QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS ' Blog de Tony ANDRÉANI Philosophe.
CE QUE NOUS DEVONS AUX OUVRIERS
On
l’aurait presque oublié, si un remarquable documentaire d’Arte, « Le
temps des ouvriers », ne nous invitait à le ressaisir et ne nous portait
à y réfléchir à nouveau.
Les
idéologues du capitalisme d’aujourd’hui se gargarisent de la
« dématérialisation » des processus productifs, assurent que le travail
ouvrier est en train de disparaître, rêvent d’une « usine sans
ouvriers », entièrement robotisée, et se plaisent à dire que cette
couche sociale n’a plus qu’une place marginale dans la société,
remplacée par les cols blancs et les concepteurs de programmes
informatiques. Par ailleurs ils trouvent confirmation du peu d’intérêt
du travail ouvrier dans le fait que les ouvriers ne songent qu’à une
chose pour leurs enfants ; qu’ils échappent à leur condition et
s’élèvent dans l’échelle sociale. Bien sûr tout cela tient largement de
la mystification. Les machines et robots se substituent certes de plus
en plus aux hommes, mais ceux-ci restent irremplaçables à certains
postes et dans certaines tâches. L’usine sans ouvriers n’a fait que les
déplacer aux quatre coins du monde, la grande usine d’assemblage à la
chaîne suppose une multitude de sous-traitants, l’intelligence
artificielle même a besoin des petites mains qui collectent les données.
Et, sans tous ces tâcherons, une part essentielle de la valeur
nouvelle, ajoutée, ne serait pas produite. Cependant ce n’est pas voir
que les ouvriers ont bien d’autres choses à nous apporter que leur
labeur et leur savoir-faire, et c’est ce qu’on voudrait développer
quelque peu ici.
A
l’inverse la tradition révolutionnaire a vu dans les ouvriers, parce
qu’ils n’avaient que leurs chaînes à perdre, les sauveurs de l’humanité,
car ils allaient mettre fin un jour, en se coalisant et en
s’organisant, à l’exploitation capitaliste, et donner naissance au monde
des « travailleurs associés ». Pourquoi cela ne va pas de soi, on va en
reparler. Mais tout le raisonnement est appuyé sur l’exploitation, et
néglige l’autre dimension essentielle du travail ouvrier, pourtant si
fortement thématisée par Marx, l’aliénation. Et c’est une aliénation
directe, immédiate, loin du ciel des idées. Ce que le documentaire donne
remarquablement à voir, en même temps que tous les moyens que se
donnent les ouvriers pour au moins l’alléger, à défaut de pouvoir s’y
soustraire. Mais qu’est-ce d’abord que le travail ouvrier ?
Les ouvriers pris dans la « coopération objective » et dans la « coopération factuelle »
Par
« coopération objective » je veux dire ici la coopération médiée par
les instruments de travail, et par « coopération factuelle » celle
reposant sur la continuité et la fragmentation du travail, les deux par
opposition à la coopération intersubjective (des phénomènes comme
l’information mutuelle, l’apprentissage mutuel et l’« émulation », bien
présents dans l’analyse de Marx)[1].
Or ce qui spécifie le travail ouvrier est qu’il est agencé par ou via
un système de machines, alors que le travail artisanal, s’il utilise des
machines, garde une autonomie, et que la manufacture n’était encore
qu’un regroupement d’ateliers. C’est donc à juste titre que le
documentaire d’Arte porte surtout sur le travail d’usine, avec des
images impressionnantes sur l’immensité de celles du 19° siècle (ainsi
de la filature de New Lanark en Ecosse). Mais, bien sûr, il faut
entendre usine en un sens large : un grand entrepôt, un vaste atelier
d’entretien ou de réparation de rames de métro relèvent de la même
catégorie. Voilà qui est différent d’autres travaux dits manuels, par
exemple celui des ouvriers agricoles, et plus encore celui du paysan aux
champs, même avec un tracteur, mais que l’on retrouve dans l’usine
d’abattage ou dans la ferme-usine.
Cette
coopération objective, ainsi que le travail fragmenté, sont devenus tout
de suite le malheur ouvrier. Il n’était plus que le rouage d’une sorte
de machinerie humaine, et les descriptions des inspecteurs de fabrique
dans l’Angleterre du 19° siècle (abondamment utilisées par Engels et
Marx) comme des films célèbres en ont donné des aperçus saisissants.
Mais, en même temps, elle a entraîne une forme de solidarité, et même de
fraternité (le terme était courant dans les associations ouvrières),
que l’on retrouve dans tous les témoignages, et qui expliquera pourquoi
les révoltes ouvrières seront par elles profondément cimentées. Rien de
moins individualiste que le monde ouvrier proprement dit. Il reste que
le travail ouvrier est d’abord un travail masculin (c’est vrai encore
aujourd’hui, mais dans une moindre mesure), ce qui s’accompagne bien
souvent d’une exaltation des valeurs viriles, force et endurance (on est
« dur au mal »). Et pourtant ce sont bien des femmes qui ont déclenché
la première grève de très grande ampleur (1888, dans une fabrique
anglaise d’allumettes), dans une atmosphère de sororité.
Le contrôle et le vol du temps
Tout
travail est un certain emploi du temps et a ses contraintes, par
opposition au temps libre, qui n’est pas, sauf chez les oisifs, dénué
d’activités, loin de là, mais des activités qui sont facultatives et
menées à volonté. Le travail ouvrier, lui, se déroule dans un temps
totalement contraint, avec sa durée journalière, ses gestes minutés à la
seconde près (déjà bien avant le taylorisme), ses pauses chichement
calculées (2 minutes pour aller aux WC dans l’un des témoignages du
documentaire). Pas d’usine sans chronomètre, sans sonneries, sans
surveillance humaine ou automatisée, sans panopticum. Même le
philanthrope Owen en était chaud partisan.
Dans
l’entreprise capitaliste tout est fait pour qu’il ne reste pas un
soupçon de temps libre à l’ouvrier dans sa journée de travail, qui doit
être d’une parfaite monotonie. Au dix-neuvième siècle le souci des
patrons était aussi que le temps hors travail ne soit consacré qu’à la
récupération de l’énergie perdue, et ils veillaient à contrôler l’usage
fait de ce temps (au-delà des 16 heures du labeur) en parquant les
ouvriers dans des cités ouvrières, à la porte des usines (on ira même
jusqu’à déterminer leur régime alimentaire). Cela n’a pas disparu : on
connaît ces dortoirs dans des pays asiatiques, et la surveillance qui va
avec. Mais, là aussi, c’est une forme de solidarité qui règne, tous les
efforts pour mettre en compétition les ouvriers les uns avec les autres
(on se souvient de l’usine soviétique avec son ouvrier modèle), ou,
mieux encore, en concurrence salariale (le jeu des primes et des
pénalités), ne parvenant pas à briser la camaraderie. Aujourd’hui, dans
l’usine occidentale, à la fin du travail chacun prend son auto et rentre
chez lui, mais le lien n’est pas totalement perdu, surtout dans les
campagnes, et l’on se retrouvera unis lors de la prochaine grève ou de
la prochaine occupation d’usine, sauf lorsque la contrainte de revenu
fera exploser le collectif (cf. l’admirable film En guerre de
Stéphane Brizé). Ainsi le propre des ouvriers d’usine est qu’ils font
corps, à l’opposé de l’individualisme ambiant et de tout le management
qui prétend promouvoir leur initiative et leur responsabilité pour mieux
les opposer les uns aux autres, et a cru les flatter en remplaçant le
terme d’employés (= ceux qu’on emploie) par ceux de « collaborateurs »
(sans prendre garde que cela pouvait rappeler les mauvais souvenirs du
temps de l’Occupation) ou de « partenaires » (comble de la duperie).
C’est là la première leçon de vie que nous donnent, et continuent à nous donner, les ouvriers.
L’aliénation de l’acte
« L’acte est une aventure »[2] :
sous ce titre énigmatique, Gérard Mendel, qui avait longuement médité
la question de l’action et même parcouru tout ce qu’en avaient dit les
philosophes, voulait nous signifier, en substance, une chose très
simple : l’acte-projet, avec tout ce qu’il implique (une réflexion, une
délibération, une décision), même dans les plus petits mouvements de la
vie quotidienne, ne va pas sans une privation d’acte-pouvoir. Ce que les
théoriciens de l’acteur rationnel porteront, en économie, à son comble.
Il évacue la « rencontre » avec le réel, dans ce qu’il a d’imprévisible
et de provoquant. Voilà qui s’applique bien au travail ouvrier, que
Mendel connaissait bien - pour être intervenu dans divers contextes de
travail en tant que socio-psychanalyste (et non comme psychologue
social). Sauf que, dans l’usine, l’action a de plus été pensée, choisie,
déterminée par d’autres, et que tout ce qui restait d’incertitude à
découvrir et maîtriser s’est évanoui. Ensuite l’acte-pouvoir est une
affirmation personnelle, qui doit laisser sa marque. Un ancien militant
italien note, dans le documentaire, que, rentré chez lui, l’ouvrier
d’usine n’avait rien à raconter sur son temps passé au travail, car ce
travail n’avait gardé aucune trace de son humanité. Cela m’a fait me
souvenir, par contraste, de la fierté éprouvée par un soudeur, dans le
magnifique livre Les prolos de Louis Oury[3],
à voir sur le navire une fois terminé (nous sommes dans un chantier
naval) s’élever la cheminée où s’était inscrit son acte (une opération
standard, mais qui était la sienne). C’est bien tout cela que Marx avait
en tête lorsqu’il parle d’une aliénation non seulement face à la
machine qui impose son rythme, non seulement face au produit qui
appartient à l’employeur, mais encore face à l’acte lui-même, qui est
prédéterminé (l’ouvrier devient le « porte-douleur d’une fonction de
détail »). Et c’est cela qui fait la différence avec l’artisan, qui non
seulement s’est imposé ses propres règles (celles de la « belle
ouvrage ») mais encore vit son activité comme un ensemble de petites
aventures. Une différence aussi avec le travail dans la très petite
entreprise, où il conserve une part d’autonomie.
Quand les
luddistes ont brisé les machines, c’était bien sûr parce qu’elles leur
volaient leur travail et les réduisaient à la misère, mais encore parce
qu’elles les dépossédait de leur art, si codifié fût-il (on connaît
surtout des rebelles d’Angleterre, mais ce sont les Silésiens qui ont le
plus impressionné Marx. Les uns et les autres furent massacrés).
C’était là du travail pour eux, dans l’atelier corporatif ou familial,
mais c’était aussi un travail où il fallait trouver le bon geste et
maîtriser l’alea. Celui-là même que les ouvriers ont cherché à récupérer
dans les petits espaces de temps qu’ils pouvaient dérober à celui de
l’usine. En France cela s’appelait « la perruque », mais j’en ai trouvé
aussi des exemples dans le très beau livre de l’ouvrier hongrois Miklos
Haraszti, Salaire aux pièces (du temps du « socialisme réel » en ce pays)[4].
Le documentaire en montre un qui est un petit chef d’œuvre : un
éléphant miniature composé uniquement de pièces récupérées dans
l’atelier (plaques, boulons etc.).
Eh bien,
c’est cela aussi que nous apportent les ouvriers d’aujourd’hui, même si
la perruque a quasiment disparu avec les contrôles de qualité et les
flux tendus. Quand ils sont rentrés à la maison, le dimanche ou les
jours de RTT, ils sont souvent des bricoleurs de génie, ou, pour le
moins, s’improvisent des jardiniers hors pair (les jardins ouvriers
d’autrefois connaissent de nos jours une certaine forme de renaissance).
Des bricoleurs donc, non des passionnés de gadgets ou de kits prêts à
monter. Certes on voit aussi de plus en plus des cadres, parfois
supérieurs, surtout dans les métiers de la gestion, du commerce ou du
marketing, renoncer à leurs hauts revenus pour découvrir les joies du
quant à soi et du travail à temps plein dans les « petits métiers »,
parfois avec tout un nouveau bagage de connaissances, mais pas avec la
même ingéniosité que dans la « récup ».