Emmanuel Todd: « L'euro, un veau d'or français »
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Vue de Washington ou de Tokyo, la zone euro est le trou noir de l'économie mondiale. Il faut en sortir. Aux élections
européennes, l'abstention sera la seule arme contre le FN et les européistes.
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Marianne : A
quel moment s'est formée votre conviction selon laquelle nous devions sortir de l'euro ?
Emmanuel Todd : J'ai commencé par dire qu'il ne fallait pas y entrer. Quand débute le débat sur Maastricht en 1992, je suis en train d'étudier la divergence des sociétés industrielles sur l'immigration - France, Allemagne, Grande-Bretagne -, où je mesure des taux de mariages mixtes très différents. Je n'imagine pas ces nations dans une monnaie unique, je vote non. Le oui l'emporte. Je m'intéresse alors à la façon dont l'euro dysfonctionne, et, bon citoyen, je milite pour un protectionnisme européen capable de sauver cette monnaie mal pensée. Dans Après l'Empire (2002), j'ai de grands projets d'unité franco-allemande, j'écris que la France devrait partager avec l'Allemagne son siège au Conseil de sécurité. Enfin, vers 2009, influencé par la lecture d'économistes mainstream comme Xavier Timbeau et Patrick Artus, j'admets que l'Allemagne est sur une trajectoire nationaliste et utilise l'euro pour détruire ses partenaires. Nous devons sortir de ce rapport monétaire sadomasochiste avec l'Allemagne.
Emmanuel Todd : J'ai commencé par dire qu'il ne fallait pas y entrer. Quand débute le débat sur Maastricht en 1992, je suis en train d'étudier la divergence des sociétés industrielles sur l'immigration - France, Allemagne, Grande-Bretagne -, où je mesure des taux de mariages mixtes très différents. Je n'imagine pas ces nations dans une monnaie unique, je vote non. Le oui l'emporte. Je m'intéresse alors à la façon dont l'euro dysfonctionne, et, bon citoyen, je milite pour un protectionnisme européen capable de sauver cette monnaie mal pensée. Dans Après l'Empire (2002), j'ai de grands projets d'unité franco-allemande, j'écris que la France devrait partager avec l'Allemagne son siège au Conseil de sécurité. Enfin, vers 2009, influencé par la lecture d'économistes mainstream comme Xavier Timbeau et Patrick Artus, j'admets que l'Allemagne est sur une trajectoire nationaliste et utilise l'euro pour détruire ses partenaires. Nous devons sortir de ce rapport monétaire sadomasochiste avec l'Allemagne.
Même les économistes qui souhaitent la sortie de l'euro évoquent un recul provisoire du niveau de vie et une
grosse déstabilisation... Pensez-vous que les peuples soient prêts à accepter cela, même transitoirement ?
E.T. : Jusqu'ici les peuples étaient tenus par la peur, celle de perdre leurs économies, notamment. Beaucoup de gens s'imaginaient jusqu'à il y a très peu de temps qu'ils avaient plus à perdre qu'à gagner à un choc chirurgical monétaire. Mais les choses changent car le niveau de vie a commencé à baisser. Il y a un élément magique dans la monnaie. Les gouvernants français, intellectuellement, ne sont pas au niveau. Ils n'ont pas lu Knapp, indispensable auteur allemand d'une Théorie étatique de la monnaie (1905), que Keynes avait fait traduire. Nos benêts d'énarques n'ont jamais envisagé les conséquences concrètes du transfert de souveraineté monétaire en Allemagne. Une sortie de l'euro provoquerait certes une désorganisation temporaire mais, surtout, des effets économiques bénéfiques et rapides, avec en prime une révolution sociale, le nettoyage d'élites mal formées, vieillissantes, archaïques, quelque chose de comparable à ce qui s'est passé en 1945.
E.T. : Jusqu'ici les peuples étaient tenus par la peur, celle de perdre leurs économies, notamment. Beaucoup de gens s'imaginaient jusqu'à il y a très peu de temps qu'ils avaient plus à perdre qu'à gagner à un choc chirurgical monétaire. Mais les choses changent car le niveau de vie a commencé à baisser. Il y a un élément magique dans la monnaie. Les gouvernants français, intellectuellement, ne sont pas au niveau. Ils n'ont pas lu Knapp, indispensable auteur allemand d'une Théorie étatique de la monnaie (1905), que Keynes avait fait traduire. Nos benêts d'énarques n'ont jamais envisagé les conséquences concrètes du transfert de souveraineté monétaire en Allemagne. Une sortie de l'euro provoquerait certes une désorganisation temporaire mais, surtout, des effets économiques bénéfiques et rapides, avec en prime une révolution sociale, le nettoyage d'élites mal formées, vieillissantes, archaïques, quelque chose de comparable à ce qui s'est passé en 1945.
Pourquoi le débat sur la sortie de l'euro prend-il aussi peu chez les politiques, notamment au PS ou au Front de
gauche ?
E.T. : L'euro ne marchera jamais. Il n'y a guère qu'en France qu'on ne s'en rend pas compte. Les non-débats hexagonaux sont fastidieux, les dirigeants français sont fades (Hollande, Moscovici, Fabius, Mélenchon, Juppé, Bayrou, etc.), et je me suis remis à voyager. Vu de Washington, de Tokyo ou de Berne, la zone euro est le trou noir de l'économie mondiale, l'un des deux grands facteurs dépressifs planétaires, l'autre étant l'excédent commercial chinois. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon font des politiques de relance monétaire et regardent d'un air navré l'euro, cette construction archaïque, qui interdit toute relance monétaire à la France. La Suisse, quant à elle, achète à n'importe quel taux des bons du Trésor français libellés en euros pour empêcher la hausse du franc Suisse. Eh oui, c'est cela que nos dirigeants appellent «la confiance des marchés» ! Quels cons ! De véritables cocus monétaires !
E.T. : L'euro ne marchera jamais. Il n'y a guère qu'en France qu'on ne s'en rend pas compte. Les non-débats hexagonaux sont fastidieux, les dirigeants français sont fades (Hollande, Moscovici, Fabius, Mélenchon, Juppé, Bayrou, etc.), et je me suis remis à voyager. Vu de Washington, de Tokyo ou de Berne, la zone euro est le trou noir de l'économie mondiale, l'un des deux grands facteurs dépressifs planétaires, l'autre étant l'excédent commercial chinois. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon font des politiques de relance monétaire et regardent d'un air navré l'euro, cette construction archaïque, qui interdit toute relance monétaire à la France. La Suisse, quant à elle, achète à n'importe quel taux des bons du Trésor français libellés en euros pour empêcher la hausse du franc Suisse. Eh oui, c'est cela que nos dirigeants appellent «la confiance des marchés» ! Quels cons ! De véritables cocus monétaires !
L'échec
de l'euro a déjà des effets géopolitiques. Pas seulement l'effondrement
de l'influence française à l'intérieur
et à l'extérieur de la zone, mais aussi une perte d'influence de
l'Europe entière. La Russie se sent assez forte pour tenter de reprendre
le contrôle de l'Ukraine parce que l'Europe, ravagée par
l'austérité germanophile, n'exerce plus une force d'attraction
suffisante.
Mais alors, je vous repose la question : pourquoi cette paralysie de la classe politique française sur la question
?
E.T. : Je
relis Astérix en ce moment. C'est
excellent pour comprendre l'attachement à l'euro des élites
françaises. Il s'agit tout simplement d'un provincialisme de petit
village gaulois. Des Gaulois qui auraient choisi de se soumettre aux
Goths ! [Rires]
Le
discours sur l'euro se teinte désormais bizarrement d'une nuance
franchouillarde. Ce qui m'a frappé, et choqué, je
dois le dire, dans la conférence de presse du vice-chancelier
Hollande, c'est son appel inattendu et incongru au patriotisme français.
Il a du reste associé ce patriotisme à la nécessaire
collaboration avec l'Allemagne. Question pour jeu télévisé : qui a
déjà fait ça dans l'histoire ? Pourtant, la conférence de Hollande m'a
rempli d'espoir. Bon, on voyait qu'il se sentait bien,
heureux de son nouveau statut de sex-symbol, mais j'ai senti une
tension, du pathos, quand il s'en est pris aux «extrémistes» qui veulent
la fin de l'euro. Pour comprendre cette émotion, il faut
voir la nature religieuse de l'euro, veau d'or, monnaie
sacrificielle. L'ébranlement d'une croyance religieuse s'accompagne
toujours d'une résistance intérieure qui engendre des fondamentalismes
de transition : jansénisme, islamisme, intégrisme monétaire
hollandiste. Je sens chez Hollande un ébranlement dans les couches
profondes, préconscientes. Son inconscient sait, et il a peur. Peur
de perdre sa foi, peur peut-être d'être un jour accusé de
non-assistance à nation en danger. Le concept d'immunité semblait aussi
le passionner.
En
matière d'ultime argument, les partisans du TCE s'étaient appuyés, lors
du référendum de 2005, sur la
nécessaire sauvegarde de la paix entre les peuples européens.
Aujourd'hui, on voit la haine monter partout, notamment entre la Grèce
et l'Allemagne...
E.T. : Durant
un symposium sur le libre-échange à
Kyoto, écoutant un économiste japonais, j'ai admis la simplicité de
ce qui nous arrivait. Celui-ci voyait l'étalon-or et la fixité des
changes comme la condition d'une compétition maximale entre
nations. On nous vend l'euro comme un espace de protection contre la
mondialisation. Mais la monnaie unique, en interdisant, comme
l'étalon-or, la dévaluation, définit une zone d'affrontement
maximal, une guerre économique. Sortir de l'euro, c'est la paix.
Cessons cette guerre ridicule avec l'Allemagne.
Vous avez récemment commencé à appeler à l'abstention aux prochaines européennes. Quel est votre pronostic pour
ces élections ?
E.T. : Le
verrouillage de la question monétaire
par les oligarchies partisanes crée un sentiment d'impuissance. Le
Front national, dont la fonction est en fait de sécuriser le système,
souille toutes les solutions économiques raisonnables.
Mais les élections européennes nous offrent un puissant moyen
d'action. L'idéologie européiste a mis en place une institution bidon,
le Parlement européen, feuille de vigne du pouvoir réel. Le
Parlement se prétend incarnation de la démocratie au moment même où
la machine européenne devient la domination implacable des petites
nations du Sud par les nations plus puissantes situées au
Nord. Les députés européens ne servent à rien, même s'ils sont
eux-mêmes très motivés pour être élus : une mandature de cinq ans à ne
rien faire, rémunérée 10 000 € par mois (impôts déduits,
primes intégrées) leur permettra d'acheter un appartement ou une
maison de campagne. Les citoyens français peuvent refuser d'entrer dans
ce jeu dégradant. S'abstenir, ce sera voter à la fois
contre les partis européistes et contre le FN. Au-dessus d'un
certain niveau, le taux d'abstention vaudra référendum. Le ridicule
tuera l'idéologie.
Propos recueillis par Aude Lancelin
Propos recueillis par Aude Lancelin
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