ache les chemises 
 par Vera Reissner
 
  
  
   
    
    
    
    
« En guerre » :
   
   
 
 
« En guerre » :
 pourquoi on arrache les chemises 
 par Vera Reissner
mercredi 27 juin 2018, par  Comité Valmy
« En guerre » : pourquoi on arrache les chemises
J’ai vu En guerre un peu plus d’un mois après sa 
sortie, dans un petit cinéma intello, au milieu d’une vingtaine de 
personnes. Je lis qu’à ce jour, le box office s’élève à 167 994 
entrées ; j’ignore si c’est bien ou non pour un film de ce genre, mais 
je sais ce que j’en pense : ce film – dont le scénario a notamment 
bénéficié des conseils du syndicaliste Xavier Mathieu – devrait être vu 
de tous car il remplit une mission pédagogique irremplaçable. Il 
n’apprend rien à ceux qui s’intéressent aux questions qu’il traite, mais
 il montre les choses, les rend palpables. Ses qualités artistiques, son
 rythme, le jeu des acteurs lui donnent la force des œuvres de fiction 
sans lui enlever celle des documentaires. Sa structure en fait surtout 
une démonstration, point par point, qui semble répondre à toutes les 
questions, hypocrites ou sincères, que les gens se posent sur les 
conflits sociaux, à tous les clichés haineux et méprisants accolés aux 
grévistes qui bloquent les sites de production, vandalisent les lieux ou
 se montrent violents vis-à-vis de la direction. Ce film explique ce que
 sont les choses et pourquoi elles sont ainsi. 
Un film atrocement logique
Construit comme un idéal-type à partir de plusieurs 
cas récents de luttes syndicales liées à la fermeture d’un site, le film
 est atrocement logique. Il y a d’abord, comme un fil rouge du début à 
la fin de l’intrigue, l’opposition entre deux mondes : celui des gens 
calmes, pleins de ressources matérielles et symboliques, dont la simple 
manière d’être et de dérouler des phrases sans signification est une 
violence, et celui des gens de peu, qui n’y arrivent pas, qui bégaient, 
s’énervent, se répètent – du pur Bourdieu illustré. 
Les premiers – les représentants de la direction, 
mais aussi du gouvernement – sont bien mis, bien peignés et 
raisonnables ; ils savent parler et se maîtrisent. Les syndicalistes 
ouvriers, en face, font « tâche » dans les beaux endroits où ils 
viennent négocier – cabinets ministériels, siège du MEDEF –, ils 
n’arrivent pas à manier les mêmes expressions lisses et sans aspérité 
(« le taux de rendement », « l’environnement concurrentiel », 
« croyez-moi, nous sommes tous sincèrement attachés… »), et leurs 
tentatives de mettre des mots sur ce qui leur arrive sonnent comme un 
scandale : trop crues, trop émotives, en somme inconvenantes. Et 
surtout, ils ne se maîtrisent pas toujours, et de moins en moins au fil 
du film. Ainsi, au début de la grève, le personnage central, joué par 
Vincent Lindon, est le premier à raisonner un collègue qui insulte la 
DRH, lui expliquant que de tels excès ne peuvent que les desservir. Mais
 plus l’intrigue avance, plus les humiliations et les échecs 
s’enchaînent, plus les héros constatent qu’en face, pour être clair, on 
se fout de leur gueule, et plus il leur devient difficile de se 
contenir. Le film montre que les ouvriers sont obligés de jouer selon 
les règles du monde d’en face, qu’ils maîtrisent forcément moins bien, 
et que le moindre écart leur est reproché comme une faute impardonnable.
 Il montre aussi très bien ce que cette prétendue égalité – tout le 
monde doit rester serein et respecter son interlocuteur – a de 
révoltant : les ouvriers jouent le reste de leur vie ; les gens en 
costume, un zigzag de carrière – ou rien. Pourquoi s’énerveraient-ils ? 
Avoir tout à perdre, sa dignité et son avenir
Outre cette opposition entre les puissants et les 
faibles, le film exhibe, avec une grande clarté, le « dilemme du 
prisonnier » sur lequel se brisent tant de mobilisations sociales. La 
seule chance, pour les ouvriers, de gagner – c’est-à-dire de garder leur
 usine, donc un emploi, donc un revenu tous les mois – est de rester 
unis et constants dans leur mode d’action : arrêt du travail, blocage du
 site, refus des négociations sur les primes de départ. C’est long, 
c’est éprouvant et c’est un pari ; mais la possibilité de gagner existe 
car les gens en face ne sont pas invulnérables, et les forces mêmes du 
marché (pression des clients, image médiatique) les contraignent aussi 
dans une certaine mesure. Si les ouvriers se divisent et que les uns 
décident de négocier, laissant aux autres l’image de jusqu’au-boutistes 
radicaux, c’est fini. Et c’est exactement ce qui arrive, bien sûr, en 
l’occurrence entre la CGT et le « syndicat maison » plus réformiste. 
Pourquoi ? Le film le rend limpide. Parce que quand le personnage de 
Vincent Lindon crie, plusieurs fois, « On n’a rien à perdre », ce n’est 
pas exact. Les ouvriers, précisément, ont quelque chose à perdre, et 
c’est bien ce qui crée la division et hypothèque toute chance de 
victoire : ils ont à perdre les primes de départ – deux, peut-être trois
 ans de salaire avant le chômage assuré – que la direction leur offre 
pour les convaincre d’accepter le plan social. Eh oui, c’est toujours 
ainsi qu’agissent aujourd’hui les puissants : ils proposent aux gens une
 aumône. Au début, tout le monde la refuse, espérant remporter le gros 
lot – la sauvegarde du travail et la dignité. Et puis les semaines 
passent, les impayés s’accumulent, la perspective de la victoire 
s’éloigne, et beaucoup commencent à se dire qu’ils feraient mieux 
d’accepter car sinon, ils risquent de tout perdre. À partir de ce 
moment, la messe est dite : certains vont négocier avec la direction, en
 aparté, puis reprennent le travail. L’amitié et la solidarité laissent 
place aux reproches et à l’acrimonie (le drame éternel des « jaunes »), 
et c’en est fini du combat collectif. 
L’ère des « PDG monde »
Le film montre bien d’autres choses encore, petites 
et grandes, universelles ou propres à la société d’aujourd’hui. Il donne
 ainsi à voir les petitesses hélas très compréhensibles de l’âme 
humaine, une grande partie du collectif étant prête à glorifier le 
protagoniste de la lutte en héros quand son pari semble marcher (on 
l’acclame, on le porte dans les bras) et à lui jeter des pierres, au 
sens figuré comme au sens propre, quand il s’avère qu’il n’a pas réussi –
 ce qui prouverait, ex post, que c’est l’attitude raisonnable de 
négociation et d’acceptation de l’aumône qu’il aurait fallu adopter dès 
le départ. Il laisse également constater l’impuissance pathétique de 
l’Etat (ou de ce qu’il en reste), réduit au rôle de gesticulateur sans 
poids, incarné par le conseiller social de l’Élysée auquel un 
syndicaliste perplexe finit par demander, très simplement : « Mais vous 
servez à quoi ? », ainsi que l’incroyable plasticité de la justice, que 
les héros ont bien du mal à intégrer : un accord est un accord, certes, 
mais quand on est un grand groupe industriel, on trouve toujours moyen 
de prouver, au tribunal, que la conjoncture économique ayant changé, on 
n’est plus tenu de le respecter – et ce sera légal. 
Le film montre enfin les terribles conséquences de la
 financiarisation du capitalisme où la violence devient impersonnelle 
parce que le patron n’est plus lié humainement à un lieu ni aux gens 
dont le destin dépend de ses décisions. La majeure partie du film, les 
ouvriers en lutte tentent de retrouver celui qui a le droit de vie et de
 mort sur leur usine, et donc sur le reste de leur existence : le « PDG 
monde » du groupe auquel leur site appartient. Ils ne l’ont jamais vu et
 si, lors de leur unique rencontre, il avoue être « très attaché » à la 
France (où il aime venir dans sa résidence secondaire…), c’est bien la 
distance qui le sépare de ses subordonnés qui explique en partie son 
insensibilité à leur sort. C’est une chose d’envoyer à la rue des 
centaines d’ouvriers qui vivent dans la même ville que vous, que vous 
connaissez depuis des décennies et que vous allez voir sombrer dans la 
misère sous vos yeux ; c’en est une autre de rayer une ligne dans un 
bilan comptable – c’est facile, c’est propre et ça ne donne pas 
d’insomnies. 
En guerre : la violence sociale telle qu’elle est
Tout cela est exhibé dans sa logique, dans sa raison 
d’être implacable, et c’est effrayant. Mention spéciale pour le titre, 
En guerre, pour ce film construit comme une succession de batailles, de 
défaites et de victoires (illusoires), avant le dénouement final, sans 
concession. Mention spéciale car le film montre la réalité de ce qui se 
passe, à savoir l’immense violence qui est faite aux gens et 
l’insupportable, la grinçante ironie où ceux qui perdent tout, que ceux 
d’en face écrasent de leurs bottes – avec un sourire poli – n’ont pas le
 droit de le qualifier de violent ni de rendre les coups. Où le moindre 
geste « violent » de leur part – entendre violent au sens émotionnel et 
physique, car c’est tout ce qu’ils ont – les disqualifie encore 
davantage et scelle leur déchéance. Double, triple violence dans cette 
asymétrie humiliante et sans issue, dans cette injustice supplémentaire 
où les gens sont forcés, par leur comportement, à avaliser l’ordre de 
leurs tortionnaires. 
Il faut aller voir ce film, mais un jour où on va bien, car il donne la rage, une vraie rage – il n’y a pas d’autres mots. 
Vera Reissner 
27 juin 2018
27 juin 2018
 
