Libéraux contre populistes, un clivage trompeur
Dix ans après la crise financière
jeudi 6 septembre 2018
par Serge Halimi et Pierre Rimbert Blog ANC
Les réponses apportées à la crise
de 2008 ont déstabilisé l’ordre politique et géopolitique. Longtemps
perçues comme la forme ultime de gouvernement, les démocraties libérales
sont sur la défensive. Face aux « élites » urbaines, les droites
nationalistes mènent une contre-révolution culturelle sur le terrain de
l’immigration et des valeurs traditionnelles. Mais elles poursuivent le
même projet économique que leurs rivales. La médiatisation à outrance de
ce clivage vise à contraindre les populations à choisir l’un de ces
deux maux.
Budapest, 23 mai 2018.
Veste sombre un peu ample et chemise violette ouverte sur un tee-shirt,
M. Stephen Bannon se plante devant un parterre d’intellectuels et de
notables hongrois. « La mèche qui a embrasé la révolution Trump a été
allumée le 15 septembre 2008 à 9 heures, quand la banque Lehman
Brothers a été contrainte à la faillite. » L’ancien stratège de la Maison Blanche ne l’ignore pas : ici, la crise a été particulièrement violente. « Les
élites se sont renflouées elles-mêmes. Elles ont entièrement socialisé
le risque, enchaîne cet ancien vice-président de la banque Goldman
Sachs, dont les activités politiques sont financées par des fonds
spéculatifs. Est-ce que l’homme de la rue a été renfloué, lui ? » Un
tel « socialisme pour les riches » aurait provoqué en plusieurs points
du globe une « vraie révolte populiste. En 2010, Viktor Orbán est revenu
au pouvoir en Hongrie » ; il fut « Trump avant Trump ».
Une décennie après la tempête financière, l’effondrement économique
mondial et la crise de la dette publique en Europe ont disparu des
terminaux Bloomberg où scintillent les courbes vitales du capitalisme.
Mais leur onde de choc a amplifié deux grands dérèglements.
Celui, en premier lieu, de l’ordre international libéral de
l’après-guerre froide, centré sur l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN), les institutions financières occidentales, la
libéralisation du commerce. Si, contrairement à ce que promettait Mao
Zedong, le vent d’est ne l’emporte pas encore sur le vent d’ouest, la
recomposition géopolitique a commencé : près de trente ans après la
chute du mur de Berlin, le capitalisme d’État chinois étend son
influence ; appuyée sur la prospérité d’une classe moyenne en ascension,
l’« économie socialiste de marché » lie son avenir à la mondialisation
continue des échanges, laquelle désosse l’industrie manufacturière de la
plupart des pays occidentaux. Dont celle des États-Unis, que le
président Donald Trump a promis dès son premier discours officiel de
sauver du « carnage ».
L’ébranlement de 2008 et ses répliques ont également bousculé l’ordre
politique qui voyait dans la démocratie de marché la forme achevée de
l’histoire.
La morgue d’une technocratie onctueuse, délocalisée à New York ou à
Bruxelles, imposant des mesures impopulaires au nom de l’expertise et de
la modernité, a ouvert la voie à des gouvernants tonitruants et
conservateurs. De Washington à Varsovie en passant par Budapest,
M. Trump, M. Orbán et M. Jarosław Kaczyński se réclament tout autant du
capitalisme que M. Barack Obama, Mme Angela Merkel, M. Justin Trudeau ou
M. Emmanuel Macron ; mais un capitalisme véhiculé par une autre
culture, « illibérale », nationale et autoritaire, exaltant le pays
profond plutôt que les valeurs des grandes métropoles.
Cette fracture divise les classes dirigeantes. Elle est mise en scène
et amplifiée par les médias qui rétrécissent l’horizon des choix
politiques à ces deux frères ennemis. Or les nouveaux venus visent tout
autant que les autres à enrichir les riches, mais en exploitant le
sentiment qu’inspirent le libéralisme et la social-démocratie à une
fraction souvent majoritaire des classes populaires : un écœurement mêlé
de rage.
Suite de l’article dans le Monde Diplomatique de septembre.