Sidération institutionnelle : la Vie dissolue d’Emmanuel Macron
« - Le Président de la République
peut, après consultation du Premier Ministre et des Présidents des
assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée Nationale.
- Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution.
- L'Assemblée Nationale se réunit de plein droit le deuxième jeudi
qui suit son élection. Si cette réunion a lieu en dehors de la période
prévue pour la session ordinaire, une session est ouverte de droit pour
une durée de quinze jours.
- Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections. »
(Article 12 de la Constitution).
On ne va pas le cacher, je reste surpris et atterré par la dissolution annoncée par le Président Emmanuel Macron au soir des élections européennes de ce dimanche 9 juin 2024.
J'étais dans mon bureau de vote en fin de dépouillement quand je l'ai
appris et je l'ai moi-même appris aux autres assesseurs et scrutateurs
consternés.
Par l'observation continue des scrutins de la Cinquième République,
je pressentais bien qu'il y aurait, comme dans tous les scrutins, une
surprise. La surprise de ces européennes, c'est qu'en gros, les
résultats sont cohérents avec ce que donnaient les derniers sondages, je
les commenterai donc, mais plus tard, dans un autre article. La
surprise et la sidération ne viennent pas de ces résultats finalement
attendus, mais de la réaction très rapide, trop rapide ?, du Président,
au cours d'une courte allocution télévisée à 21 heures,
celle de dissoudre l'Assemblée Nationale et d'organiser de nouvelles
élections législatives dès le 30 juin 2024 pour le premier tour et le 7
juillet 2024 pour le second tour.
Après avoir constaté la défaite de son camp et la victoire des populistes, Emmanuel Macron a déclaré en effet : « Pour
moi, qui ai toujours considéré qu'une Europe unie, forte, indépendante
est bonne pour la France, c'est une situation à laquelle je ne peux me
résoudre. La montée des nationalistes, des démagogues, est un danger
pour notre nation, mais aussi pour notre Europe, pour la place de la
France en Europe et dans le monde. (…) Oui, l'extrême droite est à la
fois l'appauvrissement des Français et le déclassement de notre pays. Je
ne saurais donc, à l'issue de cette journée, faire comme si de rien
n'était. À cette situation s'ajoute une fièvre qui s'est emparée ces
dernières années du débat public et parlementaire dans notre pays, un
désordre qui, je le sais, vous inquiète, parfois vous choque, et auquel
je n'entends rien céder. Or, aujourd'hui, les défis qui se présentent à
nous, qu'il s'agisse des dangers extérieurs, du dérèglement climatique
et de ses conséquences, ou des menaces à notre propre cohésion, ces
défis exigent la clarté dans nos débats, l'ambition pour le pays et le
respect pour chaque Français. C'est pourquoi, après avoir procédé aux
consultations prévues à l'article 12 de notre Constitution, j'ai décidé
de vous redonner le choix de notre avenir parlementaire par le vote. Je
dissous donc ce soir l'Assemblée nationale. Je signerai dans quelques
instants le décret de convocation des élections législatives qui se
tiendront le 30 juin pour le premier tour et le 7 juillet pour le
second. Cette décision est grave, lourde, mais c'est avant tout, un acte
de confiance. ».
Comme je l'ai rappelé en début d'article, si l'agenda est serré
(j'écrirais même dément pour les communes qui organiseront les deux
scrutins !), il reste constitutionnel. L'article 12 de la Constitution
dit entre vingt et quarante jours de la dissolution, et là, le Président
a proposé vingt et un jours. Un record ! Évacuons quelques remarques
préliminaires : comme dans le cas d'un référendum, le principe de
retourner aux urnes est, en lui-même, un gage de démocratie, évidemment.
Donner la parole au peuple est toujours un gaine de démocratie. Mais il
est des décisions qui peuvent être désastreuses. Jouer avec le feu peut
brûler.
Car la première image qui vient à l'esprit, c'est le Président qui offre
sur un plateau d'argent le pouvoir au RN, pour deux à trois ans au
moins. Comment a-t-il pu penser qu'en trois semaines, les Français
changeraient radicalement de tendance électorale ? Au contraire, on a
bien vu en 1981, 1988, 2002, 2007, 2012, 2017 et 2022 que les Français
ont confirmé la tendance présidentielle aux législatives qui ont suivi,
parfois en l'amplifiant, parfois en la freinant mais jamais en la
désavouant. Or, on peut imaginer raisonnablement que la tendance ici, favorable au RN,
serait amplifiée avec ces élections législatives anticipées. Il faut
comprendre que le RN a infusé dans toutes les catégories de la
population, âge, catégorie socioprofessionnelle, niveau d'études, etc.
Et que son audience électorale remarquable provient d'un mouvement de
fond, très profond, pas seulement des gilets jeunes, mais depuis quarante ans
(septembre 1983 à Dreux) et, en outre, c'est un mouvement international
qui touche pratiquement toute l'Europe (les élections britanniques du 4
juillet 2024 seront instructives) et même les États-Unis, l'Amérique du
Sud, etc. (d'où la responsabilité d'Emmanuel Macron pas vraiment
évidente).
Et le calendrier ! Quelle sottise ! Juste en fin d'année scolaire, quand
les gens se préparent à leurs vacances (méritées). Juste avant les Jeux
olympiques et paralympiques (bonjour la sécurité ! Sans compter que
faire campagne dans un Paris à circulation impossible, cela pose
quelques questions). Les week-ends de début d'été sont souvent très
occupés pour les loisirs, seuls moments de détente après un printemps
cette année particulièrement pluvieux. Manifestement, mais on le savait
déjà, l'Élysée ne sent pas le pays.
Dès lors que la dissolution est considérée comme un coup politique, la
colère n'en prendra que plus d'ampleur. Ceux qui ont contribué à cette
décision auront, face à l'histoire, une bien grave responsabilité. Car
imaginer que tout le monde, hors de l'extrême droite, va rejoindre la
Macronie au nom d'un combat sur les valeurs morales, c'est perdu
d'avance et on le savait depuis 2017. On ne combat pas l'extrême droite,
d'autant plus que son emballage a l'air plaisant, avec des incantations
moralisatrices dont les électeurs n'ont rien à faire. D'ailleurs, Éric Ciotti,
le président de LR, a rapidement confirmé qu'il n'était pas question de
faire alliance avec la majorité présidentielle. Quant au PS, il ne
lorgne que vers les insoumis sur lesquels ils ont repris l'ascendant
électoral (et montre au passage le visage qu'il a toujours eu depuis
2018). Eh puis, que penser d'un Président qui répond "chiche !" aux
revendications de dissolution réclamées à grands cris par l'extrême
droite ? Comment peut-on tomber dans un tel piège tout seul ? Suicide
collective à la mode kamikaze ? C'est comme si on sautait dans le vide
de peur d'y être poussé.
Cette dissolution du 9 juin 2024 a pour conséquence d'oublier encore un
peu plus l'Europe, et le Parlement Européen, ce qui est franchement
triste et décevant, surtout pour un Président si proche des partisans de
la construction européenne. Elle a néanmoins quelques avantages non
négligeables mais de court terme : interrompre l'examen du projet de loi sur l'euthanasie ; ne pas instaurer de proportionnelle aux législatives ;
casser la concomitance présidentielle suivie des législatives depuis
2002 ; en finir avec cette Assemblée Nationale où régnait le désordre
permanent (par le choc de deux extrêmes).
Quelles ont été les motivations réelles d'Emmanuel Macron ? Probablement
que les historiens se pencheront dans quelques décennies sur cette
question en séchant. S'il souhaitait lever l'hypothèque RN, il
risquerait d'en avoir pour ses frais. Après tout, le Zentrum a bien
cherché à lever l'hypothèque de la NSADP en 1933.
Rappelons aussi qu'un parti à 30%, comme c'est le cas aujourd'hui avec
le RN, c'est la capacité d'obtenir plus de 50% des députés... sauf
véritable sursaut électoral.
Donner le pouvoir au RN pendant deux ou trois ans, sous contrôle
présidentiel par une nouvelle cohabitation et éviter de perdre
l'élection présidentielle. Maligne, Marie Le Pen s'est bien gardée de vouloir Matignon. Elle préfère laisser la responsabilité à Jordan Bardella
dit Coquille vide, dont l'éventualité de l'échec n'impacterait pas sur
l'avenir supposé présidentiel de Marine Le Pen. Mais qui dit qu'un
gouvernement RN serait forcément impopulaire ? Le RN, astucieux,
pourrait avoir tout le loisir, au contraire, de se rendre populaire en
supprimant la limitation à 80 kilomètres par heure,
le contrôle technique pour les motards, la fin des véhicules
thermiques, et quelques autres mesures démagogiques et irresponsables
qui soulageraient les Français inquiets par leurs libertés rognées de
toute part.
Il ne faut pas non plus oublier que, comme en 1997, la dissolution
oblige le Président de la République qui ne pourra pas dissoudre avant
un an. Une configuration de cohabitation
donnerait donc nécessairement un grand ascendant au RN s'il gagnait les
législatives anticipées car ses députés seraient "indissolvables"
pendant un an !
Cette dissolution du 9 juin 2024, qui restera dans les annales de la
République, cela ne fait aucun doute, est la sixième depuis le début de
la Cinquième République. Il est facile de se retourner en arrière pour
imaginer l'avenir. Dans l'analyse, il faut éliminer les deux
dissolutions prises juste après l'élection puis la réélection de François Mitterrand qui n'ont été que des confirmations sans surprise.
Sans doute que la première comparaison qui arrive à l'esprit est celle avec la dissolution du 21 avril 1997 faite par Jacques Chirac.
Et le parallélisme est terrible. Des élections législatives devaient
avoir lieu en mars 1998. Jacques Chirac bénéficiait d'une très large
majorité depuis le début de son septennat, la plus large de tous les
temps. Au début du printemps 1997, le principal parti d'opposition, le
PS, avait désigné tous ses candidats aux législatives de l'année
suivante, tandis que le RPR n'avait pas fait ce travail de fond. À la
dissolution, le PS était prêt à se battre, le RPR était pris à
l'improviste. En 2024, le RN est déjà prêt avec tous ses candidats dans
les circonscriptions. La rapidité des élections fait que les
négociations pour d'éventuelles alliances n'auront pas le temps
d'aboutir. Et la majorité est-elle prête à concourir ? Pas sûr. On peut
faire la comparaison jusqu'au conseiller hors sol qui a recommandé cette
très incertaine décision (Dominique de Villepin en 1997).
On peut aussi imaginer qu'Emmanuel Macron pensait à la dissolution du 30
mai 1968 : le retournement de tendance a été spectaculaire aux
législatives des 23 et 30 juin 1968. Mais retournement de quoi ? D'une
"opinion publique" voyant d'un œil vaguement sympathique la révolte étudiante. Mais il n'y avait pas eu d'élections organisées le mois précédent.
Peut-être qu'Emmanuel Macron pensait plutôt à la première
dissolution, celle 9 octobre 1962. Il faut rappeler le contexte :
l'Assemblée élue les 23 et 30 novembre 1958 n'avait pas de majorité
absolue pour les gaullistes et alliés, la majorité était relative. Quand
De Gaulle a proposé le 20 septembre 1962 le référendum pour élire le Président de la République au suffrage universel direct,
il s'est heurté à un front uni des partis politiques (autres que l'UNR)
contre ce projet (tant sur le fond, l'élection directe du Président,
que sur la forme, le référendum par l'article 11 au lieu d'une révision
par l'article 89 de la Constitution). Dans la crise politique, une
motion de censure a été alors adoptée le 4 octobre 1962, la seule motion
de censure jusqu'à maintenant adoptée (depuis 1958), si bien que le 9
octobre 1962, De Gaulle a dissous l'Assemblée et organisé des élections
législatives les 18 et 25 novembre 1962, peu après le référendum fixé au
28 octobre 1962 (on note d'ailleurs que la limite de quarante jours a
été respectée exactement).
La quasi-unanimité de la classe politique contre les gaullistes ne
laissaient guère de doute sur l'issue des scrutins. La lecture des notes
d'Alain Peyrefitte
permet de se faire une idée intéressante du climat psychologique. La
plupart des ministres et députés gaullistes se considéraient en sursis,
le régime des partis et les forces de la Quatrième République allaient
gagner la partie contre eux et ils n'auraient qu'à rentrer chez eux
après une expérience de quatre ans. La victoire du référendum (62,3% de
oui avec 77,0% de participation) a engendré une grande victoire
électorale aux législatives le mois suivant, apportant une large
majorité absolue à l'UDR (ex-UNR) et ses alliés de 354 sièges sur 487
(avec 47,8% des voix au premier tour).
Mais tout le monde n'est pas De Gaulle. La dissolution du 9 juin 2024
relève surtout d'une sorte de coup de poker peu admissible car il met la
France en danger. Y aura-t-il un sursaut des Français face aux énormes
enjeux nationaux et internationaux du moment ? Je le souhaite. Cette
initiative présidentielle ne pourra pas être jugée à sa propre valeur
avant le 7 juillet 2024, mais ce qui est sûr, c'est que c'est casse-cou
et cela heurte de nombreux Français... parmi les plus proches du
Président. Le ça-passe-ou-ça-casse très gaullien ne fait plus partie des
mœurs dune république plus participative