L’Occident aime la démocratie... tant que ses résultats lui plaisent
Les
États-Unis et leurs alliés tentent de manipuler la politique de la
Russie depuis la chute de l’Union soviétique au début des années 1990.
Une analyse de Timofeï Bordatchiov.
Cet
article a été initialement publié sur RT International par Timofeï
Bordatchiov, directeur des programmes du club de discussion «Valdaï».
L’un
des cas les plus curieux de l’histoire tumultueuse des relations
russo-américaines de l’après-Guerre froide est la décision des autorités
américaines de réduire l’aide financière à Moscou après que les
élections libres à la Douma de 1993 ont accordé un nombre important de
sièges au nouveau Parlement russe aux représentants de l’ancien Parti
communiste au pouvoir et du Parti libéral-démocrate de Russie
nationaliste. Cette réaction directe de Washington aux résultats de
l’expression de la volonté populaire dans un pays étranger était un
parfait exemple de la façon dont l’Occident perçoit la nature des
institutions démocratiques dans les pays qu’il considère comme
dépendants de lui.
Les
Américains et les Européens occidentaux ont fait de leur mieux pour
nous convaincre que la démocratie et les élections étaient des
instruments de manipulation politique
C’est
ainsi que les États-Unis et l’Europe occidentale percevaient la Russie
dans les années 1990, et tout ce qu’on attendait de ses législateurs
était qu’ils remplissent inconditionnellement la fonction qui leur était
assignée dans les plans de leurs tuteurs à l’étranger. Il convient de
noter que de telles attentes étaient compréhensibles : les parlements et
les gouvernements de tous les pays dits post-communistes ont fidèlement
fait ce qu’on leur disait de faire.
La
déception suscitée par les résultats inattendus des élections russes a
cédé au ressentiment envers les autorités russes qui, selon les
États-Unis, rechignaient à satisfaire aux exigences de l’Occident. Avec
les discussions approfondies sur l’élargissement de l’OTAN à l’Est
l’année suivante, en 1994, l’effondrement des relations avait commencé.
Au
cours de sa période de domination mondiale, l’Occident a donné un
nombre incroyable d’exemples de mauvaise foi sur les principes qui
avaient émergé au sein de sa propre civilisation. Il est donc surprenant
que le reste du monde continue de considérer la démocratie comme le
moyen le plus fiable d’assurer le fonctionnement stable des institutions
sociales. D’autant que les Américains et les Européens occidentaux
eux-mêmes ont fait de leur mieux pour nous convaincre que la démocratie
et les élections étaient des instruments de manipulation politique sans
aucune valeur intrinsèque. Dans la vision du monde occidental, ces
institutions, d’une part, adaptent toujours leurs décisions à la
position du pays sur la scène internationale, et d’autre part, offrent
des possibilités de contrôle externe sur les élites et les
gouvernements.
L’observation
mutuelle des processus électoraux et l’évaluation de leur qualité en
général est l’une des questions les plus controversées dans les
relations entre États. D’abord, parce qu’elle est difficile à aligner
sur le principe essentiel de souveraineté des États inscrit dans la
Charte des Nations unies au fondement de l’ordre international.
Les
États indépendants ne devraient absolument pas avoir besoin que leurs
processus politiques internes fissent l’objet d’une attention étrangère.
Dans la politique internationale classique, il n’y a pas de notion
telle que le fait de «reconnaître» quoi que ce soit qui advient à
l’intérieur d’un État : chacun définit ses propres principes internes de
justice, et les autres doivent en prendre bonne note.
Peu
à peu, la plupart des pays occidentaux ont perdu leur souveraineté à la
suite de la création du bloc militaire de l’OTAN, du Conseil de
l’Europe et du début ultérieur de l’intégration européenne
Toutefois,
l’histoire dramatique du XXe siècle a conduit la plupart des pays à
reconnaître la nécessité d’une légitimation internationale
supplémentaire de leur processus démocratique. Cette forme délicate
d’intervention mutuelle dans les affaires intérieures est entrée en
application après la Seconde Guerre mondiale.
La
principale raison formelle pour laquelle les pays occidentaux ont
décidé de s’unir fut l’utilisation de processus démocratiques lors de
l’arrivée au pouvoir en Allemagne et en Italie dans les années 1920 et
1930 des forces qui sont ensuite devenues les initiatrices de la guerre.
Peu
à peu, la plupart des pays occidentaux ont perdu leur souveraineté à la
suite de la création du bloc militaire de l’OTAN, du Conseil de
l’Europe et du début ultérieur de l’intégration européenne. Plus
généralement, la légitimité externe, c’est-à-dire le fait d’être reconnu
par les autres, a historiquement été une source importante du droit des
États à communiquer avec leurs pairs.
Néanmoins,
cette pratique n’a pas été respectée partout. Par exemple, seuls 40
observateurs étrangers étaient présents lors de la dernière élection
présidentielle aux États-Unis en 2020, mais personne n’a remis en cause
la légitimité du résultat. Les autorités américaines n’ont tout
simplement pas envoyé d’invitations à d’autres observateurs potentiels.
Pendant
les élections présidentielles et législatives américaines de 2012 dans
plusieurs États, les observateurs de l’OSCE ont été interdits d’accès
aux bureaux de vote sous peine d’emprisonnement. Bien entendu, ces
représentants des pays européens n’ont constaté aucune violation
systémique cette fois-là non plus.
Les observateurs internationaux, nouvel outil de politique étrangère
Les
Américains sont généralement assez indifférents aux opinions de leurs
alliés. Étant donné que la seule source de légitimité aux États-Unis est
(au moins formellement) l’opinion de leur propre peuple, personne ne se
soucie beaucoup des positions des autres et de reconnaissance
extérieure.
Il
serait faux de prendre un exemple littéral à partir des cas
précédemment mentionnés, mais il n’y a rien de mal à la pratique de
l’observation électorale en elle-même. Elle promeut le dialogue entre
les sociétés civiles, aide à créer une plus grande confiance mutuelle et
de la transparence, et contribue à protéger les droits des minorités
nationales représentant les États voisins. Toutefois, cela n’est vrai
que tant que l’observation reste dans sa fonction de base sans devenir
un instrument de politique étrangère. C’est exactement ce qu’est devenue
toute la pratique de l’observation électorale et de l’évaluation de la
qualité des élections dans les pays occidentaux depuis la fin de la
Guerre froide.
Le
Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de
l’OSCE, créé en 1990, a pour mission directe «d’assister» la Russie et
les autres anciens pays socialistes dans leur transition vers une forme
démocratique de gouvernement. En d’autres termes, l’ingérence dans les
affaires intérieures a été proclamée activité parfaitement légitime. En
même temps, les institutions occidentales comme le Conseil de l’Europe
et l’Union européenne ont intensifié leur travail dans ce domaine.
Quant
à l’Union européenne, il semble complètement absurde que le Parlement
européen envoie régulièrement ses observateurs aux élections étrangères
et prépare des rapports sur celles-ci. Le fait est que le Parlement
européen est l’un des organes directeurs de l’Union européenne.
Autrement dit, il s’agit d’une organisation de coopération d’un groupe
significatif de pays qui, par ses fonctions, doit protéger les intérêts
de ses citoyens et des gouvernements qui déterminent ses pouvoirs et son
financement. Elle fonctionne sur la base des articles afférents dans
les traités de l’UE. Il est absolument impossible de comprendre pourquoi
les députés européens expriment leur opinion sur la politique
intérieure de pays qui n’ont pas signé ces accords. L’objectif de leurs
activités a toujours été clair : créer une opportunité de pression
politique sur les partenaires de l’UE afin d’améliorer la position de
négociation de l’Union.
Un outil au service des intérêts d’un groupe restreint de puissances
La
situation n’est guère différente lorsqu’il s’agit des activités des
organisations internationales qui sont formellement censées rester
impartiales. Le fait est qu’au sein de l’OSCE ou du Conseil de l’Europe,
les pays de l’OTAN et de l’UE dominaient complètement en termes de
nombre. En quelques années, ils ont pu monopoliser leurs activités dans
le domaine de l’observation électorale dans tous les autres pays qui
agissaient seuls. Tout le travail de l’OSCE et du Conseil de l’Europe
dans ce domaine est rapidement devenu un outil au service des intérêts
d’un groupe restreint de puissances.
Cela
a détruit le principe de base d’observation électorale mutuelle qui
avait été formulé à la suite de la Seconde Guerre mondiale : l’avantage
principal des observateurs étrangers était que leur attitude à l’égard
des événements devait être neutre. À présent, ils représentent
simplement les intérêts occidentaux par rapport à la politique
intérieure de la Russie entre autres pays souverains. Il n’est pas
surprenant que cette observation électorale se soit graduellement
transformée en un jeu politique dont le résultat est déterminé non pas
par la nature du processus mais par l’équilibre des forces entre
l’Occident et ses partenaires extérieurs.
La
question la plus difficile maintenant est de savoir ce qu’il faut faire
de l’institution qu’est l’observation électorale : comment trouver un
compromis entre non-ingérence et indifférence, qui peut, entre autres
choses, être au détriment de la partie concernée. La Russie et les
autres États ex-soviétiques peuvent maintenir la pratique de la présence
réciproque de leurs représentants dans les bureaux de vote les uns des
autres, par exemple.
Entre
500 et 1 000 observateurs de pays amis et d’organisations
internationales étaient présents lors de l’élection présidentielle russe
ce week-end, ce qui est probablement une bonne chose. Tout simplement
parce qu’il n’y a rien de mal à la transparence mutuelle et que, dans
des conditions de respect de la souveraineté, elle peut rendre un
service que l’Occident, qui a transformé l’observation électorale en un
instrument de politique internationale, est incapable de rendre.
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