La France est bel
et bien en train de rejoindre le camp des démocraties « illibérales »
juge Jean-François Bayart, professeur à l’IHEID, pour qui Emmanuel
Macron vit dans une réalité parallèle et joue avec le feu.
Où va la France ? se demande la Suisse.
La mauvaise réponse serait de s’arrêter à la raillerie culturaliste
des Gaulois éternels mécontents. La crise est politique. Emmanuel Macron
se réclame de l’ « extrême centre » qu’incarnèrent successivement, dans
l’Histoire, le Directoire, le Premier et le Second Empire, et
différents courants technocratiques saint-simoniens. Il est le dernier
avatar en date de ce que l’historien Pierre Serna nomme le « poison
français » : la propension au réformisme étatique et anti-démocratique
par la voie de l’exercice caméral et centralisé du pouvoir.
Le conflit des retraites est le symptôme de l’épuisement de ce
gouvernement de l’extrême centre. Depuis trente ans, les avertissements
n’ont pas manqué, que les majorités successives ont balayés d’un revers
de main en criant aux corporatismes, à la paresse, à l’infantilisme du
peuple. Administrée de manière autoritaire et souvent grotesque, la
pandémie de Covid-19 a servi de crash test auquel n’ont pas résisté les
services publics dont s’enorgueillissait le pays et qui lui
fournissaient, au-delà de leurs prestations, une part de ses repères.
Emmanuel Macron, tout à son style « jupitérien », aggrave l’aporie
dans laquelle est tombée la France. Il n’a jamais rien eu de
« nouveau », et sa posture d’homme « providentiel » est une figure
éculée du répertoire bonapartiste. Il n’imagine pas autre chose que le
modèle néolibéral dont il est le pur produit, quitte à le combiner avec
une conception ringarde du roman national, quelque part entre le culte
de Jeanne d’Arc et la fantaisie réactionnaire du Puy-du-Fou. Son
exercice du pouvoir est celui d’un enfant immature, narcissique,
arrogant, sourd à autrui, plutôt incompétent, notamment sur le plan
diplomatique, dont les caprices ont force de loi au mépris de la Loi ou
des réalités internationales.
Ce pourrait être drôle si ce n’était pas dangereux.
L’interdiction de l’ « usage de dispositifs sonores portatifs » pour
éviter les casserolades des opposants, le bouclage policier des lieux où
se rend le chef de l’Etat, le lancement de campagnes de rectification
idéologique contre le « wokisme », la « théorie du genre », l’
« islamo-gauchisme », l’ « écoterrorisme » ou l’« ultra-gauche » sont
autant de petits indices, parmi beaucoup d’autres, qui ne trompent pas
le spécialiste des régimes autoritaires que je suis.
La France est bel et bien en train de rejoindre le camp des démocraties « illibérales ».
Un arsenal répressif à disposition des pouvoirs suivants
D’aucuns crieront à l’exagération polémique. Je leur demande d’y
regarder à deux fois en ayant à l’esprit, d’une part, l’érosion des
libertés publiques, au nom de la lutte contre le terrorisme et
l’immigration, depuis au moins trois décennies, d’autre part, les
dangers que revêtent de ce point de vue les innovations technologiques
en matière de contrôle politique et l’imminence de l’arrivée au pouvoir
du Rassemblement national auquel les gouvernements précédents auront
fourbi un arsenal répressif rendant superflues de nouvelles lois
liberticides.
Il n’est pas question, ici, de « bonnes » ou de « mauvaises »
intentions de la part du chef de l’Etat, mais d’une logique de situation
à laquelle il se prête et qu’il favorise sans nécessairement la
comprendre. Macron n’est ni Poutine ni Modi. Mais il prépare l’avènement
de leur clone hexagonal. Au mieux sa politique est celle de Viktor
Orban : appliquer le programme de l’extrême droite pour éviter son
accession au pouvoir.
Sur fond d’évidement des partis de gouvernement, un « flibustier » –
pour reprendre le qualificatif de Marx à propos du futur Napoléon III –
s’est emparé du butin électoral à la faveur de la sortie de route de
Nicolas Sarkozy, François Hollande, Alain Juppé, François Fillon, Manuel
Valls. Il a cru « astucieux », pour continuer à citer Marx, de détruire
« en même temps » la gauche et la droite pour s’installer dans le
confort d’un face-à-face avec Marine Le Pen.
Mais Emmanuel Macron n’a été élu et réélu que grâce au concours des
voix de la gauche, soucieuse de conjurer la victoire du Rassemblement
national. Son programme, libéral et pro-européen, n’a jamais correspondu
aux préférences idéologiques que du quart du corps électoral, hormis
même la part croissante des non-inscrits et des abstentionnistes qui
sape la légitimité des institutions.
Un président aveugle et méprisant
Nonobstant cette évidence, Emmanuel Macron, ignorant de par son
éducation et son itinéraire professionnel les réalités du pays profond,
primo-élu à la magistrature suprême sans jamais avoir exercé le moindre
mandat local ou national, a entendu faire prévaloir la combinaison
schmittienne d’un « Etat fort » et d’une « économie saine » en
promulguant ses réformes néolibérales par voie d’ordonnances, en
court-circuitant les corps intermédiaires et ce qu’il nomme l’« Etat
profond » de la fonction publique, en s’en remettant à des cabinets
privés de conseil ou à des conseils a-constitutionnels tels que le
Conseil de défense, en réduisant la France au statut de « start-up
nation » et en la gérant comme un patron méprisant ses employés,
« Gaulois réfractaires ».
Le résultat ne se fit pas attendre.
Lui qui voulait apaiser la France provoqua le plus grave mouvement
social depuis Mai 68, celui des Gilets jaunes dont le spectre continue
de hanter la Macronie. La main sur le cœur, Emmanuel Macron assura, au
début de la pandémie de Covid-19, avoir compris que tout ne pouvait être
remis aux lois du marché. A plusieurs reprises, il promit avoir changé
pour désamorcer l’indignation que provoquait sa morgue.
De nouvelles petites phrases assassines prouvèrent aussitôt qu’il en
était incapable. Il maintint son cap néolibéral et fit alliance avec
Nicolas Sarkozy en 2022 pour imposer une réforme financière de la
retraite en dépit de l’opposition persistante de l’opinion et de
l’ensemble des forces syndicales, non sans faire fi de leurs
contre-propositions.
Face au nouveau mouvement social massif qui s’est ensuivi, Emmanuel
Macron s’est enfermé dans le déni et le sarcasme. Il argue de la
légitimité démocratique en répétant que la réforme figurait dans son
programme et qu’elle a été adoptée selon une voie institutionnelle
validée par le Conseil constitutionnel.
Une réalité parallèle
Sauf que :
- 1) Emmanuel Macron n’a été réélu que grâce aux voix de la gauche, hostile au report de l’âge de la retraite ;
- 2) le peuple ne lui a pas donné de majorité parlementaire lors des législatives qui ont suivi le scrutin présidentiel ;
-
3) le projet portait sur les « principes fondamentaux de la Sécurité
sociale », lesquels relèvent de la loi ordinaire, et non d’une loi de
« financement de la Sécurité sociale » (article 34 de la Constitution),
cavalier législatif qui a rendu possible le recours à l’article 49.3
pour imposer le texte ;
- 4) le gouvernement s’est résigné à
cette procédure parce qu’il ne disposait pas de majorité positive, mais
de l’absence de majorité pour le renverser au terme d’une motion de
censure ;
- 5) le Conseil constitutionnel est composé de
personnalités politiques et de hauts fonctionnaires, non de juristes, et
se préoccupe moins du respect de l’Etat de droit que de la stabilité du
système comme l’avait déjà démontré son approbation des comptes
frauduleux de la campagne électorale de Jacques Chirac, en 1995 ;
-
6) le détournement de la procédure parlementaire a suscité la
désapprobation de nombre de constitutionnalistes et s’est accompagné du
refus de toute négociation sociale.
Comme en 2018, Emmanuel Macron répond à la colère populaire par la
violence policière. Atteintes à la liberté constitutionnelle de
manifester, utilisation de techniques conflictuelles de maintien de
l’ordre, usage d’un armement de catégorie militaire qui cause des
blessures irréversibles telles que des éborgnages ou des mutilations ont
entraîné la condamnation de la France par les organisations de défense
des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne de
justice, les Nations unies.
Face à ces accusations, Emmanuel Macron s’enfonce dans une réalité
parallèle et radicalise son discours politique. A peine réélu grâce aux
voix de la gauche, dont celles de La France insoumise, il place celle-ci
hors de l’ « arc républicain » dont il s’arroge le monopole de la
délimitation. Il voit la main de l’ « ultragauche » dans la contestation
de sa réforme. Il justifie les violences policières par la nécessité de
lutter contre celles de certains manifestants.
Sauf que, à nouveau :
- 1) le refus, récurrent depuis l’apport des
suffrages de la gauche à Jacques Chirac en 2002 et le contournement
parlementaire du non au référendum de 2005, de prendre en considération
le vote des électeurs quand celui-ci déplaît ou provient d’une autre
famille politique que la sienne discrédite la démocratie représentative,
nourrit un abstentionnisme délétère et pousse à l’action directe pour
faire valoir ses vues, non sans succès pour ce qui fut des Gilets jaunes
et des jeunes émeutiers nationalistes corses auxquels il fut accordé ce
qui avait été refusé aux syndicats et aux élus ;
- 2) le
non-respect des décisions de justice par l’Etat lorsque des intérêts
agro-industriels sont en jeu amène les écologistes à occuper les sites
des projets litigieux, au risque d’affrontements ;
- 3) la
stigmatisation d’une ultragauche dont l’importance reste à démontrer va
de pair avec le silence du gouvernement à propos des voies de fait de
l’ultra-droite identitariste et des agriculteurs productivistes qui
multiplient les agressions contre les écologistes.
« Ce n’est pas être un black bloc que de dénoncer les excès structurels de la police »
Ce n’est pas être un « amish » et vouloir retourner « à la bougie »
que de s’interroger sur la 5G ou sur l’inconsistance du gouvernement
quand il défend à grand renfort de grenades les méga-bassines alors que
se tarissent les nappes phréatiques du pays. Ce n’est pas être un black
bloc que de dénoncer les excès structurels de la police.
Ce n’est pas être un gauchiste que de diagnostiquer la surexploitation
croissante des travailleurs au fil de la précarisation des emplois et au
nom de logiques financières, de repérer le siphonnage du bien public au
profit d’intérêts privés, ou de déplorer le « pognon de dingue »
distribué aux entreprises et aux contribuables les plus riches.
Point besoin non plus d’être grand clerc pour comprendre que la Macronie
n’aime pas les pauvres. Elle n’a plus d’autre réponse que la
criminalisation des protestations.
Elle souhaite maintenant dissoudre la nébuleuse des Soulèvements de la
terre que parrainent l’anthropologue Philippe Descola, le philosophe
Baptiste Morizot, le romancier Alain Damasio !
Quand Gérald Darmanin entend le mot culture il sort son LBD.
Dans cette fuite en avant, un pas décisif a été franchi lorsque le gouvernement s’en est pris à la Ligue des droits de l’homme.
Ce faisant, la Macronie s’est de son propre chef placée en dehors de l’
« arc républicain ». Cette association, née, faut-il le rappeler, de
l’affaire Dreyfus, est indissociable de l’idée républicaine.
Seul le régime de Pétain avait osé l’attaquer.
Sur la planète, ce sont bien les Poutine et les Orban, les Erdogan et
les Modi, les Kaïs Saïed ou les Xi Jinping qui tiennent de tels propos.
Oui, la France bascule.