jeudi 21 janvier 2016

JEAN ORTIZ. CHRONIQUES LATINES


Chroniques Latines

Les chroniques Latines de Jean Ortiz portent un regard loin des clichés sur les luttes de libération du continent sud-américains... Toujours un oeil vif sur l'Espagne et les enjeux sous-jacents du quotidien...
Jean Ortiz

Les enfants de la mer

A propos de l’ouvrage « L’Espagne, passion française (1936-1975). Guerres, exils, solidarité ». Editions Les Arènes, Paris, 2015. 256 p.
« Et quand viendra le jour du dernier voyage,
quand partira la nef qui jamais ne revient,
vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,
quasiment nu, comme les enfants de la mer »
 
Antonio Machado (Vers gravés sur sa tombe, à Collioure)
 
Il y a des livres qui tombent tellement à point que l’on pourrait soupçonner leurs auteurs d’avoir voulu « faire un coup ». Les deux auteures (modestement éminentes) ne sont pas de cette crèmerie-là. Geneviève Dreyfus-Armand et Odette Martinez-Maler viennent d’enfanter une « joya », un petit bijou, sur la Guerre d’Espagne, l’exil, l’anti-franquisme...
Ce livre restera comme un livre -en réalité un album- de référence. Les deux historiennes ne versent à aucun moment dans le « révisionnisme » si à la mode. Elles font preuve d’une hauteur de vue, d’une rigueur, d’une honnêteté qu’il convient de souligner ; d’autant plus en ces temps aux relents de nouvelle « guerre froide », d’essor de la pensée « néocon », de floraison de stéréotypes, de visions partielles et partiales, de prismes déformants, de criminalisation fréquente de tout un pan de l’antifascisme...
 
Il est temps que nous assumions (source de richesse), nous « enfants de la légitimité », qu’il y a plusieurs mémoires antifascistes de la Guerre d’Espagne : anarchiste, communiste, poumiste, socialiste, azañiste... etc., toutes respectables, légitimes, singulières. Elles méritent non que « l’on se rejoue en permanence la Guerre d’Espagne », que l’on ressasse les mêmes lieux communs stériles et stigmatisants, mais au contraire que l’on étudie ces histoires et ces mémoires dans leur contexte, dans leurs origines et compositions sociales, leurs apports, leurs spécificités, leurs stratégies, leurs affrontements, leur combat commun... Et que l’on sorte enfin des effets -anti-historiques- de balancier version « guerre idéologique » : « on a perdu la guerre parce que les communistes...» ; d’autres fois « les anarchistes »... Il est facile et politicien de projeter rétrospectivement des concepts et des schémas sur les réalités de telle ou telle époque.
 
Geneviève Dreyfus-Armand et Odette Martinez-Maler ne tombent à aucun moment dans un manichéisme néfaste et clivant.
L’affrontement principal opposait en Espagne 36 le fascisme (bien aidé par les faussement « non-interventionnistes ») à la démocratie (aux différents courants : « bourgeois », républicain, social, révolutionnaire...), prélude à la Deuxième Guerre mondiale. Cette dernière commence en réalité en Espagne. Tel est le vrai fil continué de cette histoire partagée, transfrontalière, surtout dans le Grand Sud-Ouest, où « les guitares de l’exil », mon vieux Léo, « sonnaient parfois comme un clairon ».
L’accueil sous le statut d’ « indésirables », dans des conditions inhumaines, infâmes, de 475.000 réfugiés espagnols, reste le grand traumatisme de la mémoire républicaine. Trahison, exclusion, internement, mépris, humiliation, pour ces premiers combattants antifascistes exilés. Nous, les fils, les petits-fils (filles), nous portons encore ces traumatismes, ces fractures, ces colères... Et lorsque nous sommes confrontés aux problèmes migratoires d’aujourd’hui, nous nous demandons si certains ont vraiment tiré les leçons de l’histoire. Dans l’affrontement entre les courants humanistes, solidaires, généreux, issus des Lumières, de la Révolution française, et les courants xénophobes, de rejet, de haine, de peur de l’autre, se joue, aujourd’hui comme hier, le visage et l’avenir de la France. Hier comme aujourd’hui, dénoncer « l’autre », hier le communiste, le juif, le « rouge » espagnol, aujourd’hui l’« l’étranger », comme responsable de la crise, conduit au pire...
 
Les Républicains et antifascistes espagnols ont été longtemps exclus de la mémoire historique, en France comme en Espagne. En nous réappropriant peu à peu cette histoire, à travers de nombreuses associations, amicales, nous avons engagé un combat décisif. Les deux auteures d’Espagne, passion française, portent sur l’exil des analyses justes, équilibrées. L’album nous offre une quantité sans précédent de documents inédits, de témoignages, de textes, d’analyses, de photos remarquables, et une iconographie flamboyante. Le tout dans une présentation claire, une édition soignée et un grand souci didactique. Un ouvrage salutaire dans le moment dangereux et décisif que nous vivons.

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