Comment Vincent Bolloré mobilise son empire médiatique pour peser sur la présidentielle
ENQUÊTE
En
 quelques mois, le milliardaire breton a bâti un pôle réactionnaire qui 
s’étend de l’audiovisuel à l’édition. Avec comme fer de lance le 
polémiste vedette Eric Zemmour, dont les obsessions identitaires et 
anti-islam colonisent le débat public.
 
                Vincent
 Bolloré a demandé à passer par la grille du Coq, l’entrée des visiteurs
 secrets, et il est furieux. Nous sommes en juin 2021 et l’actionnaire 
principal de Vivendi a rendez-vous avec Emmanuel Macron. « J’entends beaucoup dire que vous me prêtez des intentions qui ne sont pas les miennes », lance le PDG du groupe Bolloré au locataire de l’Elysée
 
                Près
 d’un an auparavant, un dîner avait déjà réuni le grand patron, le 
président, son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, et leurs épouses. 
L’atmosphère avait été conviviale et Carla Bruni avait filmé quelques 
bribes de la soirée. Cette fois, le déjeuner est expédié plus rapidement
 que prévu dans une atmosphère glaciale et c’est peut-être là, juste 
avant l’été, que s’est joué le premier acte de la prochaine 
présidentielle.
 
                La
 colère de Vincent Bolloré couve depuis plusieurs mois. C’est un homme 
que les gouvernants n’impressionnent pas. Adolescent, il jouait au gin 
rami avec Georges Pompidou, que ses parents, industriels bretons, 
recevaient, comme François Mitterrand, dans leur maison du Finistère. 
D’ailleurs, il a croisé presque tous les présidents de la Ve République. Dans certains pays africains ou en Asie, il est reçu avec les égards d’un chef d’Etat.
 
                C’est peut-être la raison pour laquelle il n’a pas goûté la petite phrase de Brigitte Macron, qui se voulait aimable : « Comment peut-on vous aider ? » La réponse a fusé, bien sèche sous la formule de politesse : « Je vous remercie, Madame. En rien. » Comment
 peut-on vous aider ? Il ignore que l’épouse du président pose 
rituellement cette question à ses visiteurs, comme si son mari pouvait 
tout régler, et ces mots anodins ont résonné pour lui comme un affront, 
raconte-t-il à un ami. D’autant qu’il a justement le sentiment que 
l’Elysée cherche à « l’agresser » plus qu’à l’aider.
 
                « Mais, enfin, arrêtez, vous achetez tout ! »
Quatre mois plus tôt, le 26 février, le tribunal de Paris a décidé, à la surprise générale, de renvoyer l’homme d’affaires devant un tribunal correctionnel,
 alors même qu’il avait accepté de plaider coupable et négocié le 
paiement des 12 millions d’euros d’amendes dues dans une affaire de 
corruption au Togo. Vincent Bolloré s’est convaincu que le président est
 derrière cette décision judiciaire. C’est encore Emmanuel Macron, 
s’exaspère-t-il, qui a poussé le leader mondial du luxe, le puissant 
patron de LVMH, Bernard Arnault, à entrer dans la bataille pour le 
contrôle du groupe Lagardère que Bolloré s’apprête à dévorer. 
                Pour
 couronner le tout, Nicolas Sarkozy assure que le chef de l’Etat a 
demandé à Angela Merkel d’empêcher le géant allemand Bertelsmann de 
céder sa filiale M6 à Bolloré, finalement tombée en mai dans l’escarcelle du groupe TF1. Le milliardaire voudrait être certain qu’au sommet de l’Etat on ne lui met pas de bâtons dans les roues. 
« Mais, enfin, arrêtez, vous achetez tout ! », rétorque le président au-dessus de la table du déjeuner.
 
                Ce
 qui se noue ce jour-là à l’Elysée est bien plus qu’une simple 
brouille : une déclaration de guerre d’un capitaine d’industrie de 
69 ans, le déclenchement d’un blitzkrieg contre
 ce jeune chef de l’Etat qu’il ne supporte plus et aimerait voir battu 
en avril 2022. Au palais, on a longtemps joué avec le feu, au nom de la 
fameuse « triangulation » qui veut que l’on puise dans le discours de 
l’adversaire pour mieux le neutraliser.
 
                L’animateur
 vedette de CNews, Pascal Praud, a été convié à dîner à l’Elysée, 
Emmanuel Macron lui a souhaité ses vœux par texto pour le Nouvel An 
2021. Dix fois, les collaborateurs de Brigitte Macron ont raconté à la 
presse comme elle téléphonait fréquemment à Cyril Hanouna, une des stars
 de Bolloré sur une autre chaîne, C8. C’était avant l’offensive du 
milliardaire pour étendre son empire médiatique. Avant la tournée 
électorale du quasi-candidat Eric Zemmour.
 
                Retour
 au réel depuis la rentrée, alors que le polémiste a fait une percée 
dans les sondages. Désormais, dans les couloirs de la présidence de la 
République, on parle d’« EZB », comprendre « Eric-Zemmour-Bolloré ». On 
n’est pas plus aimable du côté des proches du capitaine d’industrie. « Tous ces gens à l’Elysée, ce n’est pas possible. Il y en a marre de cette technocratie, de ce système autour du président », peste en privé le président du directoire de Vivendi, Arnaud de Puyfontaine. Le « boss », lui, place le défi bien au-delà : « Macron a perdu le combat civilisationnel », répète-t-il autour de lui.
 Une machine de guerre médiatique
Rarement
 un groupe de médias ne se sera construit aussi vite. Jamais il n’aura 
été mis aussi rapidement au service d’un dessein politique. En quelques 
mois, la quatorzième fortune professionnelle de France (selon Challenges)
 a bâti un pôle réactionnaire qui s’étend jusqu’à l’édition. Pour la 
première fois, début novembre, Yannick, deuxième des fils Bolloré, PDG 
d’Havas et président du conseil de surveillance de Vivendi, trône à la 
Foire du livre de Brive, en Corrèze, où il explique que la prochaine prise de contrôle de Hachette par Vivendi, « c’est dans l’intérêt de la France ».
 
                Vincent
 Bolloré a déjà fait de Lise Boëll, éditrice historique d’Eric Zemmour 
chez Albin Michel, la patronne de Plon (propriété de Vivendi), mais le 
fer de lance dans la campagne électorale qui s’annonce s’appelle CNews, 
cette petite chaîne d’info en continu à laquelle Vincent Bolloré a voulu
 donner, dès 2017, un nom « à l’américaine ». Comme
 Fox News, son modèle outre-Atlantique, mise à disposition de Donald 
Trump et des plus ultras du Parti républicain par le puissant 
milliardaire Rupert Murdoch.
 
                Il
 l’a mariée avec Europe 1, quasi absorbée en une rentrée après l’arrivée
 fracassante de l’actionnaire breton au sein du groupe Lagardère en 
septembre. Vivendi avait alors annoncé une OPA sur ce groupe de médias – propriétaire notamment de Hachette, d’Europe 1, de Paris Match et du Journal du dimanche (JDD) –, qui devrait aboutir d’ici à la mi-décembre 2022. En un éclair, il a évincé Hervé Gattegno de la tête de Paris Match et du JDD et
 l’a remplacé – jusqu’à la présidentielle du moins – par deux hommes 
sûrs, deux journalistes septuagénaires qu’il aimerait voir grossir les 
rangs des « yesmen », comme
 on appelle dans le groupe Bolloré ces cadres à très gros salaires qui 
ne décident rien sans en référer au patron et exécutent les 
licenciements à coups de « Je te comprends, mais Vincent veut… ».
 
                Vincent
 Bolloré n’ignore rien de leur parcours. A 20 ans, Patrick Mahé militait
 au sein d’Occident, mouvement d’extrême droite dissous en 1968 – comme 
Michel Calzaroni, le conseiller com’ de Bolloré, qui s’amuse aujourd’hui
 d’avoir commencé « à l’extrême droite de Vincent et de se retrouver à sa gauche ». Longtemps
 proche de Jean-Marie Le Pen, Mahé est aussi un ancien de Jeune Europe, 
groupuscule ultra-nationaliste et antiaméricain de « fafs », disait-on à l’époque, dont l’emblème était la croix celtique.
 
                A
 Jeune Europe, « Patrig » côtoyait l’éditeur Jean Picollec, un autre 
Breton qui habitait à vingt kilomètres du fief familial des Bolloré et 
auquel Vincent et son oncle Gwenn-Aël Bolloré avaient confié en 1987 
leur chère maison des Editions de La Table ronde – avant que Picollec ne
 publie lui-même dans sa propre maison des auteurs sulfureux, comme 
l’ancien combattant SS belge Léon Degrelle.
 
                Sympathique et bon conteur, ami des photographes et toujours à l’affût d’un coup médiatique, Patrick Mahé a déjà travaillé à Paris Match, dès 1981. Il y a laissé un drôle de souvenir. N’avait-il pas poussé le magazine, en 1983, à acheter pour 400 000 dollars un faux scoop sur les « carnets » d’Adolf Hitler ? Trente-cinq pages pour des cahiers bidons et une gigantesque campagne d’affichage dans le métro parisien avec ce slogan : « L’authenticité de notre document est controversée. Achetez-le, lisez-le, faites vous-même votre opinion ! »
 
                Le
 buzz, comme on dit désormais, plutôt que la vérité : c’est, à peu de 
chose près, et avec près de trente-cinq ans d’avance, le slogan imaginé 
pour la chaîne CNews par BETC, l’agence de pub du groupe Havas dirigé 
par Yannick Bolloré : « C’est en confrontant les opinions qu’on s’en fait une. »
 
                « Zemmour
 est une entreprise, avec des résultats financiers, soutenue par un 
groupe de médias. Trump est passé de la télé-réalité à la Maison 
Blanche, mais il était le candidat du Parti républicain, tandis que 
Zemmour est le candidat d’un groupe audiovisuel. » François Hollande au 
« Corriere della Sera »
 
                A 74 ans, Patrick Mahé présente le double avantage de bien connaître Paris Match et
 son nouveau patron. Né à Vannes, dont il est d’ailleurs l’un des élus à
 la mairie, il est de longue date juré du prix Breizh, doté depuis plus 
de cinquante ans par la famille Bolloré et qui récompense chaque année « un auteur breton ou ami de la Bretagne ». Mahé est aussi très lié à Arnaud de Puyfontaine, passé par Le Figaro, le groupe Emap (TéléPoche, L’Auto-journal) et Mondadori (Grazia, Closer)
 avant de devenir l’homme de Bolloré chez Lagardère. Si Arnaud Lagardère
 a officiellement organisé le rendez-vous et proposé la direction de Match à Patrick Mahé, cette décision a reçu auparavant l’agrément du vrai patron : Vincent Bolloré lui-même.
 
                La seconde recrue, Jérôme Bellay, désormais à la tête du JDD, appelle Bolloré « le cousin ». Sa
 quatrième épouse, Isabelle Morizet, alias Karen Cheryl, serait, aime 
rire Bellay devant ses collaborateurs, une parente éloignée du premier 
actionnaire de Vivendi. Le couple partage d’ailleurs quelques cocktails 
sur le pont du Paloma, lorsque le yacht du milliardaire mouille l’été dans la baie de Cannes.
 
                C’est
 un tout autre style que Mahé. A 79 ans, engoncé dans un éternel blouson
 de cuir noir, il est respecté dans les médias depuis qu’il a lancé la 
première radio en continu, Franceinfo, participé à la création de LCI et
 produit en 2000 « C dans l’air », l’une
 des émissions quotidiennes les plus regardées du service public. Son 
retour sonne comme une revanche. Lui aussi retrouve, à la tête du JDD, un
 poste qu’il avait dû quitter en 2016. Il avait été évincé après une 
couverture affichant le portrait pleine page de Marine Le Pen sous le 
titre « Un Français sur trois prêt à voter pour elle » (« une » du 11 octobre 2015). A l’époque, elle avait choqué la rédaction et le propriétaire du titre, Arnaud Lagardère…
 Une complicité inédite entre Zemmour et Bolloré
                La
 véritable arme de Vincent Bolloré dans sa bataille politique était elle
 aussi journaliste. Eric Zemmour, condamné pour « provocation à la 
discrimination raciale » et pour « provocation à la haine » envers les 
musulmans, défenseur de la peine de mort et du Pétain de la 
collaboration, adversaire des contre-pouvoirs, de l’Europe et de la 
Constitution de la Ve République est le phénomène de la campagne présidentielle qui s’annonce.
 
                Avant même d’être candidat, il en insuffle le rythme, les mots, les polémiques. « Zemmour est une entreprise, avec des résultats financiers, soutenue par un groupe de médias, a analysé l’ancien président François Hollande dans le quotidien italien Corriere della Sera le 31 octobre. Trump
 est passé de la télé-réalité à la Maison Blanche, mais il était le 
candidat du Parti républicain, tandis que Zemmour est le candidat d’un 
groupe audiovisuel. »
 
                Avant même d’être candidat, il en insuffle le rythme, les mots, les polémiques. « Zemmour est une entreprise, avec des résultats financiers, soutenue par un groupe de médias, a analysé l’ancien président François Hollande dans le quotidien italien Corriere della Sera le 31 octobre. Trump
 est passé de la télé-réalité à la Maison Blanche, mais il était le 
candidat du Parti républicain, tandis que Zemmour est le candidat d’un 
groupe audiovisuel. »
 
                Quand
 il aime, Vincent Bolloré a le coup de fil et le texto faciles. Bolloré 
et Zemmour déjeunent ensemble près d’une fois par mois et se téléphonent
 tous les jours, et c’est comme si CNews s’était mise à la disposition 
du presque candidat. Il faut dire que depuis l’arrivée du journaliste 
d’extrême droite, en octobre 2019, la chaîne d’opinion a triplé ses audiences, talonnant BFM-TV et
 distançant LCI et Franceinfo. Entre le Breton catholique et le juif 
pied-noir d’Algérie s’est tissée une complicité inédite, dont la droite 
classique a fini par s’émouvoir.
 
                En
 septembre, la candidate à la primaire du parti Les Républicains (LR) 
Valérie Pécresse s’en inquiète d’ailleurs directement devant Vincent 
Bolloré. Elle connaît l’industriel depuis longtemps. En 2007, le père de
 l’ancienne ministre, professeur reconnu de l’université Paris Dauphine,
 Dominique Roux, avait été nommé président de Bolloré Telecom. Soutenir 
la candidature Zemmour serait une impasse, insiste-t-elle. « Justement, je l’ai retiré de l’antenne », répond
 avec un culot désarmant le propriétaire de CNews. En vérité, dans la 
perspective de la présidentielle, il a juste dû se soumettre à la 
décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) de décompter le 
temps de parole du chroniqueur de « Face à l’info » contraignant Zemmour au départ.
 Marine Le Pen s’indigne
                Qu’importe
 que le polémiste soit présent ou pas : son nom est partout, dans la 
bouche des invités, sous les questions posées ou les titres des débats. « Les autres candidats n’intéressent personne », justifie
 Pascal Praud sur son propre plateau, « L’heure des pros ». Ses thèses 
nourrissent chaque jour davantage l’antenne. Le 19 octobre, Jean-Marc 
Morandini questionne le père d’une des victimes du Bataclan. « Patrick Jardin, vous n’appelez pas à des actes violents contre les musulmans ? », lui demande-t-il tout à trac.
 
                Le 10 novembre, dans « L’Heure des pros 2 », le journaliste polémiste du Figaro Ivan Rioufol s’interroge tout haut : « Est-ce qu’on doit tirer ou non sur les migrants à la frontière biélorusse ? C’est une vraie question ! » Et que dire de ces bandeaux qui parient sur « un second tour Marine Le Pen/Eric Zemmour ? » en
 brandissant des enquêtes biaisées, au point que CNews a été rappelée à 
l’ordre par la commission des sondages. Le ministre de l’économie Bruno 
Le Maire en reste stupéfait : le 18 octobre, alors qu’il réfute le « déclinisme » de Zemmour devant l’intervieweuse star d’Europe 1, Sonia Mabrouk, celle-ci le coupe : « Vous n’êtes pas d’accord avec le diagnostic qui est posé par Eric Zemmour ? (…) Vous ne voulez pas voir la réalité alors ! »
 
                Zemmour
 par-ci, Zemmour par là… Poussé à la porte, le polémiste revient par la 
fenêtre. C’est tellement voyant que, le 29 octobre, invitée de Laurence 
Ferrari sur CNews, Marine Le Pen décide de protester. Qui aurait imaginé
 pareille scène il y a quelques années ? En marge de l’émission, la 
patronne du Rassemblement national réclame de « voir le patron de CNews » pour
 s’indigner. Elle n’a jamais rencontré Bolloré et veut faire savoir son 
indignation à la direction de la chaîne : les chiffres du CSA sont 
formels, elle ne dispose pas du même temps d’antenne ni du même 
traitement que le journaliste du Figaro (en retrait du quotidien depuis septembre, officiellement pour la promotion de son livre). 
« La seule ligne éditoriale que je respecte, c’est celle du patron. » Serge Nedjar, directeur général de CNews
                
La
 direction ne veut rien entendre et lui tourne les talons. Dire qu’en 
septembre 2020, lors d’un déjeuner avec le directeur général de BFM-TV, 
Marc-Olivier Fogiel, et la directrice de la rédaction, Céline Pigalle, 
Marine Le Pen les avait menacés de « se passer de BFM », où elle se trouvait mal traitée : « On ira sur CNews et ce sera très bien. »
 
                Deux
 jours plus tard, le 31 octobre, un nouveau pas symbolique est franchi. 
Le directeur général de CNews, Serge Nedjar, valide la présence de 
Renaud Camus sur sa chaîne malgré de « vifs débats internes », reconnaît
 l’éditorialiste Ivan Rioufol, à l’origine de l’invitation dans son 
rendez-vous hebdomadaire sur CNews, « Les points sur les i ». « La seule ligne éditoriale que je respecte, c’est celle du patron », dit souvent Nedjar – surnommé sous cape « le général Tapioca » (le cruel dictateur de Tintin)
 au sein de la rédaction. Le promoteur du « grand remplacement » déroule
 donc, vingt minutes durant et avec l’approbation de Rioufol, cette 
théorie raciste et complotiste qui a notamment inspiré en 2019 le 
terroriste responsable de l’attentat qui a fait 51 morts et 49 blessés à
 Christchurch, en Nouvelle-Zélande.