Lettre à Jean Ferrat,
par Philippe Torreton
- 29 avr. 2012
- Par olivier perriraz
- Blog : "La meilleure forteresse des tyrans est l’inertie du peuple"
Jean, J’aimerais te laisser tranquille,
au repos dans cette terre choisie. J’aurais aimé que ta voix chaude ne
serve maintenant qu’à faire éclore les jeunes pousses plus tôt au
printemps, la preuve, j’étais à Entraigues il n’y a pas si longtemps et
je n’ai pas souhaité faire le pèlerinage. Le repos c’est sacré !
Philippe Torreton (Hamlet) en 2011 au Château de Grignan © Olivier Perriraz
Pardon te t’emmerder, mais l’heure est grave, Jean. Je ne sais pas si là où tu es tu ne reçois que Le Figaro
comme dans les hôtels qui ne connaissent pas le débat d’idées, je ne
sais pas si tu vois tout de là-haut, ou si tu n’as que les titres d’une
presse vendue aux argentiers proche du pouvoir pour te tenir au parfum,
mais l’heure est grave !
Jean, écoute-moi, écoute-nous, écoute
cette France que tu as si bien chantée, écoute-là craquer, écoute la
gémir, cette France qui travaille dur et rentre crevée le soir, celle
qui paye et répare sans cesse les erreurs des puissants par son sang et
ses petites économies, celle qui meurt au travail, qui s’abîme les
poumons, celle qui se blesse, qui subit les méthodes de management,
celle qui s’immole devant ses collègues de bureau, celle qui se shoote
aux psychotropes, celle à qui on demande sans cesse de faire des efforts
alors que ses nerfs sont déjà élimés comme une maigre ficelle, celle
qui se fait virer à coups de charters, celle que l’on traque comme
d’autres en d’autres temps que tu as chantés, celle qu’on fait circuler à
coups de circulaires, celle de ces étudiants affamés ou prostitués,
celle de ceux-là qui savent déjà que le meilleur n’est pas pour eux,
celle à qui on demande plusieurs fois par jour ses papiers, celle de ces
vieux pauvres alors que leur corps témoignent encore du labeur, celle
de ces réfugiés dans leur propre pays qui vivent dehors et à qui l’on
demande par grand froid de ne pas sortir de chez eux, de cette France
qui a mal aux dents, qui se réinvente le scorbut et la rougeole, cette
France de bigleux trop pauvres pour changer de lunettes, cette France
qui pleure quand le ticket de métro augmente, celle qui par manque de
superflu arrête l’essentiel...
Jean, rechante quelque chose je t’en prie, toi, qui en voulais à d’Ormesson de déclarer, déjà dans Le Figaro,
qu’un air de liberté flottait sur Saïgon, entends-tu dans cette
campagne mugir ce sinistre Guéant qui ose déclarer que toutes les
civilisations ne se valent pas ? Qui pourrait le chanter maintenant ?
Pas le rock français qui s’est vendu à la Première dame de France.
Écris-nous quelque chose à la gloire de Serge Letchimy qui a osé dire
devant le peuple français à quelle famille de pensée appartenait Guéant
et tous ceux qui le soutiennent !
Jean, l’Huma ne se vend
plus aux bouches de métro, c’est Bolloré qui a remporté le marché avec
ses gratuits. Maintenant, pour avoir l’info juste, on fait comme les
poilus de 14/18 qui ne croyaient plus la propagande, il faut remonter
aux sources soi-même, il nous faut fouiller dans les blogs... Tu
l’aurais chanté même chez Drucker cette presse insipide, ces
journalistes fantoches qui se font mandater par l’Élysée pour avoir
l’honneur de poser des questions préparées au Président, tu leur aurais
trouvé des rimes sévères et grivoises avec vendu...
Jean, l’argent
est sale, toujours, tu le sais, il est taché entre autres du sang de
ces ingénieurs français. La justice avance péniblement grâce au courage
de quelques uns, et l’on ose donner des leçons de civilisation au
monde...
Jean, l’Allemagne n’est plus qu’à un euro de l’heure du
STO, et le chômeur est visé, insulté, soupçonné. La Hongrie retourne en
arrière ses voiles noires gonflées par l’haleine fétide des renvois
populistes de cette droite "décomplexée".
Jean, la montagne
saigne, son or blanc dégouline en torrents de boue, l’homme meurt de sa
fiente carbonée et irradiée, le poulet n’est plus aux hormones mais aux
antibiotiques et nourri au maïs transgénique. Et les écologistes n’en
finissent tellement pas de ne pas savoir faire de la politique. Le
paysan est mort et ce n’est pas les numéros de cirque du Salon de l’Agriculture
qui vont nous prouver le contraire. Les cowboys aussi faisaient tourner
les derniers indiens dans les cirques. Le paysan est un employé de
maison chargé de refaire les jardins de l’industrie agroalimentaire. On
lui dit de couper, il coupe ; on lui dit de tuer son cheptel, il le tue ;
on lui dit de s’endetter, il s’endette ; on lui dit de pulvériser, il
pulvérise ; on lui dit de voter à droite, il vote à droite... Finies les
jacqueries !
Jean, la Commune n’en finit pas de se faire massacrer chaque jour qui passe. Quand chanterons-nous "le Temps des Cerises"
? Elle voulait le peuple instruit, ici et maintenant on le veut soumis,
corvéable, vilipendé quand il perd son emploi, bafoué quand il veut
prendre sa retraite, carencé quand il tombe malade... Ici on massacre
l’École laïque, on lui préfère le curé, on cherche l’excellence comme on
chercherait des pépites de hasards, on traque la délinquance dès la
petite enfance mais on se moque du savoir et de la culture partagés...
Jean,
je te quitte, pardon de t’avoir dérangé, mais mon pays se perd et comme
toi j’aime cette France, je l’aime ruisselante de rage et de fatigue,
j’aime sa voix rauque de trop de luttes, je l’aime intransigeante,
exigeante, je l’aime quand elle prend la rue ou les armes, quand elle se
rend compte de son exploitation, quand elle sent la vérité comme on
sent la sueur, quand elle passe les Pyrénées pour soutenir son frère
ibérique, quand elle donne d’elle même pour le plus pauvre qu’elle,
quand elle s’appelle en 54 par temps d’hiver, ou en 40 à l’approche de
l’été. Je l’aime quand elle devient universelle, quand elle bouge avant
tout le monde sans savoir si les autres suivront, quand elle ne se
compare qu’à elle même et puise sa morale et ses valeurs dans le
sacrifice de ses morts...
Jean, je voudrais tellement t’annoncer de bonnes nouvelles au mois de mai...Je t’embrasse.
Philippe TorretonP.S. Il y a un copain chanteur du Président de la République qui reprend du service dans la grande entreprise de racolage en tout genre et qui chante à ta manière une chanson en ton honneur. N’écoute pas, c’est à gerber.