dimanche 17 mai 2020


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Deux écrans, deux mondes, deux systèmes de production

  (Deuxième partie)
 

— La gauche est-elle prête à remettre en cause la propriété privée capitaliste des moyens de production ?
C’est en tout cas, ce à quoi l’appellent les auteurs du second joyau dont je veux vous parler « Regarder en face le monde d’après ». L’article a été écrit par « Les infiltrés », un collectif qui s’est présenté, il y a deux ans, dans le journal Fakir. Les auteurs, après avoir décrit la situation socio-économique actuelle, remarquent finement que, si la gauche n’a pas tenu ses promesses de changement même lorsqu’elle était en position de force « au point que nous nous sommes plu à qualifier toute une classe politique de sociaux-traîtres », si elle a systématiquement capitulé, c’est parce qu’elle n’a jamais osé s’attaquer à « deux non-dits » : l’incompatibilité du programme de gauche avec les structures capitalistes et les forces systémiques qui empêchent tout changement de cap. « Le capitalisme. Voilà, nous avons lâché le mot trop souvent évité. Il nous faut pourtant en passer par lui ... parce qu’il nous permet d’avoir une analyse radicale des problèmes, au sens où il remonte à leur racine ».
A l’issue d’un exposé sans failles des « mécanismes à l’œuvre dans le capitalisme » avec « sa course au profit », impossible à réguler, les auteurs identifient le cœur du problème : « Les bases étant posées, on constate que beaucoup de nos problèmes sociaux et environnementaux ne découlent pas seulement de mauvais comportements humains individuels qu’il faudrait corriger, ils découlent d’abord de manière automatique des structures capitalistes, c’est à dire de l’organisation de notre mode de production. »
Et voilà ! Une fois cela posé, il devient plus aisé de trouver la solution.
Pour Frédéric Lordon : « Dans les conditions de raidissement normatif du capital jusqu’à l’intransigeance extrême après trois décennies d’avancées ininterrompues, une expérience gouvernementale de gauche n’a que le choix de s’affaler ou de passer dans un autre régime de l’affrontement – inévitablement commandé par la montée en intensité de ce dernier, montée dont le niveau est fixé par les forces du capital. Un autre régime, ça veut dire en mobilisant des moyens littéralement extra-ordinaires, j’entends hors de l’ordinaire institutionnel de la fausse démocratie. Par exemple : réinstauration flash d’un contrôle des capitaux, sortie de l’euro, donc reprise en main immédiate de la Banque de France, mais aussi nationalisation des banques par simple saisie, et surtout suspension, voire expropriation, des médias sous contrôle du capital. »
Pour Bernard Friot, d’après les Infiltrés : « La souveraineté sur le travail est effectivement le cœur de la lutte de classe. L’enjeu n’est pas de mieux partager les richesses, c’est de décider démocratiquement du travail et de son organisation. Car ce n’est pas l’argent qui permet à la classe capitaliste de dominer la société, c’est son pouvoir sur le travail, et c’est de ce pouvoir que découle sa richesse » Pour lui : « Sortir du capitalisme, c’est reprendre collectivement la main sur la production ».
Ce n’est pas un fantasme car en fait, « environ un tiers de notre PIB est déjà une production non capitalisme ». Il s’agit des services publics et des secteurs financés par la sécurité sociale. « Spécificité importante par rapport à la fonction publique, la Sécurité Sociale était initialement indépendante de l’État, les travailleurs y gérant un budget équivalent au budget de l’État. Ceci nous fait donc entrevoir que l’alternative n’est pas entre l’État ou le privé capitaliste mais qu’il existe des régimes hybrides en autogestion, et même qu’il peut exister un marché avec des indépendants libéraux (la médecine de ville), financés malgré tout par les cotisations. Et dans ces exemples, pas ou peu de capitaliste pour prélever du profit et décider de l’investissement ou de l’organisation du travail ».
Sortir du capitalisme consistera donc à étendre ce qui existe déjà, le « déjà-là » à d’autres secteurs d’activités, comme l’alimentation, la presse notamment pour qu’elle retrouve son indépendance.
Pour ce qui est des entreprises, les Infiltrés citent Benoît Borrits qui, dans son dernier livre « Virer les actionnaires », présente « un plan complet pour nous passer complètement des actionnaires et financer l’activité autrement ».
Dans une Tribune du 2 avril dans Libération « Sauver le capitalisme ou changer d’économie ? », Benoît Borrits dénonce, avec un Collectif, le plan de sauvetage Covid-19 de l’État destiné, selon lui, à « sauver le patrimoine des actionnaires ». Il explique que « c’est le collectif de travail qui constitue l’entreprise et que sa finalité n’est pas de faire du profit mais de produire et vendre des biens et des services, de réaliser une valeur ajoutée ». Lorsqu’une entreprise de capitaux ne peut plus payer ses salaires et ses cotisations sociales (rebaptisées « charges » par le Capital), ce n’est pas à l’État (c’est-à-dire, à la collectivité) de les payer à sa place. Dans ce cas, au contraire, « le pouvoir doit revenir aux salarié·e·s pour la sauvegarde de l’entreprise » sur le modèle des Scop et des entreprises autogérées.
Que cela fait du bien de lire, sous la plume des Infiltrés : « Contrairement aux préjugés, le changement de logique, la rupture radicale, semblent être des pistes plus réalistes que la recherche de compromis, d’un meilleur partage des richesses ou d’une meilleure régulation » !
Plût au ciel que les membres et sympathisants de la « gauche de gouvernement » entendent leur conclusion :
« Il est urgent que toutes les forces de gauche s’emparent des propositions de rupture avec le capitalisme qui sont sur la table pour les travailler, les partager, les faire avancer plutôt que de s’engluer dans une stratégie dont l’expérience montre qu’elle est perdante depuis trop longtemps.
La crise économique qui s’ouvre sera terrible, très certainement bien pire que celle de 2008. Mais l’affaiblissement du système offre aussi des opportunités pour faire bouger le cadre. Cette fois-ci, il ne faudra pas laisser passer l’occasion de pousser pour un autre modèle. Derrière chaque proposition, revendication, une question doit se poser : celle-ci nous fait-elle faire un pas dans le sens de l’affranchissement au capitalisme ou contribue-t-elle à forger nos chaînes ? Il est temps de nous y mettre et de rehausser le niveau d’ambition pour le jour d’après ».

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