Chevardnadze, que si l’Allemagne de l’Est était autorisée à rejoindre
l’Allemagne de l’Ouest et que l’Allemagne unie restait dans l’OTAN,
celle-ci ne s’étendrait pas plus à l’Est. En fait, comme le secrétaire
d’État Baker l’a déclaré à plusieurs reprises, l’OTAN ne s’élargirait
“pas d’un pouce”.