"J’étais celui qui parlait aux
gouvernements" : le lanceur d’alerte des Uber Files décrit des années
d’un lobbying "affreux, injuste et mensonger"
mardi 12 juillet 2022
par Paul Lewis (The Guardian)
On n’avait pas besoin de cela pour
connaître la capacité de nuisance des lobbys, depuis le nucléaire et le
pétrolier, en passant par les banques et la fiscalité, avec bien entendu
le secteur de la santé et le maillot jaune : Pfizer ! À chaque étape si
j’ose dire, on retrouve le président Macron. Évidemment puisqu’il
dirige notre pays comme un monarque de droit divin... (JP-ANC)
Mark MacGann, lobbyiste pour le compte d’Uber entre 2014 et 2016, est la
source qui a transmis au "Guardian" les documents qui ont donné lieu à
l’enquête de l’ICIJ conduite avec la cellule investigation de Radio
France, baptisée les Uber Files.
Au lendemain de cette publication et des révélations sur les "Uber
Files", des chauffeurs y voient la confirmation, sans grande surprise,
de la "trahison" de l’ex-ministre Macron à leur égard.
Mark MacGann, le lanceur d’alerte des Uber Files (à gauche) avec Emmanuel Macron. (THE GUARDIAN)
Mark MacGann a ensuite été en conflit avec son ex-société à qui il
reprochait de ne pas avoir assez pris en compte les pressions qu’il
subissait de la part des chauffeurs de taxi. Il s’explique dans un
entretien exclusif que The Guardian a partagé avec ses confrères de
l’ICIJ.
Paul Lewis (The Guardian) : Pourquoi avez-vous été engagé chez Uber précisément ?
Mark MacGann : J’ai été embauché par Uber pour
diriger une équipe chargée d’élaborer et de mettre en œuvre notre
stratégie de lobbying auprès des gouvernements d’Europe, d’Afrique et du
Moyen-Orient, afin que nous puissions entrer sur le marché et nous
développer, malgré des règlementations qui, dans la plupart des cas,
empêchaient la mise en place d’Uber.
Vous et d’autres cadres supérieurs d’Uber étiez-vous
conscients à l’époque que la société bafouait la loi dans des villes et
des pays où il existait une réglementation sur les taxis ?
Dans la plupart des pays sous ma juridiction, Uber n’était pas autorisé, n’était pas agréé, n’était pas légal.
Alors est-il juste de dire, en termes simples, que la stratégie était d’enfreindre sciemment la loi et de la changer ensuite ?
Le mantra que les gens répétaient d’un bureau à l’autre était celui
de la direction : ne demandez pas de permission, lancez-vous, bousculez,
recrutez des chauffeurs, allez sur le terrain, faites du marketing et
rapidement les gens se réveilleront et verront à quel point Uber est une
chose géniale.
Vous avez rencontré des présidents, des premiers ministres,
des chanceliers, des maires. À quel point était-ce difficile d’obtenir
ces rendez-vous pour Uber ?
Je pense que je n’ai jamais eu, au cours de ma carrière, aussi
facilement accès à des hauts fonctionnaires du gouvernement, à des chefs
de gouvernement, à des chefs d’État. C’était enivrant. Je pense qu’Uber
était à l’époque, dans le monde de la tech, et peut-être dans le monde
des affaires en général, l’acteur le plus convoité.
- "Dans une certaine mesure, tant du côté des
investisseurs que des politiques, tout le monde se bousculait pour
décrocher un rendez-vous avec Uber et entendre ce que l’on avait à leur
proposer."
Mark MacGann au Guardian
En passant vos documents au peigne fin, nous avons remarqué
de nombreuses rencontres entre vous, ainsi que d’autres dirigeants
d’Uber, et des ministres britanniques. Mais ces rendez-vous n’étaient
jamais déclarés. Le public ne devait pas savoir qu’ils avaient lieu.
Comment expliquez-vous cela ?
Peut-être s’agissait-il simplement d’une série d’oublis
administratifs ou peut-être était-il préférable de ne rien dire. Je ne
sais pas, il faudrait demander aux politiciens.
Quelle serait votre réponse ?
Tout le monde a des amis, et les gens acceptaient les demandes de
leurs amis. Ils leur rendaient la pareille, et il n’était dans l’intérêt
de personne que cela soit mis en évidence. Que cela soit rendu public.
Donc en clair, il s’agissait de rendez-vous secrets ?
Il s’agit de réseaux feutrés, qui existent depuis très longtemps,
mais qui parviennent à changer de forme et à continuer d’exister.
L’accès au pouvoir n’est pas quelque chose qui se démocratise.
Travis Kalanick (l’ancien patron d’Uber) a dit “La violence garantit le succès”. Que pensez-vous qu’il voulait dire par là ?
Je pense qu’il voulait dire que le seul moyen d’amener les
gouvernements à changer les règles, à légaliser Uber et à permettre à
Uber de se développer, comme Uber le souhaitait, c’était de continuer le
combat, de maintenir la controverse. Et si cela revenait à ce que les
chauffeurs Uber se mettent en grève, qu’ils manifestent dans les rues,
qu’ils bloquent Barcelone, Berlin ou Paris, alors c’était la voie à
suivre.
Ne pensez-vous pas que c’est dangereux ?
Bien-sûr que c’est dangereux. C’est aussi très égoïste, d’une
certaine manière. Parce que lui, il n’était pas la personne qui se
trouve dans la rue, qui se faisait menacer, attaquer, frapper et dans
certains cas tuer... Pour moi, cela a commencé par des insultes sur
Twitter. Et puis j’ai commencé à me faire hurler dessus dans des
aéroports, les gares, à tel point que des chauffeurs de taxi me
suivaient partout où j’allais. Ils avaient repéré l’endroit où je
vivais, ils venaient frapper à ma porte, ils publiaient des photos de
moi avec des amis, avec les enfants de mes amis.
- "J’ai commencé à recevoir des menaces de
mort sur Twitter. Alors Uber a dit : “OK, on doit te protéger.” Ils
m’ont donc obligé à avoir des gardes du corps à chaque fois que je
quittais mon domicile, ce qui était tout le temps puisque je voyageais
en permanence..."
Mark MacGann au Guardian
À Rome, nous sommes montés dans une voiture et une foule de
chauffeurs de taxis en colère nous a bloqué la route, ils nous
traitaient comme si nous étions l’ennemi. C’est quelque chose que je
n’avais jamais vécu. Et je n’en veux pas aux personnes qui m’ont
directement témoigné cette colère et cette haine. Voilà une entreprise
qui était prête à enfreindre toutes les règles, et à utiliser son argent
et son pouvoir pour détruire... pour ruiner leurs moyens de
subsistance. Alors ils avaient besoin de quelqu’un contre qui être en
colère. Ils avaient besoin de quelqu’un sur qui crier. Ils avaient
besoin de quelqu’un à intimider, quelqu’un à menacer. Je suis devenu
cette personne.
Tenez-vous Uber pour responsable des menaces et de
l’environnement hostile auxquels vous avez fait face dans l’exercice de
votre métier ?
Je tiens Uber pour responsable du fait que l’entreprise n’a pas
changé sa façon de se comporter. Sa réponse à la violence contre l’un de
ses cadres supérieurs a été de lui fournir des gardes du corps. Il n’y a
pas eu de changement de comportement. Aucun changement de tactique.
Aucun changement de ton. C’était : continuez le combat, continuez à
entretenir le feu.
N’auriez-vous pas pu faire quelque chose de plus, pendant que
vous travailliez encore chez Uber, pour vous plaindre de ces pratiques
en interne ?
La culture d’entreprise ne permettait pas réellement de résister, de
remettre en question les décisions de l’entreprise, sa stratégie ou ses
pratiques. J’ai fini par me rendre compte que je n’avais aucune
influence, que je perdais mon temps dans cette entreprise. Et ce
sentiment, à ce stade de ma carrière, combiné au fait que je
m’inquiétais non seulement pour ma propre sécurité, mais aussi pour
celle de ma famille et de mes amis... m’ont poussé à démissionner.
Qu’est-ce que vous diriez à ceux qui vous reprocheraient d’avoir fait fuiter ces documents pour vous venger d’Uber ?
Je pense que les gens doivent regarder les faits que j’aide à mettre
au jour. J’ai indéniablement eu des griefs contre Uber dans le passé. Ce
n’est pas facile, mais je crois que c’est la bonne chose à faire.
Vous sentez-vous en partie responsable ou coupable des conditions de vie actuelles des chauffeurs ?
Oui, effectivement. Je suis en partie responsable, et c’est ce qui me
motive à faire ce que je fais en tant que lanceur d’alerte. Ce n’est
évidemment pas une chose facile, mais parce que j’étais là, à l’époque,
j’étais celui qui parlait aux gouvernements, qui insistait auprès des
médias, j’étais celui qui disait qu’il fallait changer les
règlementations et que ça allait avantager les chauffeurs, que ça allait
créer tellement d’opportunités économiques. Il s’est avéré que ce
n’était pas le cas. Nous avons vendu un mensonge aux gens. Comment
peut-on avoir la conscience tranquille si on n’assume pas sa propre
responsabilité dans la manière dont les gens sont traités aujourd’hui ?
Est-ce que c’est un moyen pour vous de faire amende honorable ?
Il s’agit de faire amende honorable. Il s’agit de faire ce qui est
juste. Je suis responsable de ce que j’ai fait. Ce dont j’essayais de
convaincre les gouvernements, les ministres, les présidents et les
chauffeurs se trouve être vraiment affreux, injuste et mensonger. Alors
il m’incombe de revenir en arrière et de dire : je pense que nous avons
fait une erreur. Et je pense que, dans la mesure où les gens veulent
bien que je les aide, je ferai ma part en essayant de corriger cette e