Je suis le seigneur du château
La féodalité n’est qu’un système d’Esclaves et de Tyrans ; ma patrie veut-être libre, ne peut plus rien conserver dans ce qui tient à ce système. (Gracchus Babeuf)
Les élections régionales approchent. Elles auront lieu dans moins d’un mois, les 20 et 27 juin. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’en dehors du microcosme tout le monde s’en fout. Et à juste titre, parce que les enjeux sont minimes.
Mais, me direz-vous, comment peut-on dire une chose pareille alors que les Régions – comme l’ensemble des collectivités locales d’ailleurs – ont vu leurs compétences, leurs pouvoirs et leurs budgets s’accroitre à chaque vague de décentralisation – et il y en a au moins une ou deux par législature depuis 1983 ? La réponse est simple : ce n’est pas parce qu’une institution dispose de pouvoirs et de budgets étendus que les élections correspondantes présentent un enjeu.
C’est entendu, la Région joue un rôle de plus en plus important dans nos vies. Ce sont les régions qui distribuent l’argent des aides européennes, qui organisent les transports, qui construisent les lycées. Mais cela n’implique nullement que les élections aient une quelconque importance, pour la simple raison que le résultat du vote ne changera que marginalement les politiques mises en œuvre. Il n’y a plus, et cela depuis longtemps, une façon spécifique de gérer une région attachée à tel ou tel parti politique. Que le président soit de droite ou de gauche, écologiste ou socialiste, républicain ou centriste, les résultats sont les mêmes en dehors de quelques actions symboliques et quelques déclarations tonitruantes dans la presse.
Regardez d’ailleurs les listes : vous verrez à peu près toutes les configurations. A gauche vous trouverez ici communistes et socialistes sur le même ticket que LFI et EELV (Hauts de France) ; ailleurs LFI et PCF sur un même ticket, EELV et PS présentant chacun une liste (Auvergne-Rhône-Alpes), ou bien le PS et le PCF alliés contre une liste LFI et une autre EELV (Bourgogne-Franche-Comté) – et je ne parle bien entendu pas des groupuscules divers qui s’associent ici aux uns, là-bas aux autres… Quant à la droite, c’est à peine mieux : dans certains coins l’UDI va avec LR (Auvergne-Rhône-Alpes), dans d’autres avec LREM (Bretagne). LREM tantôt dispute l’élection à LR (Ile de France) tantôt s’allie avec (PACA). Et je ne compte même pas les « dissidents » qui permettent dans certaines régions à une organisation d’être représentée sur deux listes différentes – puisque les dissidents ne sont jamais exclus.
Que nous dit cette cacophonie ? Qu’il n’existe plus à l’intérieur de chaque organisation politique de projet spécifique de gestion régionale ou, ce qui revient au même, que si ce projet existe il n’a guère de poids à l’heure de choisir des candidats ou de conclure des alliances tactiques ou stratégiques. En effet, si l’on imagine qu’il existe une vision spécifiquement socialiste, communiste, écologiste, insoumise, « républicaine » ou centriste sur la manière de gérer une région, on voit mal pourquoi une telle vision serait compatible dans les Hauts de France ou en Bretagne et incompatible en PACA ou en Auvergne-Rhône-Alpes.
Cette diversité illustre en fait l’inexistence croissante des partis politiques, devenus des simples étiquettes. Prenez deux communistes, au hasard Faucillon et Roussel, ou deux LR, au hasard Muselier et Ciotti, et ils ne seront d’accord sur rien, et surtout pas sur l’idée de mettre en œuvre loyalement la décision collective prise par leur organisation. Autrement dit, nous assistons à une féodalisation de la politique, avec des directions nationales faibles qui ne sont guère en mesure d’imposer une ligne politique cohérente à des ducs et barons locaux qui à leur tour dépendent des comtes et des marquis dans un complexe réseau de fidélités et de clientèles. Ce dispositif va tellement de soi aujourd’hui qu’il n’y a même plus des séances de négociation au niveau national comme cela était le cas il y a vingt ou trente années pour arrêter les règles des candidatures communes ou des désistements réciproques. De telles négociations sont devenues non seulement inutiles, mais dangereuses : décider d’une politique nationale qui sera fatalement remise en cause localement ne peut aboutir qu’à montrer de façon encore plus criante la faiblesse des structures nationales. Car tout le monde sait par expérience que les alliances, les candidatures et les désistements seront négociés par les barons locaux au cas par cas, en fonction de leurs affinités personnelles et de leurs intérêts tout aussi personnels. Le psychodrame que s’est offert LR en PACA avec l’admission de candidats LREM dans la liste d’union de la droite sous l’impulsion du baron Muselier et du comte Estrosy est l’illustration parfaite.
A cela s’ajoute la logique égo-politique, qui conditionne certaines stratégies. Ainsi, par exemple, deux présidents de région sortants, Xavier Bertrand et Valérie Pécresse, sont des égo-politiciens qui ne représentent pas un véritable parti politique, mais une organisation constituée avec pour seul but la promotion de son fondateur. Leurs candidatures sont autant motivées par leur projet régional que par leurs ambitions nationales. Et dans le même ordre d’idées, le sabotage par Mélenchon de la candidature Roussel dans les Hauts-de-France ou l’envoi par LREM de ministres populaires dans cette même région pour faire battre Xavier Bertrand obéit moins à un projet pour la Région qu’à des ambitions présidentielles.
Ce qui caractérise la féodalité, c’est d’abord les rapports personnels entre seigneur et vassal, entre gouvernant et gouverné. Les prébendes accordés par l’un sont la contrepartie de la fidélité de l’autre. C’est l’exacte contraire de la République, pour qui droits et devoirs sont accordés et dus à la Nation toute entière, et non à une personne particulière, pour qui les gouvernants sont d’abord des gestionnaires de la cité, et non ses propriétaires. Or, c’est le modèle féodal qui s’impose de plus en plus dans les régions.
On aurait tort de voir dans l’abstention, qui sera sans doute massive, le signe du désintérêt des citoyens pour la politique. Le problème est justement qu’il n’y a pas eu beaucoup de politique dans ces élections régionales. Que la politique – au sens le plus noble du terme – a laissé la place aux logiques féodales de fidélité personnelle et de clientèle. Dans ces conditions, pourquoi l’électeur s’intéresserait à une élection qui n’est qu’une concurrence d’égos et de projets personnels, et où le rapport entre le résultat du vote et les politiques qui seront effectivement mises en œuvre n’a rien d’évident ?
Descartes