C’est
une escroquerie de comparer ceux qui ont allumé les fours d’Auschwitz
et ceux qui les ont éteints.
par Sergei Khoudiev, publiciste, théologien
Ce théologien orthodoxe, comme la quasi totalité des Russes,
s’insurge contre les dispositions européennes visant à établir un signe
d’équivalence entre nazisme et communisme, entre Staline et Hitler –
pour mieux soutenir les bandes nazies – et il en appelle au “droit
naturel” qui ici est très proche de l’impératif catégorique kantien. Il y
a eu un grand débat sur le rapport entre la loi et le droit naturel,
celui-ci devrait connaitre un regain de vigueur à la suite de la
proposition de Xi Jinping de donner de nouvelles bases au droit
international, définir un certains nombres de “besoins” humains
correspondant à des défis communs à l’ensemble de l’humanité, mais par
ailleurs ne pas prétendre ériger en droit international ce qui relève
des mœurs, des lois et des traditions de chaque nation, voire groupe
humain. Nul doute que ce débat est promis à un bel avenir avec le
développement du multilatéralisme. (note de Danielle Bleitrach,
traduction de Marianne Dunlop pour histoireetsociete)
24 novembre 2020
https://vz.ru/opinions/2020/11/24/1071979.html
Le 20 novembre 1945 a commencé le procès de
Nuremberg. Devant le tribunal ont comparu 24 accusés faisant partie de
la haute direction de l’Allemagne nazie. Comme l’a noté le président
russe Vladimir Poutine, « le devoir de la communauté mondiale tout
entière est de défendre à jamais les décisions du tribunal des nations,
car il s’agit des principes qui sous-tendent les valeurs de l’ordre
mondial d’après-guerre ».
En effet, ce procès a façonné (et continue de façonner) le monde
moderne, qui repose sur la croyance que le nazisme était le mal ultime
de l’histoire humaine, un point de départ négatif – et la conscience
morale de l’humanité est basée sur le rejet inconditionnel de ce mal.
La remise en cause de cette conviction est liée au renforcement
progressif du point de vue que le nazisme n’était qu’un mal relatif,
l’un des maux du XXe siècle, qui pourrait bien être mis sur un pied
d’égalité avec le totalitarisme soviétique. Peut-on être d’accord avec
ce point de vue?
Malgré le fait qu’une grande indignation puisse être exprimée contre
l’URSS stalinienne, il est possible de dire que la guerre à l’Est était
un “choc de deux totalitarismes” avec à peu près la même raison que l’on
peut dire que les affrontements à l’ouest étaient une lutte entre deux
racismes…
L’Empire britannique et les États-Unis des années 1930-1940 étaient
sans aucun doute des sociétés racistes, sauf que là-bas les Untermensch,
avec qui les mariages étaient impossibles car profanant la race
supérieure, n’étaient pas les Slaves, mais les colorés. Cependant
l’attitude des nazis envers les «peuples de l’Est» et tout le projet
colonial nazi était clairement inspirée par l’expérience de l’Empire
britannique.
Photo: collections.ushmm.org
La théorie raciale elle-même, portée à sa limite logique par les
nazis allemands, a mûri et a acquis la respectabilité d’une solide
science académique – pas tant dans le monde germanique que dans le monde
anglophone.
Comme l’a dit l’accusé Ribbentrop: «Pourquoi tout ce tapage sur les
traités que nous avons violés? Avez-vous lu l’histoire de l’Empire
britannique? Il est plein de traités rompus, d’oppression des minorités,
de massacres, de guerres d’agression et tout le reste. “
L’histoire de l’Empire britannique est en effet pleine de crimes, et
les Indiens ont tendance à voir Churchill très différemment des
Britanniques. Mais cela ne signifie pas que l’Empire britannique et le
Troisième Reich sont égaux, et les avocats des accusés, qui rappellent
les péchés de la Grande-Bretagne, ne nous impressionnent guère. On peut
parler des péchés de la Grande-Bretagne et des États-Unis – mais pas
dans ce contexte. Ainsi que des péchés de l’Union soviétique. Lorsque
nous passons de descriptions généralisées («racistes», «totalitaires») à
des actions spécifiques des nazis, la différence commence à attirer
l’attention.
Malgré tous les nombreux et graves péchés des Alliés, la Seconde
Guerre mondiale avait un initiateur indéniable, et les atrocités des
nationaux-socialistes représentaient un degré de sauvagerie
particulièrement profond – d’autant plus que l’Allemagne n’était en
aucun cas une tribu sauvage et arriérée, mais l’une des nations les plus
développées du monde. Brouiller la distinction entre ceux qui ont
allumé les fours d’Auschwitz et ceux qui se sont battus pour les
éteindre serait une escroquerie.
Le verdict sur les crimes nazis a établi une certaine barre morale.
Ayant condamné le racisme et les guerres agressives dans le cas du
Troisième Reich, les gens ont progressivement appris à les condamner
partout. Le nazisme a commencé à être perçu comme un pôle du mal, à
partir duquel l’humanité a pu formuler des principes moraux et
juridiques communs à tous.
Comme indiqué dans le préambule de la Déclaration universelle des
droits de l’homme des Nations Unies de 1948, “prenant en considération
que le non respect et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des
actes barbares qui scandalisent la conscience de l’humanité.”
Brouiller ce point de référence négatif en disant “Qui n’est pas un
barbare, messieurs du jury?” peut être dans l’intérêt à court terme de
certains groupes restreints. En particulier, ces forces politiques
d’Europe de l’Est, dans la mythologie desquelles les collaborateurs
nazis – et pas seulement les personnes qui ont combattu aux côtés des
nazis, mais aussi les participants directs aux crimes contre la
population civile – se voient attribuer le statut de héros nationaux et
de combattants pour l’indépendance. On ne peut pas dire que ces
collaborateurs soient idéologiquement proches de l’élite libérale
mondiale – non, bien sûr – mais ils sont utiles; une version maladive du
nationalisme, pervertie et compromise dès ses débuts, comme nous le
voyons dans l’exemple ukrainien, est idéalement combinée avec la
subordination la plus complète aux centres mondiaux de pouvoir.
Cependant, une telle dilution n’est guère conforme aux intérêts à long terme de l’humanité dans son ensemble.
D’autre part, le procès de Nuremberg a soulevé la question de la
nature de la loi –ainsi que du bien et du mal en général. Il était
évident pour tout le monde que les nazis avaient commis des atrocités
inouïes. Cependant, par quelle loi devaient-ils être jugés?
Cette question a donné lieu à la vieille controverse entre deux
approches du droit: la théorie du positivisme juridique, d’une part, et
la loi naturelle, d’autre part.
Le positivisme juridique procède du fait que la volonté du souverain
dicte la loi – les autorités existantes établissent les lois, et les
citoyens sont obligés de leur obéir, sans se demander si elles sont
morales ou non.
La morale et la loi sont des concepts fondamentalement distincts. La
loi est obligatoire et contraignante non pas parce qu’elle se conforme à
une norme morale qui la dépasse, mais simplement parce qu’elle reflète
la volonté du souverain – c’est-à-dire des autorités d’une société
donnée. Bien sûr, il vaut mieux que les exigences de la loi et de la
moralité coïncident – mais la moralité de la loi n’a rien à voir avec sa
force obligatoire. Les références à la conscience individuelle ou aux
convictions religieuses ne peuvent être acceptées, car si les gens
commencent à rejeter les exigences de la loi sur la base de leurs
convictions personnelles, la société plongera dans le chaos.
Au positivisme juridique s’oppose l’idée d’une loi naturelle qui
n’est pas créée par les gens et qui ne peut être abolie par aucune
autorité humaine.
Comme l’écrit Cicéron à ce sujet, «Il existe une loi conforme à la
nature, commune à tous les hommes, raisonnable et éternelle, qui nous
commande la vertu et nous défend l’injustice. Cette loi n’est pas de
celles qu’il est permis d’enfreindre et d’éluder, ou qui peuvent être
changées entièrement. Ni le peuple, ni les magistrats, n’ont le pouvoir
de délier des obligations qu’elle impose. Elle n’est pas autre à Rome,
autre à Athènes, ni différente aujourd’hui de ce qu’elle sera demain ;
universelle, inflexible, toujours la même, elle embrasse toutes les
nations et tous les siècles. Cette loi, on ne peut l’infirmer par
d’autres lois, ni la rapporter en quelque partie, ni l’abroger en
entier ; il n’est ni sénatus-consulte, ni plébiscite qui puisse délier
de l’obéissance que nous lui devons ; elle n’a pas besoin du secours
d’un interprète qui l’explique et la commente à nos âmes. Celui qui ne
s’y soumet pas sera un fugitif de lui-même et, méprisant la nature
humaine, il subira le plus grand châtiment, même s’il évite d’autres
tourments qui sont considérés comme tels » (Marcus Tullius Cicero, « Sur
l’État », livre III, chapitre XXII).
La théorie de la loi naturelle est profondément enracinée dans
l’Europe chrétienne – Dieu a mis la loi morale dans le cœur des gens
(Rom. 2: 14,15), et les institutions de l’État ne devraient pas la
contredire. Par exemple, «on ne doit pas tuer des innocents» fait partie
de la loi naturelle et l’État ne peut pas l’abolir. Une personne peut
être justifiée de désobéir aux autorités et à leurs institutions si
celles-ci l’obligent à enfreindre cette loi.
Le problème qui se posait à Nuremberg était que, du point de vue du
positivisme juridique, il était impossible de faire des reproches aux
nazis: ce qu’ils avaient fait était directement prescrit par le
souverain au pouvoir à l’époque – Adolf Hitler – et était en plein
accord avec ses décrets. La ligne de défense «ils ne faisaient que
suivre les ordres», à laquelle les avocats ont eu recours au procès,
était impeccable du point de vue du positivisme juridique.
Bien entendu, les actions des accusés auraient pu être monstrueuses
d’un point de vue moral; mais légalement ils n’avaient pas violé les
lois de leur pays – et il était impossible de les juger d’après les lois
des pays victorieux, parce qu’ils n’avaient jamais été leurs citoyens.
De plus, dans le cadre de ce concept de droit, ce sont précisément les
antifascistes allemands qui s’opposaient à la volonté du souverain et
violaient ses lois qui avaient été condamnés.
Le Tribunal a dû déployer des efforts considérables et pas toujours
juridiquement certains pour affirmer ce qu’exigeait une justice
évidente. Les nazis de haut rang sont des criminels qui doivent être
punis.
Ainsi, le tribunal a approuvé – qu’il le veuille ou non – la thèse
selon laquelle au-dessus de l’État et au-dessus des gens en général, il y
a une loi morale que personne ne peut abolir. Une personne qui enfreint
cette loi est coupable même si elle obéit aux lois de son État; celui
qui l’observe a raison, même si les autorités le persécutent pour cela.
Il est particulièrement important de s’en souvenir maintenant,
lorsque le spectre d’un nouveau totalitarisme hante le monde, qui, comme
tous les mouvements totalitaires, cherche à détruire la famille et la
religion – mais, en plus, tente d’abolir même les idées les plus
fondamentales sur la nature humaine. Derrière ce mouvement se cache une
énorme puissance politique, financière et de propagande capable de
manipuler les élections dans des pays puissants et de réécrire les lois à
son avantage.
Alors voici le moment de se rappeler que la loi naturelle ne peut pas
être réécrite et que les règlements qui la contredisent ne peuvent pas
nous contraindre. Le procès de Nuremberg mérite d’être rappelé pour
diverses raisons – en particulier pour celle-là.
Note: le titre set de Pedrito