Un Français résidant au Vietnam, pays aux premières loges de la crise sanitaire où l’on ne déplore à ce jour aucun décès, témoigne.
Par L'Obs
Devant
un centre de dépistage du Covid-19, à Hanoï, la capitale du Vietnam, le
31 mars 2019. A cette date, le pays a recensé 212 cas de coronavirus et
aucun mort. (MANAN VATSYAYANA / AFP)
Michael Sibony, 33 ans, consultant indépendant en investissement
immobilier, est en mission longue durée à Hanoï, la capitale du
Vietnam :
« Vue
d’Extrême-Orient, la situation européenne face à la pandémie ferait
presque sourire si elle n’était pas si tragique. Les pays progressistes
imposent à leur population de se confiner et, en France, on enrobe cette
privation de libertés d’un champ lexical martial et guerrier
anachronique. C’est en observant de loin mon pays se débattre qu’un
constat s’impose.
Au
Vietnam, pays “en voie de développement”, en guerre il y a cinquante
ans, on ne compte à ce jour aucun mort [212 cas confirmés selon le décompte de l’université Johns-Hopkins,
dont le suivi fait référence, NDLR]. Plus petit — sa surface équivaut à
la moitié de celle de la France — et plus peuplé avec 93 millions
d’habitants — soit presque 40 % de plus qu’en France —,
le Vietnam gère d’une tout autre manière la non-prolifération du
virus, sans appeler à la guerre ni créer de psychose dans les
chaumières.
Simplement, en confinant les personnes contaminées, en les testant et en identifiant les personnes risquant de l’être.
Ces
dernières sont isolées quatorze jours dans des hôtels d’Etat ou des
bases militaires. Pas les autres. Quelques milliers de confinés au
Vietnam, par rapport aux millions en France.
Quant au reste de la population, les personnes sont incitées à rester
chez elles, mais sans privation de libertés, sans ticket à imprimer
pour sortir, comme si elles étaient rationnées [un “confinement renforcé” est entré en vigueur ce mercredi 1er avril, pour quinze jours, afin de freiner la propagation du virus].
C’est intégré : pour s’en sortir, il faut être collectif et responsable.
La population entière porte le masque.
Alors qu’en France en porter est considéré comme un acte presque
malveillant ayant vocation à alimenter les peurs, ne pas en porter au
Vietnam est une imbécillité coupable.
Bien sûr, l’Etat communiste et policier est présent. Avec leurs
casquettes soviétiques et leur mini pick-ups qui rappellent les petites
voitures Majorette des années 1980, ils quadrillent les quartiers en
diffusant des consignes préventives avec des haut-parleurs.
Toute la population reçoit un SMS quasi-quotidien contenant des
indications ou des avis de recherche de personnes à risque, là où, en
France, on s’offusque de voir le gouvernement envoyer un seul message de
ce type. Ne nous trompons-nous pas de combat ?
La gestion de la crise n’a pas besoin d’être guerrière (d’ailleurs,
par respect pour les rescapés des guerres, la décence devrait nous
empêcher d’utiliser ce mot), mais simplement d’être organisée, d’être
préparée.
Au
Vietnam, les dépistages sont maîtrisés et utilisés en grand nombre. Ils
sont même exportés, alors qu’en France même les médecins ont du mal à
en bénéficier.
En
tant que citoyen français, bien intégré et favorisé, je m’étonne d’être
à ce point remonté contre les dirigeants de mon pays. Pur produit du
système, je ne peux pourtant plus le supporter, ni le cautionner.
Nous, Français, qui nous targuons — avec sans doute un peu trop
d’arrogance — de gérer des projets complexes, qui vendons notre
savoir-faire en organisation pour construire des lignes de train et de
métro (ô coïncidence, à Hanoï par exemple), des laboratoires P4 — comme à
Wuhan [ville du centre de la Chine et point de départ de l’épidémie] —
et des avions partout dans le monde, nous voilà incapables et réduits au
chaos de décisions hésitantes, aux choix de vie ou de mort des
patients, et d’un virus dont les modalités de transmission ne résistent
pourtant pas à la rigueur de gestes simples.
Où est l’Etat protecteur ?
Le Vietnam, Etat presque insignifiant en matière de puissance
économique, avec des infrastructures supposées défaillantes, s’avère
méticuleux, organisé.
Il
endigue ce virus de manière humaine et appliquée, pas à pas, puisque
les cas sont encore comptés individuellement, et non pas en enfermant
ses millions d’habitants chez eux. Où est l’Etat totalitaire ? Où est
l’Etat protecteur ? Lequel est en faillite ?
Comme les expats qui ramènent leurs denrées préférées lorsqu’ils
reviennent de leur pays d’origine, je me suis retrouvé, au moment de
rentrer en France, à remplir ma valise de plusieurs litres de gel
hydroalcoolique et de dizaines de masques, achetés dans une pharmacie
quelconque de Hanoï. La pharmacienne a eu l’air surprise de me voir
embarquer son stock. J’ai eu du mal à lui expliquer que nous savons
fabriquer des TGV, mais que produire du savon, c’est trop compliqué. Et
que lorsque les stocks manquent, au lieu d’avoir l’honnêteté
intellectuelle d’assumer la non-préparation, on préfère expliquer que
les masques sont inutiles voire dangereux.
Les pays en voie de développement veulent entrer dans une société
de consommation, créer des infrastructures, un système de santé et
d’éducation performant. Ils veulent du progrès et en ont une définition,
aussi contestable soit-elle.
En France, quel est notre désir ? Où est notre progrès ? Nos
institutions meurent en silence, les citoyens ne font plus confiance à
l’Etat et aux services publics. Justice, éducation, santé…
Ce qui faisait le rayonnement de la France et représentait un idéal à
atteindre pour d’autres, se réduit comme peau de chagrin. Là encore,
ouvrir les yeux sur les pays dits “en développement” que nous regardons
de notre piédestal nous apprend une chose fondamentale : un pays sans
Etat est un pays mort. Que devient l’Etat lorsque toutes ses émanations,
toutes ses traductions les plus concrètes, s’évanouissent ? Rien.
Que devient un pays sans un Etat pour le défendre ? Rien. Même le
libéralisme théorique dans la version keynésienne nous dit que ce sont
des compétences fondamentales et le socle de l’Etat.
Cette crise sanitaire majeure met en lumière non pas la force d’un virus, mais la faiblesse et l’orgueil de notre pays supposé développé. Elle met en lumière la destruction de ce qui faisait notre beauté, notre idéal.
Notre esbroufe aussi, puisque notre incompétence ne trompe plus
personne, si ce n’est nous et notre gouvernement. Comme le serpent du
“Livre de la jungle” qui s’auto-hypnotise sans voir que ses
interlocuteurs sont partis. Les beaux trains et les beaux avions ne nous
servent à rien si nous ne sommes pas capables de protéger les plus
fragiles d’entre nous.
De pays développé, nous nous sommes réveillés en pays enveloppé, avec
un mal de crâne carabiné. Enveloppé d’un tissu soyeux, confortable, mais
qui limite ses mouvements. Comme un linceul. Nous sortirons de cette
crise, mais il faudra en tirer les leçons, demander des comptes (les
bons, cette fois, pas ceux des comptables), et, surtout, se regarder
dans le miroir au lieu de regarder nos mirages. Et nous poser la bonne
question : en tant qu’individu et en tant qu’Etat, vers quoi voulons
nous aller ? »