Alors
que l’État se prosterne devant le marché, que des jeunes ont brûlé des
mairies l’été dernier, et que des groupuscules d’extrême droite
organisent de plus en plus d’expéditions punitives, Le psychanalyste
Roland Gori s’est replongé dans les processus de civilisation et
décivilisation.
Le psychanalyste a tenu à revenir sur le terme de « décivilisation », détourné par l’extrême droite et utilisé par le président de la République lui-même, pour inviter à le remettre dans le bon sens. Ce
qui décivilise, estime-t-il, c’est avant tout la toute-puissance d’une
aristocratie économique fondée sur la compétition et la domination.
C’est l’affaiblissement de la République sociale qui fait « de l’État une start-up et de la nation une entreprise privée »,
et met en place une société managériale et élitiste qui porte en elle
les germes d’un régime potentiellement totalitaire, comme l’ont montré
les travaux de Norbert Elias.
Emmanuel
Macron, au sujet des révoltes et des violences urbaines qui ont suivi
la mort de Nahel, tué fin juin par un policier, a dénoncé une
« décivilisation » en cours. Le ministre de l’Intérieur, Gérald
Darmanin, a lui parlé d’« ensauvagement ». Qu’en pensez-vous ?
Le barbare, comme disait Claude Lévi-Strauss, c’est d’abord l’homme qui croit en la barbarie. Ainsi, Emmanuel Macron et Gérald Darmanin ne règlent pas du tout le problème mais l’aggravent. Ceux qui se sont attaqués à des mairies et à des écoles après la mort de Nahel ne sont pas des sauvages : ils sont dans un processus que produit une société quand elle renonce à ses valeurs humanistes.
La République sociale a abandonné la responsabilité qu’elle avait de former les citoyens à s’émanciper eux-mêmes. Elle a renoncé à l’accompagnement, au respect, à l’égalité : on
peut dire que la civilisation du partage et des services publics a
reculé d’elle-même et s’est auto-mutilée devant une civilisation de la
start-up nation en germe depuis des années.
À partir du
moment où le président de la République érige la figure de l’homme
devenu unique autoentrepreneur de lui-même, il organise
l’accomplissement de l’individu dans un rapport de violence aux autres. Cette civilisation de l’affrontement est consubstantielle de la concurrence.
La source
philosophique du macronisme, c’est que l’absence de régulation de l’État
laisserait faire la nature pour faire apparaître le meilleur de
l’individu. Macron prétend donc civiliser par l’absence de civilisation. Au
lieu de standardiser la société par la concorde sociale, qui amène les
individus à s’autoréguler dans le respect des uns des autres, il
organise la loi du plus fort économique, et donc la loi de la violence.
Cette loi rencontre pourtant une part d’adhésion dans la société, y compris dans les banlieues…
Ce modèle néolibéral
fait paradoxalement florès dans nombre de quartiers populaires, avec
l’idée de triompher seul des difficultés : il s’agit là d’une forme
d’identification à l’agresseur. Mais même là les dés sont pipés, puisque
beaucoup de jeunes qui rêvent de monter leur boîte pour devenir PDG ne
sont pas fils de PDG, et finissent souvent dans l’autoaliénation de l’ubérisation.
À
cela s’ajoutent une stigmatisation et une discrimination qui ne sont que
le relais des critères d’une société profondément aristocratique, et
donc fondée sur la domination de l’autre. Nous nous sommes habitués à l’horreur économique et aux morales numériques. C’est
cela la véritable décivilisation : l’idée de valeur fondée uniquement
sur la performance individuelle et l’exploitation, quand la civilisation
est au contraire un processus collectif fondé sur la coopération.
Si Emmanuel Macron pense qu’il y a décivilisation, elle n’est pas imputable à la religion ou à l’origine d’un individu, mais
au fait que le modèle que le président prône lui-même est en réalité
incapable de transmettre d’autres valeurs que celles de violence.
Nous vivons
l’agonie d’une culture humaniste qu’il faut réinventer plutôt que de
précipiter son abandon. Si la réponse du gouvernement est à l’inverse de plus en plus sécuritaire,
avec davantage de traque numérique, voire des sanctions faites aux
familles des émeutiers, cela agrandira la faille, sans permettre
l’adhésion à un ordre ressenti comme vertueux. Se met alors en
place une civilisation contraignante, fondée sur la répression
normative. En résumé, ou bien nous serons capables de réanimer une
République sociale, ou bien nous irons nécessairement vers quelque chose
de déterminé par la discrimination, le racisme et la violence.
Le
thème de « décivilisation » a été repris ces dernières années par le
militant d’extrême droite Renaud Camus, théoricien du « grand
remplacement ». Mais on doit en réalité les travaux sur ce terme à
Norbert Elias, et ceux-ci vont dans un tout autre sens…
Quand on
utilise le terme de « décivilisation », effectivement emprunté au
sociologue Norbert Elias, il faut au minimum le situer dans le corps de
doctrine qui est le sien. Or, Emmanuel Macron ne le fait pas du tout.
Renaud Camus, lui, se livre à une tentative de retournement des travaux
d’Elias, car celui-ci l’a utilisé non pas pour expliquer qu’il y
aurait une forme de décivilisation pour des causes endogènes ou
ethniques, mais au contraire pour analyser comment les Allemands, après
la Première Guerre mondiale, se sont décivilisés eux-mêmes jusqu’à devenir des nazis.
C’est
précisément ce qui devrait interroger le président de la République :
comment une culture humaniste peut perdre la main pour se refonder sur
la violence, la force et la haine. Norbert Elias ne fait pas la liste
des comportements atroces et terribles des nazis : il s’interroge sur
les conditions sociales et culturelles qui les ont rendus possibles en
Allemagne dans les années 1930. Il essaie de rendre compte de la
barbarisation des nazis en démontrant qu’après l’humiliation de la
défaite de 1918 la société allemande va adopter les mœurs de la noblesse
et de l’élite aristocratique à laquelle elle prête la victoire de 1870.
La bourgeoisie allemande va s’aligner sur ce modèle, sur un code de
civilisation fondée sur l’appartenance privilégiée, l’élitisme et la
discrimination des autres comme reflet de sa supériorité. L’Allemagne va
passer de l’opposition sociale à l’opposition nationale, puis ethnique.
Avec les
philosophes français, les révolutions américaine et française avaient
permis de réformer les mœurs des peuples par le progrès et la raison.
L’Allemagne, dans les années 1930, va de son côté sombrer dans une
décivilisation liée à l’éloge de la force et de la compétitivité. Norbert
Élias démontre que l’admissibilité de la violence et des inégalités
sociales furent des conditions préalables et favorisantes à l’apparition
d’une « culture » nazie, tout comme l’identification de tout un peuple à
une aristocratie se prétendant supérieure. Or, et c’est cela
qui doit interroger nos sociétés, une civilisation des mœurs qui fait
prévaloir la concurrence sur la solidarité ne saurait prétendre liquider
l’héritage nazi.
Considérez-vous que le capitalisme ouvre la voie à des sociétés encore plus barbares ?
Évidemment,
Emmanuel Macron n’est pas Adolf Hitler, mais il se fourvoie
complètement quand il prétend lutter contre la décivilisation, puisqu’il
n’analyse pas ce qui provoque le processus, et ne mesure pas que les
politiques qu’il mène sont celles qui participent à déciviliser. Norbert
Elias insiste par exemple sur la place qu’une civilisation accorde aux
« faibles ». Plus une civilisation encourage les inégalités et
le culte de la victoire sur le dominé économique, plus elle rend
difficile l’identification aux dépendants, aux vulnérables et aux
mourants. S’ensuit un manque de spontanéité dans l’expression
de la sympathie, mais aussi un laconisme dans le contact social, et une
marchandisation des tâches et des actions que requièrent le soin et
l’assistance.
Tout
cela nourrit une déshumanisation qui participe au processus de
décivilisation. Le point important pour Norbert Elias est de mettre en
évidence que l’habitus national d’un peuple n’est pas fixé
biologiquement, mais se trouve étroitement lié à chacun des processus de
formation de l’État. Si décivilisation il y a aujourd’hui en France,
c’est moins à cause de « barbares » impénitents qu’à la suite des
modifications structurelles de l’État français, de son autorité et de
ses services publics.
Le
politologue Jérôme Fourquet estime que « la décivilisation désigne la
difficulté à gérer ses affects et sa frustration », ce qui participe
selon lui à la montée du RN…
Qu’est-ce
qu’une civilisation ? C’est à la fois des évolutions techniques, le
développement des connaissances, une vision du monde, des règles, des
principes et des valeurs, un modèle sociétal et social, une éducation,
une culture, des rites religieux ou sociaux, un modèle d’habitat et
d’alimentation, des règles de savoir-vivre, et bien plus encore. On dit
de quelqu’un qu’il est « civilisé » quand il se tient bien, quand il est
poli, qu’il adopte le bon comportement selon les situations. L’autocontrôle de soi, de ses pulsions, est au cœur du processus de civilisation social.
Nous
n’avons pas besoin que l’État contrôle les individus à partir du moment
où ils se contrôlent eux-mêmes par l’adhésion collective à un mode de
fonctionnement codé et commun. Mais Jérôme Fourquet
fait fausse route dans son analyse, car la décivilisation n’est pas un
processus psychologique : c’est un processus politique.
Ce sont des décisions politiques qui transforment et décivilisent. Le
sujet est moins lié à des populations qui seraient mal assimilées ou
déclassées qu’à la faillite d’un État. Jérôme Fourquet fustige
l’« enfant roi » ou l’individu sans limite. Mais le véritable
échec intervient sur le plan de la fabrique du citoyen, et sur sa
capacité de développement sur le terrain social.
Ce dont
nous avons besoin, ce n’est pas de contraintes externes : elles sont
déjà omniprésentes. Le modèle de la concurrence sur un modèle de
management quasi militaire crée une culture agonistique et prépare au
retour d’un régime autoritaire. Ce qui manque, ce n’est pas la
coercition, c’est au contraire une culture d’entraide et de paix. La
répression et l’idée que seule la violence est la solution, voilà la
vraie décivilisation. La police de la pensée aussi.
Quel est le rôle des médias dans ce processus ?
Nous avons
aujourd’hui une « société de l’information » chargée de « civiliser »
les masses au moyen des médias et des rhétoriques de propagande, en
réalité fondée sur les rapports de domination des couches sociales. Nous
avons ici un outil fondamental du contrôle social. Un régime
démocratique où coexistent plusieurs visions du monde suppose un modèle éducatif puissant et émancipateur, qui rend tout passage à l’absolutisme lent et laborieux, et difficile l’alignement sur un chef. Mais la casse du système éducatif et le contrôle des médias par quelques-uns participent par contre grandement au processus de décivilisation.
Interview d'Aurélien Soucheyre publié dans l'Humanité