Reporterre — Pourquoi parlez-vous souvent de « peur » dans votre livre « Pour un soulèvement écologique » ?
Camille Étienne
Des émotions nous traversent. Dans le mot « émotion », il y a
« mouvement ». Il s’agit de se réapproprier ses émotions, d’en faire des
alliés. On a vu fleurir avec le capitalisme une récupération de ces
émotions pour qu’elles soient reléguées du côté de l’intime. Il y a une
injonction à aller bien, à sourire à la vie. Ce serait notre faute si on
est malheureux, si on a peur.
On dit d’ailleurs souvent d’un homme qu’il est présidentiable parce
qu’il est capable de se mettre à distance de ses émotions. On attend de
lui qu’il ait une forme de froideur et c’est ce qui me terrifie le plus,
de voir que ceux qui gouvernent sont coupés de leurs émotions. Il y a
quelque chose de très viril dedans. Les femmes sont associées à des gens
qui ont peur, qui sont hystériques. Se réapproprier les émotions est
donc un acte politique. Les émotions sont légitimes, notre colère est
légitime, notre peur est légitime. Et si on est capable de reconnaître
ce qui crée notre peur, on peut agir dessus.
La peur, c’est plus grand que l’écoanxiété ?
L’écoanxiété est comprise dans la peur. Elle peut pousser à se tenir à
distance de l’action. Quand ce terme est sorti, la reprise médiatique
qui en a été faite était souvent de dire : « Nous avons une
génération de jeunes gens paniqués qui ne veulent plus faire d’enfants,
et il s’agirait d’être plus raisonnables. » Il fallait faire de
l’écologie positive, parler des solutions, mettre en avant les choses
qui avancent dans le bon sens. L’écoanxiété a servi de recul : « Je choisis de fermer les yeux, parce que je dors mal le soir. »
C’est une position individualiste ?
Oui, égoïste. Quand des inondations arrivent devant notre maison,
quand des membres de nos familles meurent d’une canicule ou ont des
cancers à cause des produits phytosanitaires, on ne peut pas dire : « Ah non, ça n’existe pas parce que ça me fait trop peur. »
La réalité est là et elle est terrifiante. Être capable de la voir,
c’est justement l’anticiper et y répondre de manière ambitieuse.
Vous écrivez dans votre livre : « Il nous faut avoir peur du
vide pour ne pas nous y plonger à corps perdu. Le vertige seul nous
protégera. » Pourquoi ?
Le vertige fascine et terrifie. Il me permet de faire attention et
d’être très concentrée quand je fais un peu de montagne, parce que j’ai
très peur, donc je fais doublement attention. Quand j’ai le vertige sur
une falaise, j’imagine mon corps tomber, le cœur se décroche. Mon corps
m’envoie les signaux pour dire : « Si ça arrivait, voilà ce qui se passerait. »
Ce que j’appelle de mes vœux, c’est qu’on puisse avoir ce vertige pour
l’anticiper émotionnellement : vivre la catastrophe émotionnellement est
un des meilleurs moyens de l’éviter. Si on n’a aucun rapport émotionnel
à ce qu’on avance, eh bien, on peut le soir passer à autre chose.
À quoi sert la peur quand on est face à une puissance qui paraît démesurée et inflexible, comme à Gaza en ce moment ?
C’est tellement insupportable qu’il nous est facile — et c’est très lâche — de dire : « C’est trop, je coupe, je coupe les médias. »
Je ne sais pas si notre génération a déjà vécu quelque chose d’aussi
terrible que ce qui se passe à Gaza. J’ai un sentiment d’impuissance
totale. La peur ne suffit pas. La peur n’est pas la seule chose qui
permet l’action.
Ce qui est terrifiant n’est-il pas le silence des puissants, pour les guerres comme pour la catastrophe écologique ?
Ce silence est très cynique, et c’est en cela qu’il est très violent.
On parle souvent d’inaction climatique. Ce n’est en rien une inaction
climatique, c’est une action délibérée de maintenir l’ordre établi.
D’ailleurs, l’ordre établi est très radical et très offensif pour se
maintenir et pour favoriser un petit groupe de personnes au détriment du
reste de l’humanité, des générations à venir et des autres êtres
vivants. C’est un silence qu’on sait être un choix et c’est un silence
qui tue, un silence qui permet de continuer dans l’horreur.
Comment se fait-il que des personnes jeunes comme le Premier ministre Gabriel Attal (34 ans) soient aveugles à ce qui se passe ?
Je refuse cette lecture générationnelle. Dans l’histoire des
mouvements écologiques ou sur le terrain, il n’y a pas que des jeunes
qui s’engagent [Camille Étienne a 25 ans]. Et par ailleurs, plein de
jeunes sont nés dans la surconsommation et dans une addiction aux
réseaux sociaux. Le climatoscepticisme et le fascisme augmentent aussi
chez ce qu’on appelle « les jeunes ». Pendant qu’on s’engueule entre
générations, on ne va pas regarder les vraies fractures sociales.
Quant à Gabriel Attal, il est un enfant pur jus de la bourgeoisie ; il n’a pas peur du dérèglement climatique.
Il sait très bien qu’il fait partie de la toute petite partie de la
population qui est responsable d’une grande majorité des émissions de
gaz à effet de serre, mais que ces responsables sont les plus protégés
des effets de ce qu’ils ont créé. Ces gens au pouvoir savent qu’ils
pourront s’échapper de cela, ils n’ont pas intérêt à tordre le cou de la
poule aux œufs d’or.
C’est la même chose avec l’industrie fossile. On ne peut pas attendre
d’elle que ses acteurs sortent de ce qui les rend les plus puissants et
les plus riches. On ne peut pas attendre qu’ils fassent autre chose qui
serait moins rentable ; c’est la seule ligne qui gouverne leurs
actions. Tant qu’il restera rentable de continuer dans ce chemin de
destruction du vivant, ils le feront.
Quel est votre rôle dans le mouvement écologiste ?
Ce n’est pas à moi de le définir. Je fais ce que je peux, c’est tout.
J’essaie d’utiliser le fait que ma parole soit entendue pour tenir
cette porte ouverte et pour que d’autres puissent s’y engouffrer, pour
que l’écologie soit un sujet dont on parle beaucoup plus, qu’on ne
puisse pas faire autrement que de prendre des décisions en ce sens.
Après, je m’engage aussi pour créer une actualité. Cela implique
beaucoup de travail en amont sur les sujets dans lesquels je m’investis,
avant de les porter dans le débat public. J’ai besoin de dégager du
temps pour des sujets de fond, pour obtenir des victoires en arrivant à
temps et que cela devienne un sujet médiatique.
On a pu le faire sur le projet d’oléoduc de TotalÉnergies en Ouganda,
par exemple. Au tout début, il y a trois ans, cinq activistes ougandais
étaient venus me voir avec mon amie Luisa Neubauer, d’Allemagne. Je n’en
avais jamais entendu parler. Comment faire pour que ça devienne un
sujet incontournable ? On l’a réussi.
Récemment, je me suis beaucoup investie sur les fonds marins. Des gens travaillaient dessus depuis des années [1],
mais ce n’était pas un sujet incontournable pour le pouvoir et le
rapport de force n’était pas instauré. Donc c’est mon rôle, avec plein
d’autres militants : appuyer un rapport de force.
Qu’est-ce que cela dit du système médiatique de devenir une
personne qui, à un moment donné, incarne ou porte la parole du mouvement
écologiste ?
Je ne me sens pas incarner quoi que ce soit d’autre que mes idées, et
on gagnerait à comprendre qu’on ne parle pas à la place d’autres, mais
qu’on occupe un espace qui sinon est vide. Il s’agit de tenir ouverte
cette fenêtre pour que d’autres s’y engouffrent. Quand on est sur le
devant de la scène, on se prend les coups aussi, les menaces, les
insultes, le harcèlement.
J’ai une présence médiatique, mais ma vie ne se résume pas à ça. Il y
a aussi tout un travail de fond, et c’est très complémentaire. Par
exemple, j’essaie de lancer l’alerte sur le projet de puits de pétrole
en Gironde, avec un groupe de terrain qui fait un travail
extraordinaire, Stop Pétrole bassin d’Arcachon. J’essaie de faire venir
des journalistes sur ce sujet, d’interpeller des élus, d’utiliser ce
pouvoir qui me suit et qui est étrange, mais qui est aussi éphémère. La
seule chose qui dépend de moi, c’est ce vers quoi je dirige la lumière.
Comment faire pour que la question écologique rentre dans la vie de tout le monde ?
C’est fondamental d’aller parler à ceux avec qui je ne suis pas
d’accord. On ne peut pas décider à la place des autres de comment ils
vont habiter le monde. On doit le faire avec eux. Ce qui est très
difficile dans l’espace médiatique, c’est qu’il est fait comme un combat
de coqs. Très souvent il y a des pour, des contre, « les opinions se
valent », etc. C’est organisé de manière telle qu’on ne se base même pas
sur des vérités établies. Par exemple, les sols sont détruits par les
produits phytosanitaires, c’est un consensus scientifique assez clair,
mais on en est encore à débattre sur cela.
Le débat à avoir, c’est comment on en sort, quand, comment on
accompagne les agriculteurs qui sont en première ligne, etc. Il y a un
débat démocratique à avoir sur comment on change notre manière d’être au
monde, comment on applique les mesures environnementales. Pas sur le
besoin de préserver les conditions de vie sur Terre ! Mais on est encore
bloqué là.
Quelles sont les perspectives de la lutte écologiste ?
Le sujet dont j’aimerais qu’il soit plus traité, c’est celui de
l’océan. C’est une zone de non-droit total. L’industrie, le capitalisme
et l’extractivisme agissent dans l’impunité. Ils ont déclaré la guerre
aux poissons. On perd ces 70 % de la surface du globe. Ce n’est pas un
petit sujet, surtout en France qui est la deuxième puissance maritime
mondiale. On a un poids diplomatique. C’est important qu’on puisse
instaurer un rapport de force face à l’industrie de la pêche qui détruit
l’océan. L’industrie fossile s’y attaque aussi, tout comme l’industrie
minière.
Vous avez une démarche politique, mais vous choisissez vos thèmes.
Je ne représente pas plus que ce qui me bouleverse, et des sujets me
passionnent. La parole est un acte, elle est performative, parfois elle
crée des choses dans le réel, mais il y a aussi tout le travail de fond,
de recherche, d’actions concrètes, de lobbying politique. Cela demande
un temps incompressible, donc je choisis des sujets dont on va parler et
sur lesquels on ne lâchera rien tant qu’on n’obtiendra pas des
résultats.
Savez-vous où vous allez ?
À court terme, oui, mais je me projette assez peu. Je sais les sujets
que je vais porter dans les prochains mois. Mais par essence, tout est
mouvement et on ne sait pas ce que vont créer le mouvement et les
mouvements sociaux qui arrivent. Ce qui s’est passé avec Les
Soulèvements de la Terre [le fer de lance des contestations écologiques a
obtenu une annulation de sa dissolution fin 2023] a été un grand
moment. J’ai hâte de voir quelles seront les prochaines actions.
J’espère qu’on réussira encore à infléchir le rapport de force.
Vous avez créé avec quelques amis une structure qui s’appelle Avant l’orage. Quel est cet « orage » qui vient ?
On ne peut pas le prévoir, il s’agit de saisir ce moment
d’électricité dans l’air, où l’indignation prend le pas sur la
résignation, où la bascule est proche. L’ordre établi est fébrile et on
peut se saisir de cette indignation rampante pour la rediriger.
Comment étonner la catastrophe ?
En faisant advenir ce qui est imprévisible. C’est notre seule espérance.
Ce n’est pas un espoir naïf de quelque chose qui nous tomberait dessus,
mais un espoir qui dit : « Comment ouvrir des brèches ? » Le mouvement
climat, les mouvements sociaux ont fait advenir des choses
imprévisibles, belles, puissantes.
On regarde la catastrophe en lui disant : « Vous n’êtes pas immuable,
vous n’êtes pas un paquebot dont on ne pourrait pas changer la
direction, vous n’êtes pas si puissante que ça. »
Le pouvoir veut nous faire croire que nous n’avons d’autre choix
que de rester à genoux. Il n’est en rien impossible de se mettre debout.