La guerre au temps de la “cancel culture”
 
Lors
 du déclenchement de l’invasion de l’Irak en 2003, j’étais en 
déplacement professionnel aux Etats-Unis. C’était une expérience 
effrayante. A la radio, à la télévision, dans les journaux, tout était 
bourrage de crâne. L’ordre de ne pas montrer les cadavres, et on ne les 
montrait pas. L’ordre de ne pas parler de « victimes civiles » mais de 
« dommages collatéraux », et tout le monde utilisait cette expression. 
L’ordre était de diaboliser la figure de Saddam Hussein, et on le voyait
 ciblé sur des affiches, des t-shirts, des émissions de télévision. 
L’ordre était de ne donner aucune information, juste des récits 
émouvants : des témoignages de soldats américains dans le rôle de 
libérateurs, des récits d’irakiens racontant les horreurs que leur 
faisait subir Saddam Hussein, des histoires de victoires épiques.
Mais
 de qui venaient ces « ordres » ? La démocratie américaine ne 
permet-elle à chacun de s’exprimer librement ? Oui, bien entendu. Mais 
comme disait Adlaï Stevenson, « une société libre est une société où il 
n’est pas dangereux d’être impopulaire ». Et à l’époque, ne pas suivre 
le courant était pour le moins périlleux. Car ceux qui n’étaient pas 
dans le camp du Bien étaient forcément dans le camp du Mal, et traités 
comme tels. La France avait voté contre l’intervention à l’ONU ? Les 
« french fries » étaient rebaptisées « liberty fries », les magasins et 
produits français ostensiblement boycottés, les français se faisaient 
interpeller et cracher dans la rue, et on croisait des gens qui 
portaient fièrement sur leur t-shirt une bombe surmontant la formule 
menaçante « today Baghdad, tomorrow Paris ».
Je
 pensais que cette hystérie était tout américaine. J’avais tort : la 
guerre en Ukraine a montré à quel point notre vieille Europe goûte aussi
 aux plaisirs équivoques de l’indignation morale à l’américaine. Vous 
trouvez ridicule de rebaptiser les « french fries » en « liberty 
fries » ? Et bien, que pensez-vous de l’annulation d’une conférence de 
l’écrivain Paolo Nori à l’université de Milan, au prétexte que le thème 
de la conférence était… Fédor Dostoïevski, écrivain certes Russe, mais 
dont la mort en 1881 l’empêche de prendre position dans le conflit en 
cours ? Et ce n’est pas un cas unique, loin de là. Le chef d’orchestre 
Valeri Gergiev, considéré comme l’un des plus grands maestros vivants, 
est sommé de signer des déclarations condamnant son pays, sous peine de 
se voir licencié ou interdit de scène. Et ce n’est pas une menace en 
l’air : Gergiev ayant refusé de se soumettre à ce qu’il faut bien 
appeler une procédure inquisitoriale, a été dûment licencié et ses 
concerts annulés. La soprano Anna Netrebko refuse de condamner la 
politique extérieure de son pays ? Elle est déprogrammée. Elle accepte 
finalement de signer un communiqué contenant la condamnation demandée, 
elle est reprogrammée. Un évènement organisé par l’industrie spatiale 
américaine et traditionnellement appelé « la nuit de Youri » en mémoire 
du cosmonaute Youri Gagarine s’est vue rebaptisée en « nuit de ce qui 
vient après ». Des expositions de tableaux issus de collections russes 
sont contestées, des festivals de cinéma russe annulés. La Cardiff 
Orchestra, au pays de Galles, annule un concert où elle devait jouer des
 œuvres de Tchaïkovski (1). Même chose à la philharmonie de Zagreb. Et 
on pourrait allonger la liste à l’infini.
Vous
 me direz qu’il a toujours été ainsi. C’est faux : alors qu’en 1940 
Londres était sous les bombes, on y a continué à jouer Haendel ou Bach. 
Encore plus emblématique : l’indicatif des émissions « les Français 
parlent aux Français » sur la BBC reprenait les premiers accords de la 5ème symphonie
 d’un musicien allemand nommé Beethoven. Imagine-t-on aujourd’hui la 
résistance ukrainienne reprendre comme indicatif un air de Tchaïkovski ?
 On notera par ailleurs que rien de tel n’était arrivé en 2003, lorsque 
l’armée américaine s’est lancée à l’assaut de l’Irak. Les orchestres 
américains ont continué à jouer en Europe, les films américains à sortir
 en salle, les artistes américains à se produire dans le monde entier.
Tout
 ça pourrait être amusant si ce n’était pas aussi grave. Car on ne se 
vautre pas dans les joies de l’indignation morale impunément. 
L’indignation morale, qui est l’autre face de la « cancel culture » est 
l’illustration de la dégradation de notre vie démocratique. Car vivre en
 démocratie implique nécessairement accepter le fait que nos sociétés 
sont diverses, avec une multiplicité d’intérêts qui sont tantôt 
complémentaires, tantôt antagoniques, et qui donnent naissance à des 
cadres idéologiques, des opinions et des projets politiques qui peuvent 
être diamétralement opposés. La démocratie est censée permettre la 
coexistence pacifique ce ces différences.
Mais
 comme le signale Alain-Gérard Slama dans « Le siècle de monsieur 
Pétain » (2), une telle logique est particulièrement exigeante. Elle 
implique d’accepter la différence et le conflit comme faisant partie de 
la vie normale de nos sociétés, et fait de la politique comme une 
recherche permanente d’un équilibre toujours précaire.  Le débat 
démocratique est par essence une prise de risque, le risque que l’autre 
ait, au moins en partie, raison. Ou du moins, ses raisons.
Or,
 les gens détestent le risque. Au doute, ils préfèrent la certitude. Et 
c’est pourquoi les discours unanimistes, qui proposent une société 
« apaisée » autour d’idées partagées par tous – ce qui suppose 
l’élimination des hérétiques, qu’elle soit physique ou symbolique – 
séduit toujours autant. Cet unanimisme nous dispense de nous poser des 
questions – comment pourrions-nous nous tromper alors que tout le monde 
est d’accord avec nous ? – et nous rassure donc sur le fait que nous 
sommes du côté du Bien. C’est un cocon bien commode, une bulle où tout 
ce que nous lisons, ce que nous écoutons, confirme jour après jour que 
nous sommes dans le Vrai.
Une
 telle vision est, par nature, totalitaire. La diversité des projets 
reflétant une diversité irréductible d’intérêts, on ne peut atteindre le
 « consensus » en question que si l’on exclut – ou l’on réduit au 
silence – toute position dissidente, voire si l’on rend toute dissidence
 impensable (3). Et la « cancel culture » sert précisément à cela : en 
supprimant tout ce qui n’est pas conforme à une description du monde, 
elle construit un environnement idéologiquement aseptisé où rien ne 
vient « offenser » le consensus et donc planter le doute. Quand Von der 
Leyen justifie l’interdiction de RT par sa volonté d’empêcher « les 
mensonges d’affaiblir notre Union », on entend les échos des « mensonges
 qui nous ont fait tant de mal » dont parlait naguère par le Maréchal. 
Tous ces discours ont un point commun : la force est dans l’unanimité. 
Si Von der Leyen veut faire taire ces discours, ce n’est pas parce 
qu’ils sont « mensongers », mais parce que le mensonge en question 
« affaiblit notre Union ». Cela pose une question : si une « vérité » 
venait à « affaiblir notre Union », faudrait-il l’interdire aussi ? La 
réponse fournie par nos autorités européennes est évidente : ce qui 
« affaiblit notre Union » ne peut être une « vérité », et cela par 
définition. « Il n’y a pas de décision démocratique contre les traités 
européens », comme disait Juncker…
Cette
 recherche de l’unanimité nécessite qu’on abolisse la raison, qu’on ne 
s’adresse qu’à l’émotion. La raison est nécessairement diverse, parce 
que chacun a ses raisons. Mais l’émotion est unanime. Exposez une 
explication, et vous entendrez s’exprimer les accords et les désaccords.
  Montrez une une femme en pleurs tenant dans ses bras son enfant mort, 
et vous susciterez une réaction unanime. C’est ce que tous les grands 
démagogues de l’histoire ont compris. Et c’est exactement ce qui se 
passe aujourd’hui : regardez les informations télévisées, lisez les 
journaux. Sur l’Ukraine, vous ne trouverez guère d’analyses ou 
d’explications. Vous ne trouverez que des témoignages : ici, un grand 
gaillard avec l’uniforme ukrainien qui vous explique qu’il se battra 
jusqu’à la mort et que les projets de Poutine sont voués à l’échec ; là,
 deux adolescentes ukrainiennes qui vous expliquent comment elles 
diffusent les « vraies informations » sur les réseaux sociaux pour faire
 face à la propagande russe ; plus loin, un citoyen pleure sa famille 
installée à Marioupol et dont il n’a pas de nouvelles depuis plusieurs 
semaines.
Ces
 témoignages n’apportent en fait aucune information. Dans n’importe 
quelle guerre, on trouvera des mères pleurant leur enfant, des gaillards
 se promettant la victoire, des adolescents persuadés de sauver le 
monde. On aurait certainement pu trouver les mêmes témoignages en Irak 
après l’intervention américaine, en Serbie après les bombardements de 
l’OTAN… cela ne nous informe en rien sur le conflit en cours. Le seul 
effet de ces « informations », c’est de provoquer une réaction 
sentimentale et unanime, de noyer toute interrogation rationnelle 
derrière l’émotion.
Prenons
 un exemple précis, si vous le voulez bien, qui montre clairement 
combien cette forme « d’information » est, en absence de toute mise en 
perspective, manipulatrice. Dans son numéro daté du vendredi 16 mars, le
 journal « Le Monde » publie en « une », sous le titre « Guerre en 
Ukraine : le martyre de Marioupol » une photo sur quatre colonnes, 
présentant une femme assise sur un matelas dans ce qui pourrait être un 
couloir d’hôpital, avec un enfant endormi dans ses bras. La photo porte 
la légende suivante : « Une femme et son enfant, dans un hôpital de 
Marioupol, le 11 mars. Elle pleure la mort de son autre enfant dans les 
bombardements ».
Le
 lecteur sentimental ne peut que sentir les larmes aux yeux devant cette
 image de détresse ainsi expliquée. Mais le lecteur cynique et cartésien
 que je suis se pose immédiatement une question : comment le rédacteur a
 fait pour savoir que cette femme « pleure la mort de son autre enfant 
dans les bombardements » ? Sauf à lire dans les pensées de la femme en 
question, il est impossible d’affirmer qu’elle pleure pour cette raison 
plutôt qu’une autre, à moins qu’un journaliste présent ait été 
suffisamment insensible pour aborder cette femme dans sa détresse et lui
 demandé « vous pleurez pour quoi, exactement » ?
Cette
 photo et sa légende sont révélatrices d’une dérive manipulatrice parce 
qu’on utilise ici l’image pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas par 
elle-même (4). Le texte d’accompagnement exploite l’émotion suscité par 
la photo et la dirige dans un but précis. Un texte qui a toutes les 
chances, pour les raisons expliquées plus haut, d’être une invention du 
rédacteur à partir d’une rumeur plus ou moins vérifiée.
L’utilisation
 systématique du témoignage est en elle-même une forme de manipulation, 
parce que le témoignage que vous publiez a toujours comme contrepartie 
celui que vous ne publiez pas. Lorsque vous publiez une analyse, vous 
risquez toujours la contradiction. Mais lorsque vous publiez un 
témoignage, c’est sans risque. On ne peut pas contredire un témoin, 
puisque le témoin n’expose que son point de vue. Une analyse tendant à 
montrer que Poutine est fou peut être remise en cause, un paysan 
ukrainien qui affirme devant la caméra « je pense que Poutine est fou » 
exprime un fait incontestable : non pas que Poutine est fou, mais qu’il 
pense qu’il l’est. Or, vous trouverez des témoins pour dire tout et son 
contraire. En sélectionnant avec soin ceux que vous publiez et ceux que 
vous occultez, vous pouvez fabriquer une réalité virtuelle. Ainsi, par 
exemple, on nous a montré les funérailles à Lvov de soldats ukrainiens 
dans une église réservée à l’armée. Tout y était : les drapeaux 
ukrainiens, les familles en pleurs, les collègues des disparus affirmant
 leur foi dans la victoire. C’était émouvant.
Un
 Russe n’a-t-il pas des yeux ? Un Russe n’a-t-il pas, comme un 
Ukrainien, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des 
affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, 
blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les 
mêmes remèdes, réchauffé et glacé par le même été et le même hiver ? Si 
vous le piquez, ne saigne-t-il pas ? Si vous le chatouillez, ne rit-il 
pas ? Si vous l’empoisonnez, ne meurt-il pas ? Et si vous lui faites du 
mal, ne se venge-t-il pas ? » (5). Bien sur que si. Les funérailles des 
soldats russes tombés pour leur patrie sont probablement tout aussi 
émouvantes que celles des soldats ukrainiens. Mais on ne le montrera 
pas, et pour une très bonne raison : la vision manichéenne du Bien 
contre le Mal ne tient que si l’on déshumanise l’ennemi. Dès lors qu’on 
lui reconnaît la capacité à penser, à aimer, à souffrir, l’ennemi 
redevient humain, et la vision manichéenne se fracture. La manière dont 
la figure de Poutine – un fou incapable d’aimer ou de souffrir – est 
construite est d’ailleurs assez révélatrice de cette volonté de 
déshumanisation indispensable au maintien de la fiction d’une lutte du 
Bien contre le Mal.
Si
 ce discours fonctionne, c’est parce que notre société fragmentée a 
envie, désespérément envie, de communion. Divisée en groupes, lobbies et
 communautés prêtes en permanence à marquer leur différence pour 
affirmer leur statut victimaire, il reste peu choses pour nous réunir. 
Et ce lien nous manque. Si l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo a 
fait sortir près de quatre millions de Français dans la rue, c’est en 
partie pour défendre les libertés. Mais c’est aussi parce qu’une 
occasion nous était donnée enfin d’être ensemble derrière un drapeau 
commun. Et nous avions à l’époque été surpris lorsque nous avons 
constaté que le consensus derrière ce drapeau était moins unanime que 
nous ne le pensions. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine nous donne une 
nouvelle opportunité de nous donner l’illusion de l’unité.
Les
 crises pointent souvent avec cruauté les projecteurs sur nos 
faiblesses. On parle beaucoup de l’américanisation de nos sociétés, 
l’hystérie antirusse qui domine nos médias en illustre à la perfection 
les ravages. Dans son discours à l’ONU, Dominique de Villepin avait à 
juste titre parlé de ces « vieux pays », qui pouvaient se reposer sur 
les leçons d’une histoire millénaire pour ne pas céder au diktat de 
l’émotion et pour représenter la voix de l’intelligence. Ce n’est plus 
le cas. L’oubli volontaire de notre histoire nous a rajeunis au point de
 nous infantiliser.
Descartes
(1)
 La justification publiée par l’orchestre en question est d’ailleurs 
très drôle : d’une part, il paraît que l’un des musiciens de l’orchestre
 a de la famille en Ukraine, de l’autre, le programme incluait la 
« marche slave » et « l’ouverture 1812 », œuvres qui « célèbrent les 
prouesses militaires russes ». Avouez que c’est croquignolet…
(2) « Le siècle de monsieur Pétain », Perrin, 2005. Un livre que je vous recommande très chaleureusement.
(3)
 La référence ici est bien entendu le 1984 de George Orwell, et l’idée 
que la transformation du langage permet de rendre certaines idées 
inconcevables car inexprimables. On peut s’émouvoir devant les 
souffrances d’une victime, mais un « dommage collatéral » peut-il 
souffrir ?
(4)
 C’est d’ailleurs l’une des règles fondamentales du photojournalisme. 
Une bonne photo de presse ne porte jamais de légende (autre que le lieu 
et la date de prise du cliché) parce qu’elle doit se suffire à 
elle-même. Prenez la célèbre photo de Nick Hut présentant une fillette 
fuyant la destruction de son village au Vietnam en 1972. Vous imaginez 
cette photo légendée « Petite fille pleurant parce qu’elle est brulée au
 napalm lors des bombardements américains » ? Non, bien sûr que non. La 
photo est entrée dans l’histoire parce qu’elle dit tout sans besoin 
qu’on vous l’explique.
(5)
 Pour ceux qui ne l’auraient pas reconnu, Shakespeare, « Le marchand de 
venise », acte III, scène I, légèrement retouché pour coller à 
l’actualité…