Je suis postier en CDI, et je continue de bosser pendant le confinement. Le 28 mars dernier,
Le Daubé (surnom du quotidien régional
Le Dauphiné Libéré) a publié un grand article, pour une fois non signé et énervé, intitulé «
Quand La Poste vous prive de votre journal ». Et tous les journaux se sont passé le mot criant à une «
rupture de service public préjudiciable à l’information et aux entreprises »
et critiquant le choix de la direction de La Poste de ne distribuer le
courrier pendant le confinement plus que trois jours par semaine, les
mercredis, jeudis et vendredis. Pour rajouter au drame les journaux
interrogeaient des retraités émus de ne plus pouvoir lire leur journal
le matin. Puis la télévision a emboîté le pas, même TF1 était outrée par
les fermetures de nombreux bureaux de Poste et les pauvres retraités
qui ne peuvent plus retirer leurs économies.
Et puis la déferlante médiatique s’est transformée en lynchage en
règle contre les postiers. Tandis que les infirmières et les caissières
étaient des héroïnes, nous, les postiers, on était des salauds, des
déserteurs et en plus la fente des boites aux lettres est trop petite
pour mettre les grosses enveloppes. Alors tout ça m’a mis en colère.
Colère tout d’abord parce que La Poste avait fait n’importe quoi et
continuait gaiement ses affaires. Dans les centres de tri, chez les
facteurs, les chauffeurs, aux guichets, aucun signe de masque, pas de
gants, très peu de gel, pas de vitres entre le public et les postiers.
Des syndicats ont mené la bataille pour imposer des choses très
basiques, que La Poste daigne commander des plexiglass et des masques.
Mes collègues ont bricolé des hygiaphones avec des bâches plastiques et
d’autres se sont débrouillés pour trouver des masques et du gel à gauche
à droite pendant que la direction nationale était aux abonnés absents.
Entassés casiers contre casiers, les facteurs tombaient malade les uns
après les autres et les centre courriers devenaient des foyers de
contagion du virus, des clusters postaux. À Saint-Laurent du Pont,
Moirans, Saint-Marcellin, Grenoble, des facteurs se sont saisis du droit
de retrait pour dénoncer le manque de mesures de prévention et de
protection. Des alertes pour «
danger grave et imminent » ont
été déposées par les syndicats dans plein de centres, comme à Moirans où
six salariés ont été contaminés. Il aura fallu les interventions du
syndicat et de l’inspection du travail pour que le centre soit fermé
pour être désinfecté. Et puis la plainte en référé de SUD le 25 mars qui
a mis un coup de Calgon à la direction de La Poste. Étrangement ils ont
rapidement trouvé des masques et du gel dans leurs réserves, puis des
plexiglass sont arrivés le premier avril, mais en nombre insuffisant -
comme une blague de mauvais goût. Et encore à ce jour de nombreux
postiers travaillent sans masques.
Dans le même temps une tornade de colis Amazon déferlait dans le
réseau postal. Des clients confinés se lâchaient frénétiquement sur les
achats en ligne sans penser aux travailleurs invisibles derrière
l’écran. Les hubs logistiques comme ceux de Fedex à Roissy et les
entrepôts Amazon apparaissent eux aussi comme des foyers d’infection
dénués d’équipements de protection.
L’urgence de stopper la machine était évidente. On réclamait une
pause, qu’on coupe le contact avec Amazon, qu’on redéfinisse un service
public vital aux besoins de la population. À ce jour, La Poste ne veut
toujours rien entendre : «
Le PDG de la Poste se refuse à faire la
police du colis quand certains appellent à refuser des envois jugés
non-essentiels. Il préfère en appeler à la responsabilité des clients et
des chargeurs » nous informe
Le Daubé du 2 avril. En
d’autres termes, profiter du contexte et de la mise à l’arrêt du
concurrent Mondial Relay pour doper les volumes. Le 9 avril, le PDG de
La Poste se félicite même sur Europe 1 : «
Jamais il n’y a eu autant d’envois de colis ! ».
Sur le terrain la situation reste chaotique. Ce virus a été un
révélateur de ce qui se déroule en temps normal de façon moins
spectaculaire. A force de travailler en flux tendu, en sous-effectif, à
force d’exploiter les sous-traitants, de faire défiler les intérimaires
et les alternants, La Poste a perdu toute résilience. Déjà en temps
normal on n’a plus de remplaçant pour ouvrir les bureaux en cas
d’absence tandis que la moitié des bureaux ont fermé en 15 ans. Déjà en
temps normal les « tournées à découvert » sont banales, les livraisons
de colis sont aléatoires, et les journaux distribués en fin d’après-midi
avec l’éclatement des horaires de travail imposée par les dernières
restructurations. Et là, avec des parents contraints de rester à la
maison, des alternants sommés par le ministère de l’éducation de rentrer
et des centaines de malades, tout s’est effondré, la ruine est devenue
visible.
C’est dans ce contexte qu’est tombée cette décision lunaire, annoncée
sans concertation, de distribuer le courrier seulement trois jours
d’affilée par semaine, alors qu’il aurait été plus judicieux de
distribuer un jour sur deux en alternant deux «
brigades étanches »
de facteurs comme proposaient les syndicats pour limiter le risque
sanitaire. Peu importe, le mal était fait, c’était nous les salauds.
Alors j’ai aussi de la colère contre cette presse égocentrique et
capricieuse qui parle de nous sans nous interroger, sans enquêter. Et je
doute que ce soit la déconfiture du service public qui chagrine les
patrons de presse, mais plutôt la perte d’abonnés et surtout la chute
des recettes publicitaires provoquées par l’arrêt de la distribution
quotidienne. Pour mieux dénoncer la «
rupture de service public »
les médias ont rappelé l’aide annuelle de l’État de 100 millions
d’Euros à La Poste en échange de garantir la distribution des journaux 6
jours sur 7. Ce qu’ils oublient de dire, c’est que la presse touche des
centaines de millions d’euros d’ «
aide au portage » de la part de l’État (1 233 000 euros en 2017 rien que pour
Le Daubé),
et bénéficie d’un tarif postal de presse très avantageux, comme tout un
tas de torchons n’ayant pas grand-chose à voir avec de l’information
générale (magazines de loisirs ou d’assurances). Ce tarif subventionné
est-il juste, sachant qu’il ne bénéficie pas à de plus petits titres
dénués de publicités comme
La Hulotte ou
Le Postillon ?
En hurlant à la «
rupture de service public », les médias sont
passés complètement à côté des décisions et des enjeux chamboulant la
Poste depuis des années. La Poste n’est plus qu’un fantôme de service
public, c’est une société anonyme depuis dix ans, une machine à fric.
Elle vient de vivre très discrètement une des dernières phases de
privatisation ce 4 mars 2020. Par un montage financier tortueux, la
Banque Postale, filiale de La Poste, a pris contrôle de l’assureur privé
CNP, côté en bourse, grâce au transfert des parts de la Caisse des
dépôts et consignations (CDC) qui est passée en échange à 66 % du
capital du Groupe La Poste. En clair, La CDC contrôle désormais La
Poste, et bien qu’elle émane de l’État, la CDC fonctionne comme un
vulgaire fonds de pension, en cherchant toujours à aspirer un maximum de
profits de ses investissements. La Poste annonçait un bénéfice en
hausse avec 822 millions d’euros en 2019. Pas mal, mais la CDC vise le
double d’ici 2030.
On aurait pu en parler de tout ça dans les colonnes des journaux,
assez vides ces dernières semaines. Ça aurait pu être l’occasion de tout
remettre à plat et de redéfinir ce que pourrait être un service public
postal moderne. Parce que si des postiers exercent leur droit de
retrait, c’est aussi parce qu’ils ne comprennent pas l’intérêt de
risquer leur santé, celle du public, celle de leurs familles pour
distribuer des pubs ou la nouvelle paire de baskets commandées sur
Zalando.
Alors si au lieu de défoncer les postiers on posait publiquement des
questions sur l’avenir de La Poste ? À quoi doit servir La Poste ? À qui
elle devrait appartenir ? Où devraient aller les bénéfices ? Un envoi
par Amazon ou par un particulier doit-il coûter le même prix ? Quelles
conditions de travail pour les postiers ? Quel sens donner à notre
travail ?
Tout un tas de questions dont j’ai peu d’espoir qu’elles soient
traitées dans vos colonnes. Car suite à votre coup de pression, La Poste
et la presse se sont réconciliées. Non seulement parce que La Poste a
cédé, en revenant une semaine plus tard sur sa décision en annonçant que
les journaux seraient finalement distribués cinq jours par semaine.
Mais aussi parce que le 3 avril elle s’est payée une pleine page de
publicité dans presque tous les quotidiens nationaux et régionaux, puis
des annonces à la radio et à la télévision pour un budget estimé à
plusieurs millions d’euros. Là-dessus, les médias n’ont rien trouvé à
redire et des centaines d’articles élogieux sur notre PDG ont fleuri
dans les journaux les jours suivants.
Sans rancune et au plaisir de vous relire,
Un postier grenoblois
Note de la rédaction : Cet article va paraître
dans la version papier du Postillon n°55, qui devrait être disponible
dans les tabac-presse grenoblois autour du 17 avril. Si on a jugé bon de
le diffuser - une fois n’est pas coutume - d’abord sur Internet, c’est
pour offrir aux lecteurs un contrepoint au lynchage médiatique actuel
des postiers.