Qu’est-ce que l’Union Européenne (UE) ?
L’UE est un processus historique délibérément très lent dont la
limite asymptotique est la formation des « États-Unis d’Europe », grand
empire capitaliste continental, à tendance de plus en plus oligarchique,
sur le modèle réalisé outre-Atlantique, processus dont les peuples
concernés ne veulent pas, et dont il s’agit de contourner patiemment la
volonté. Mais c’est aussi un processus impossible à mener à terme, parce
que l’agenceur de la construction européenne depuis 1948, l’allié
américain, qui prend aussi en charge la défense militaire de l’UE, ne
veut pas le voir complètement aboutir, car il se satisfait de la
satellisation actuelle du continent européen. l'Europe est donc le lieu
où on débat de la meilleure formule pour sauver le capitalisme, sans
pouvoir jamais conclure.
L’UE est aussi une force expansionniste dans la mesure où
l’impérialisme états-unien et le néo-impérialisme allemand qui pousse
son dernier couac peuvent se concilier un moment, contre la Russie ou le
monde arabo-musulman.
Il y a plusieurs forces nationales, politiques et culturelles
européennes qui veulent voir aboutir le projet d’une Europe fédérale:
l’Allemagne (et de par l’influence historique du SPD, une partie de la
social démocratie européenne) et l’Église catholique qui vise à une
longue influence politique future dans un ensemble politique où elle
serait, théoriquement, majoritaire, et une force extérieure non
négligeable, la Chine, ou certains secteurs en Chine, qui chercheraient
ainsi (à mon avis, illusoirement) à dissocier en deux morceaux un bloc
occidental qui est tendanciellement très menaçant pour elle.
Il y a d’autres forces qui veulent immobiliser le statu quo d’une
zone de libre échange en déclin économique sous protectorat américain :
l’allié et patron états-unien, la bourgeoisie parisienne, les élites de
la Grande Bretagne [ où les contradictions internes ont finit par
devenir insupportables] , les multinationales du Net et de la finance,
parce que cette conjoncture prolongée leur permet de s'approprier une
plus grosse part du gâteau.
La petite bourgeoisie de part en part du continent est globalement
européiste, par conformisme idéologique, sans bien voir ce clivage.
Les classes populaires sont globalement anti UE car elles ont compris
depuis longtemps que l’UE n’est rien d’autre que le nom de marketing du
capitalisme du futur, qui ne leur promet en fin de compte que le
chômage et l'anomie, non sans verser parfois dans la nostalgie du
capitalisme national de papa.
Le Brexit a ouvert la contradiction antagonique entre les deux forces
européistes qui représentent deux projets d’avenir différents pour le
capitalisme. Ces deux projets sont également dangereux et la tension
entre les deux aboutit à une surenchère belliciste extrêmement
dangereuse. Car qu’on veuille une Europe allemande ou américaine, elle
sera certainement anti-russe.
Pourquoi quitter l’UE ?
- Pour des raisons de démocratie
L’UE est un pouvoir politique qui surplombe les institutions
nationales de ses pays membres, et qui se trouve entre les mains de
personnalités et d’institutions non élues, ou quand elles le sont, non
responsables. La logique même de la construction consiste à limiter au
maximum l’incidence du suffrage universel. Un des modèles historiques
tirés du passé qui peut resservir à penser cette démocratie très limitée
est l’Empire austro-hongrois, qu’on nommait avec raison « la prison des
peuples ».
- Pour des raisons de souveraineté populaire
Les États membres abandonnent par pans entiers leur indépendance, et
perdent leur autonomie en matière de politique économique, budgétaire,
monétaire, mais aussi sur le plan de la politique étrangère. A quoi sert
dans ces conditions de voter pour des élus qui devront rendre compte en
plus haut lieu, à Bruxelles ou à Francfort ?
- Pour des raisons économiques
Le projet économique européen fixé par l’Allemagne est un projet
libéral contrôlé, avec monnaie forte, parce que ce choix monétaire
favorise les propriétaires au détriment des travailleurs. Il abouti à
une désindustrialisation dans tous les autres pays qui y sont associés. A
ce projet se superpose la politique globaliste de dérégulation
financière qui a les faveurs de la Commission, qui est totalement
perméable au lobbying des multinationales. Ces deux politiques également
nocives pour l’emploi deviennent catastrophiques pour les travailleurs
quand on cherche à les mettre en pratique ensemble.
- Pour des raisons sociales
Ces deux projets sont également producteurs d’inégalité et de
précarité, le premier étant favorable à une institutionnalisation de la
pauvreté, et le second à une spécialisation parasitaire de l’économie
dans la division du travail internationale (finance, marketing,
spectacle, idéologie) qui ne propose aux classes populaires que des
emplois de service déqualifiés.
- Pour des raisons patriotiques élémentaires
L’identité psychique élémentaire des individus vivants, dans la
mesure où elle excède celle de simples consommateurs de marchandises,
est structurée par leur appartenance nationale. L’Europe est même le
continent le plus clivé sur ce plan. La disparition des patries
européennes signifiera la mise au rancard de peuples entiers et
notamment des classes populaires, ceux qui ne possédant rien possédant
au moins leur pays. Sans elles, il n’y a plus aucune intégration à rien
d’autre qu'au discours de marketing propagateur de la marchandise
globale, et cela pour les immigrés comme pour les autochtones.
- Pour la Paix
Le projet européen peut bien se faire passer pour la paix éternelle
entre la France et l’Allemagne, il signifie bel et bien une attitude
fermée et hostile envers les autres continents, un déplacement et un
renforcement des barbelés, et une sorte de mise en commun de
l’impérialisme et de ses guerres. La guerre exclue de l’intérieur
rejaillira aux frontières en des opérations néocoloniales qui prendront
prétexte des « valeurs » universelles telles les "droits de l'homme" qui
sont appropriées sans vergogne comme patrimoine européen
quasi-national.
- Parce que l’Europe en fait n’existe pas en tant que puissance
souveraine : c’est l’appendice de l’Occident anglo-saxon, dominé par les
États-Unis.
Le monde actuel est dominé par une structure impériale en emboitement
: les États-Unis d’Amérique et leurs multinationales de la finance, du
pétrole et du Net, les pays anglo-saxons homogènes culturellement aux
États-Unis et "junior-partners" qui servent d’amplificateur à leur
influence mondiale (Grande Bretagne, Canada, Australie,
Nouvelle-Zélande, Israël), la zone satellisée de l’Union européenne, et
les pétromonarchies du Golfe, sans parler de la classe dirigeante
acculturée des écoles de commerce et des pensionnats de luxe partout
dans le monde. L’UE n’est qu’une pièce rapportée de cette structure dont
les ambitions sont dépassées par rapport au processus de domination
globale à l’œuvre dans le monde.
Pourquoi ne quitte-t-on pas l’UE puisque tout ce qui précède est bien connu ?
Quelques réponses possibles en vrac ...
Quitter l’UE comme toute lutte a un coût que le public atomisé et
timide actuel redoute d'avoir à payer. D’autant que les défenseurs de
l’Europe ne masquent pas leur volonté d’exercer des représailles en un
tel cas.
Il existe une très forte propagande pro-UE, activée par des forces
idéologiques convergentes et influentes (social-démocratie, libéralisme,
anarcho-libertairianisme, christianisme social, gauchisme
néo-soixante-huitard), active dès la rédaction des programmes scolaires,
et bénéficiant d’une quasi unanimité dans les médias de masse. Cette
propagande procède par confusion, amalgame, répétition, diabolisation du
camp adverse et amalgames pour intimider les hérétiques.
L'Europe se moque des principes élémentaires de la démocratie et de
la souveraineté du peuple, mais existe-t-il encore dans l'univers
consumériste des "citoyens" au sens originaire du terme? des gens prêts
à se battre jusqu'au bout pour ces "valeurs"? Les adversaires de la
tyrannie européistes parlent beaucoup mais font fort peu de choses. Tout
se passe comme si ces idéaux étaient déjà morts, n'étaient plus que des
grands mots. Dans la bourgeoisie, le patriotisme est mort et bien mort.
L’Europe est une tyrannie « non-létale », les forces de répression
policières, militaires, et les services secrets agissant dans un cadre
national. De ce fait elle ne paye pas le coût politique de la
répression.
L’UE est un facteur de corruption de la vie politique de ses pays
membres : subventions, ONG crées de toute pièce, aides ciblées
permettent de favoriser systématiquement les partisans de l’UE et de
confiner petit à petit ses adversaires dans la marge du politique et
dans l’inefficacité.
Le patriotisme est mort, mais on adhère à l’UE avec une sorte de «
néonationalisme » honteux, par nostalgie de puissance, en un sentiment
formé par le résidu des différents romans nationaux élaborés au XIXème
siècle et enseignés à l’école jusqu’aux années 1970. On veut participer
d’une grande histoire, d’une grande puissance ! La France et l’Allemagne
opiniâtrement poursuivent sous le masque européen depuis 1940/45 la
vaine tâche de reconstituer leur stature mondiale perdue.
Il existe un inconscient colonial et raciste à l’œuvre dans le projet
européen qui reste prégnant. Se reconnaître dans l’Europe, c’est qu’on
le veuille ou non se reconnaître dans le continent des blancs, des
chrétiens et des impérialistes qui s’est défini historiquement contre
l’Afrique, L’Asie, l’Islam et la Russie.
L’alternance politique sanctuarise le projet européen : les
mécontents sont invités à se prononcer à chaque élection pour une
alternative tout aussi pro-UE que le pouvoir sortant. Le débat politique
sur cette question centrale est complètement verrouillé.
Le mythe de l’Europe sociale mystifie certains opposants qui ne sont
radicaux qu'en paroles : ils veulent employer les mêmes moyens
bureaucratiques qui sont utilisés pour imposer les normes du libéralisme
économique, pour une massive redistribution des revenus à l’échelle du
continent. Mais si par extraordinaire des sociaux-démocrates keynésiens
redistributeurs et résolus (?) prenaient le pouvoir simultanément dans
plusieurs pays et surtout dans les deux pays clés (la France et
l’Allemagne), ils seraient obligés de quitter l’UE pour appliquer leur
programme qui heurte de front les Institutions telles qu’elles
fonctionnent au régime du Traité de Lisbonne (2008), et qui ne sont pas
réformables : pour modifier une disposition, il faut obtenir l’unanimité
des 27 pays membres ce qui est en pratique impossible. L’Europe sociale
n’est donc rien de mieux qu’une promesse électorale pour éternels
opposants.
Le plus importants : les adversaires de l'UE qui sont
tendanciellement majoritaires, sont divisés en deux camps politiques
irréconciliables, placés à l’extrême droite et à l’extrême gauche du
champ politique. Bien que ces « extrêmes » ne le soient guère que par
les arrières pensées qu'on leur prête, et qu'ils ne soient que de pâles
caricatures de leurs prédécesseurs du XXème siècle, dans les faits aucun
compromis ni aucune alliance n'est possible entre les deux camps sous
peine de désintégration réciproque, et c'est bien là la pièce clef du
dispositif qui sanctuarise l'UE. La seule sortie de cette difficulté
passe par la reconquête hégémonique du camp anti-UE par "l’extrême
gauche", c’est à dire par le champ politique influencé par le marxisme,
l’extrême droite ne fonctionnant que comme leurre-épouvantail
inconsistant, n’aboutissant qu’à consolider le pouvoir du bloc central
européiste. Mais l’extrême gauche ne peut manger l’extrême droite qu’en
reprenant à son compte les revendications populaires que celle-ci s’est
appropriée, et en rompant ses attaches idéologiques avec le libéralisme
global.
Fondamentalement ce qu’on appelle « l'Europe » représente le projet
fatal d’universaliser l’individualisme de masse, de répandre partout un
discours consensuel factice lénifiant et endormeur, et de détruire toute
forme de résistance sociale ou culturelle à l’uniformisation du monde
sous le contrôle des trusts du Net et de la finance. Tout esprit épris
de liberté doit la vomir. Abattre la tyrannie rosâtre et (pour
l’instant) non-létale de l’Union européenne est une aventure ouverte aux
nouvelles générations, aux jeunes de toute origine et de tous les pays
européens, c’est un projet à la mesure de notre temps, pour reconquérir
la dignité et la liberté des peuples et le droit de replacer l'égalité
et le droit au travail à la base de la société.
Mais ce ne sera pas une affaire tranquille et facile, et il faudra de
nouveau que les aspirants au changement social acceptent de résider et
de se compromettre avec le négatif. En castillan, "comprometido" veut
dire tout simplement "engagé".
GQ, 26 mai - 12 juin 2017, relu le 9 avril 2020