Les responsables des guerres ne sont pas ceux qui les déclenchent, mais ceux qui les ont rendues inévitables… 
Attribué à Montesquieu.
Dans la nuit du 23 au 24 février 2022, l’armée russe a attaqué 
l’Ukraine. Après le bombardement des bases militaires ukrainiennes, 
l’encerclement des principales villes se poursuit et Kiev résiste encore
 en ce dimanche 27. L’analyse de ce jour devra bien sûr être complétée 
dans nos prochaines livraisons.
Ce « mauvais coup » guerrier n’est pourtant pas le premier en Europe.
 C’est au moins la deuxième fois, après les plus de 200 000 morts et les
 centaines de milliers de déplacés qui ont suivi l’éclatement de 
l’ex-Yougoslavie… Et la troisième fois si on compte l’affaire de Chypre 
en 1974 avec ses 4 000 morts, 1 000 disparus et 270 000 déplacés… Et 
même la quatrième, si on compte les plus de 10 000 morts et des deux 
millions de déplacés de la guerre du Donbass de 2014-2015.
Une fois de plus, les slogans moraux selon lesquels les frontières 
sont et doivent rester inviolables et l’Union européenne nous apportera 
la paix éternelle en Europe sont invalidés. D’autant que la 
reconnaissance unilatérale de la Slovénie et surtout de la Croatie par 
l’Allemagne et le Vatican ne fut pas pour rien dans le calvaire de 
l’ex-Yougoslavie. Et nous passons sous silence l’incapacité de l’OTAN de
 régler de façon interne le différend gréco-turc de 1974 qui perdure 
toujours 48 ans après.
Cette attaque brutale, sans fondement juridique international, 
planifiée largement à l’avance par le pouvoir russe, a été précédée par 
la reconnaissance par la Douma russe des Républiques populaires de 
Lougansk et de Donetsk, animées par des séparatistes prorusses depuis 
2014. Comme quoi, il faut  une fois de plus se méfier des 
reconnaissances unilatérales.
Rappelons la maxime de Jean Jaurès (« Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel »)
 pour éviter de croire que l’on peut aller vers un idéal sans partir du 
réel. Les injonctions morales ne font pas avancer dans la recherche de 
la vérité.
Si l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe est inacceptable et doit
 être condamnée avec la plus grande fermeté, il ne peut s’agir pour nous
 de présenter les USA et leurs alliés comme l’incarnation du Bien 
suprême et la Russie comme le symbole du Mal ; nous ne sommes pas de 
ceux qui déplorent les conséquences tout en chérissant les causes qui 
ont conduit à cette situation mortifère (humiliation de la Russie, 
non-respect de la promesse faite lors de la réunification de l’Allemagne
 de ne pas étendre l’ère d’influence de l’OTAN aux portes de la Russie, 
qualifier, comme l’avait fait Obama, la Russie de puissance régionale, 
avoir tenté de faire main basse sur les matières premières russes dans 
les années 1990 par Exxon interposé…).
Les humiliations des nations et des peuples ont toujours favorisé 
l’ultranationalisme et le fascisme et conduit à des guerres (1870 pour 
la France, 1918 pour l’Allemagne…)
Le nationalisme post-soviétique d’un peuple russe humilié
Partons donc de l’écroulement de l’Union soviétique au début des 
années 90 pour comprendre le traumatisme russe et quelle hégémonie 
culturelle a remplacé l’hégémonisme soviétique en faillite. La 
désorganisation post-soviétique, provoquée par les Chicago boys 
 américains conseillers du nouveau régime capitaliste, se traduisit par 
un véritable calvaire pour le peuple russe dont l’espérance de vie a 
reculé de plus de six ans dans les années 90. Si Poutine est encore 
populaire en Russie, c’est que les citoyens russes se souviennent avec 
douleur de cette décennie d’enfer.
L’incapacité des communistes russes à construire une alternative 
populaire a permis aux États-Unis de devenir des prédateurs et de 
« punir » la nation rebelle. Après que les USA aient soutenu une 
marionnette alcoolique, Boris Eltsine, qui a confié à des oligarques 
mafieux toute l’économie russe pour leurs propres intérêts, la misère 
s’est développée en Russie. Il a été facile, pour Vladimir Poutine, de 
prendre un profil de droite nationaliste russe allié à l’Église 
orthodoxe russe, et de construire une bataille pour une nouvelle 
hégémonie culturelle. Avec comme but avoué dans tous les médias russes 
(les oppositions ayant été muselées), de focaliser sur l’humiliation 
subie par le peuple russe à cause des Occidentaux dans les années 90, 
comme l’une des plus grandes tragédies de son histoire.
Comme il s’agit d’un peuple profondément patriote (ne jamais oublier 
que c’est l’armée soviétique, grâce au patriotisme russe et à 26 
millions de morts, qui permit le grand tournant de la Seconde Guerre 
mondiale à Stalingrad début 1943 contre la Wehrmacht, celle-ci perdant 
plus de 4 millions de soldats sur le front de l’Est), la nouvelle 
hégémonie culturelle a pu se déployer rapidement. D’autant que les 
bombardements organisés par l’OTAN contre les « frères » serbes 
orthodoxes lors des guerres yougoslaves sont largement utilisés dans le 
discours poutinien.
Un autre élément a aussi contribué à « l’humiliation slave » : le 
fait d’avoir envahi et détaché le Kosovo de la Serbie pour mettre à la 
tête du nouvel État une direction politique mafieuse et intégriste 
islamiste afin d’installer une base étasunienne militaire.
Dans les 
textes de Poutine que nous avons lus, il est dit que la Russie ne 
laissera plus l’Occident humilier les Russes orthodoxes. Ainsi fut fait 
en Transnistrie, en Abkhazie, en Ossétie du Sud, en Crimée, et 
aujourd’hui en Ukraine.
Les bavardages internationaux sur la morale et les frontières ne 
résistent pas à l’analyse du réel et aux contradictions entre 
les puissances.
À noter aussi dans la propagande de Vladimir Poutine le parallèle 
fait entre la situation présente et l’installation de missiles à Cuba au
 début des années 60 : pour Poutine l’installation des missiles dans les
 pays de l’Europe de l’Est contre la Russie est aussi un casus belli. Car pour Moscou, la sécurité de la Russie vaut bien la sécurité des États-Unis.
Un peu de géographie économique pour comprendre
« Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire », disait Zbigniew Brzeziński, le stratège du président Carter. Vladimir Poutine est d’accord avec cela, car pour lui, « la Russie et l’Ukraine sont un seul et même peuple » et « une Ukraine indépendante avec l’allié étasunien ne peut-être qu’anti-russe ».
L’Ukraine, c’est un grenier à blé, c’est aussi du gaz et c’est le 
principal lieu de transit des gazoducs qui alimentent l’Ouest européen.
Mais c’est aussi une tragédie démographique avec un indice de 
fécondité des femmes russes orthodoxes trop faible pour le simple 
maintien de la population et une espérance de vie toujours en berne pour
 les hommes. Cela peut expliquer la tendance à fournir des passeports à 
tous ceux qui se considèrent russes orthodoxes, comme en Crimée ou dans 
le Donbass.
Dernier point, l’Ukraine se tourne de plus en plus vers l’Ouest 
européen pour les échanges économiques, elle est intégrée à l’économie 
financière occidentale.
Quel est le récit national de Vladimir Poutine ?
Poutine rappelle que la Crimée est le lieu du baptême du prince 
Vladimir en 988. Cela joue, comme pour la droite nationaliste chrétienne
 en France avec le baptême de Clovis. C’est, à ses dires, une terre 
sacrée « comme le Mont du temple pour les juifs et l’enceinte d’Al Aqsa pour les musulmans ».
 Il rappelle que le traité de Pereïasliv (1654) unifie toutes les 
Russies (actuellement la Biélorussie, l’Ukraine et la Russie). Et que 
d’ailleurs que le rattachement-cadeau de la Crimée à l’Ukraine a été 
réalisé pour le 300e anniversaire de ce traité en 1954 par Khrouchtchev.
Par ailleurs, il fustige la Constitution léniniste de 1922 donnant le
 droit à l’autodétermination des peuples et loue Staline qui était, pour
 lui, un centraliste efficace. Il regrette simplement que Staline n’ait 
pas supprimé tous les « cadeaux » léninistes comme le Donbass.
Par ailleurs, il a très mal vécu l’indépendance de l’église 
ukrainienne orthodoxe lorsque le tomos d’autocéphalie a été accordé par 
le patriarche œcuménique de Constantinople ! 
À noter que Poutine considère que, depuis Maïdan, le gouvernement 
ukrainien et son allié étasunien utilisent, financent et recyclent des 
groupes néo-nazis ukrainiens. Ce dernier point est difficilement 
contestable d’ailleurs. Souvenons-nous du portrait géant de cinq mètres 
sur cinq de Stepan Bandera, collaborateur nazi pendant la guerre, 
trônant en majesté sur la place Maïdan pendant l’émeute de 2014. Les 
Russes qui ont payé le prix du sang le plus élevé en Europe pendant la 
Seconde Guerre mondiale sont sensibles à juste titre sur ce sujet.  
La situation n’a rien à voir avec la guerre froide des années 45-60 
Pendant les années d’après-guerre, bien qu’ils fussent  cyniques et 
prêts presque à tout, il n’en demeure pas moins que les belligérants 
avaient  une sorte « d’éthique de la responsabilité » (concept forgé par
 Max Weber), car on savait qu’une confrontation donnerait une guerre 
symétrique… jusqu’au bouton nucléaire !
Dans le conflit qui se présente à nous aujourd’hui, il s’agit d’une guerre asymétrique.
 L’Occident ne veut, ou ne peut, pas se battre contre l’armée russe 
après le retrait des États-Unis d’Afghanistan, et le retrait de la 
France au Mali. L’Occident pense, sans forcément y croire, que les 
sanctions suffiront. Poutine en profite, car il sait qu’il aurait 
l’avantage dans une « guerre en ligne classique ». De fait, depuis 
l’effondrement de l’armée américaine en 2005-2006 contre la guérilla 
irakienne dans le « triangle de Falloujah » en Irak (plus de 5 000 
soldats US tués en deux ans) les Occidentaux ne font que perdre en Irak,
 Afghanistan ou ailleurs. Par contre l’armée russe, et en particulier 
son aviation, a réussi à maintenir Bachar El Assad au pouvoir à Damas 
contre vents et marées et, pratiquement, à réduire l’État islamique et 
Al-Qaïda en Syrie.
Par ailleurs Poutine a fortement modernisé l’arsenal de l’armée et 
dispose même aujourd’hui d’une avance technologique, comme par exemple 
le déploiement généralisé dans les unités opérationnelles de missiles 
hypersoniques. Ces vecteurs balistiques « tueurs de porte-avions » 
limitent par exemple le déploiement des flottes de l’US Navy en 
Méditerranée ou dans la Baltique.
Enfin, les deux belligérants principaux des années 45-60 proposaient 
une vision alternative au monde entier. Aujourd’hui, le projet du 
capitalisme néolibéral d’un côté et l’idéologie du glacis de protection 
des Russes orthodoxes de l’autre côté ne font rêver absolument 
personne ! 
En fait, le conflit couvait depuis huit ans. Déjà, Philippe Hervé le signalait en 2014 dans les colonnes de ReSPUBLICA :
 …. L’Amérique est donc tentée 
d’utiliser l’Europe comme joker dynamique, en particulier en Afrique, 
mais aussi à l’Est européen. Élargir le marché captif européen est à 
l’œuvre en Ukraine. Mais la situation est bien différente de celle du 
début des années 2000 et des « révolutions orange ». La Russie est 
aujourd’hui capable de rivaliser. Surtout, Poutine a compris l’un des 
aspects pratiques de la crise de 2008 : le premier monde peut « mimer la
 guerre », mais a de grandes difficultés pour la réaliser sur le 
terrain. Bref, une question se pose : la guerre est-elle simplement 
possible à grande échelle à la limite du premier monde ?
( Dans quelle crise sommes-nous ? N° 6, dans le chapitre « l’Europe future zone des tempêtes ».) 
Par ailleurs, depuis Maïdan tout événement « civique », comme l’année
 dernière en Biélorussie et très récemment au Kazakhstan, apparaît pour 
Moscou (à tort ou à raison) comme une redite de l’opération Maïdan !
Car l’OTAN porte une responsabilité particulière 
dans la situation dramatique que l’Europe commence à subir. Impotente 
militairement pour le contrôle du terrain, comme l’a révélé de manière 
brutale la débâcle afghane, l’OTAN « surcompense » sa faiblesse 
intrinsèque par une guerre virtuelle permanente extrêmement 
déstabilisatrice. La diplomatie n’est plus aux commandes pour maintenir 
la paix. Les GAFAM en fusion avec la NSA sont à la manœuvre en toute 
liberté… et sans aucune responsabilité ni contrôle démocratique ! 
« Révolutions orange », « Printemps arabes », sont en fait considérés 
par les Russes et secondairement par les Chinois comme des actes de 
guerre à part entière depuis une vingtaine d’années… Comme dit le 
proverbe :  « Tant va la cruche  à l’eau qu’à la fin elle se brise ! ». 
La brisure a donc eu lieu la semaine dernière en Ukraine.
La troisième différence augmentant l’asymétrie, réside dans le constat d’un peuple slave retrouvant son patriotisme face
 à des peuples occidentaux qui n’ont plus aucun amour de la Patrie. À 
cela s’ajoute que dans la période 45-60, la gauche était 
internationaliste (« Un peu d’internationalisme éloigne de la nation, beaucoup d’internationalisme y ramène »,
 disait Jean Jaurès), ce qui malheureusement n’existe plus depuis 
l’irruption du primat des luttes identitaires en lieu et place du 
primat de la lutte des classes, qui seule fédère !
« Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage » (J. Jaurès)
Nous avons affaire à un affrontement inter-impérialiste entre les USA
 et ses alliés d’un côté et la Russie de l’autre. En France, les 
premiers sont soutenus par l’extrême centre macroniste, la droite 
installée, les socialistes et EELV. L’extrême droite ménage la Russie. 
Avec des variations, le reste de la gauche condamne l’entrée en guerre 
de la Russie, mais estime que l’OTAN et les USA ont  une part de 
responsabilité dans le conflit.
Dans ce cas, nous ne prendrons pas une position « campiste »
 comme d’autres va-t’en-guerre. Sans être pacifistes d’ailleurs, car 
nous sommes toujours favorables à la préparation de la guerre défensive.
Nous pensons que l’intérêt d’un potentiel bloc populaire – ici ou là-bas –
 incluant la classe populaire ouvrière et employée, une partie des 
couches moyennes intermédiaires et de la petite bourgeoisie 
intellectuelle mérite mieux qu’une guerre qui ne sert que les intérêts 
du patronat et de la caste bureaucratique de part et d’autre. Notre 
intérêt est donc de travailler à l’autonomie du bloc populaire face aux 
affrontements inter-impérialistes.
Reste hélas que la France, étant revenue au sein du commandement 
intégré de l’OTAN en 2009, est dans l’incapacité aujourd’hui de 
renouveler la position de Chirac et Villepin en 2003 dénonçant 
l’intervention des USA en Irak. Les troupes françaises sont déjà 
déployées en Roumanie sous commandement américain… pour le meilleur et 
pour le pire… surtout le pire !
Si la diplomatie chinoise a largement critiqué les USA et ses alliés 
de l’OTAN qui ont, d’après Beijing, « jeté de l’huile sur le feu », ne 
tenant pas compte du besoin de sécurité de la Russie en installant des 
missiles antirusses à ses portes, la Chine n’a pas voté comme la Russie 
contre la résolution étasunienne au conseil de sécurité de l’ONU, mais 
s’est abstenue !
Comme l’Inde et les Émirats arabes unis qui se sont 
également abstenus de condamner un tel ou un tel, il convient de 
remarquer une attitude plus mesurée de la Chine, car, à notre 
connaissance, elle n’a toujours pas justifié l’attaque militaire russe –
 ce qui ne correspondrait pas à sa stratégie.
La Chine a réussi à rendre les États-Unis dépendants de sa production
 industrielle, elle cherche encore aujourd’hui à éviter la guerre, non 
pas par « bons sentiments », mais pour « pousser les contradictions du 
Capital à son terme » suivant la grille d’analyse de Marx. Les crises 
financières et bancaires permanentes depuis 2007-2008 semblent lui 
donner raison. Pour la Chine la guerre est une « échappatoire » pour le 
Capital occidental, il faut donc l’éviter.
La situation du jour
Le discours de Poutine du 25 février appelle l’armée ukrainienne à 
déposer le président ukrainien pour ensuite conclure un accord avec la 
Russie. Le but semble donc être le changement de régime en Ukraine. On 
ne peut pas accepter ce mode de gestion qui rappelle étrangement la 
méthode américaine et plus généralement occidentale (Irak, Libye, Mali, 
Afghanistan, etc. Nous sommes bien dans un affrontement entre des 
volontés impérialistes débouchant sur la guerre.
Il est clair que Poutine va gagner la bataille militaire. Mais 
comment va-t-il se sortir de ce bourbier qui peut déboucher pour lui par
 une défaite politique, car, compte tenu de la superficie de l’Ukraine, 
on ne voit pas, économiquement, comment la Russie pourrait financer une 
occupation ?
Dans les semaines qui viennent le « devoir de responsabilité » impose
 d’éviter un élargissement du conflit, tant en Europe qu’en 
Méditerranée. Car la situation est critique. Visiblement Poutine ne 
craint pas une généralisation du conflit après l’occupation de 
l’Ukraine. Il faut tout faire pour éviter une nouvelle confrontation 
guerrière sur le vieux continent. L’ONU peut jouer le rôle pour lequel 
elle a finalement été créée en 1945, c’est-à-dire pour éviter le 
désastre de la guerre, ou pire de la guerre nucléaire.
« L’espérance fait vivre », une conférence internationale de sécurité
 réciproque serait la meilleure sortie possible de ce conflit, étant 
aussi gardé à l’esprit que les frontières ne devraient être 
éventuellement modifiées qu’à la suite d’un processus démocratique qui 
respecte la volonté des populations. Mais pour cela il faut agir vite et
 éviter les « gesticulations médiatiques » dont sont trop friands 
certains de nos dirigeants en campagne électorale non déclarée.