mardi 23 mars 2021

Impossibilité de se confronter à son propre vide ? lisez Lovecraft…

Une bande d’imbéciles se lance dans un carnaval à Marseille pour mieux dire qu’ils s’en foutent de ceux qui crèvent, des gens qui étouffent en réanimation, ils ne peuvent pas rester seuls avec eux-mêmes. Et loin de découvrir que si cette solitude est abominable c’est parce qu’ils ont besoin des autres, parce que l’autre est la trame de soi-même, ils ne rêvent que de masques, de travestissement et de mort programmée… Le carnaval c’est bien ce temps où l’esclave se met à la place du maître pour se conduire aussi mal que lui… Cette bande se la joue comme ceux qui ont fait faillite à la direction du pays, moi, moi, moi… Cela ne m’étonne pas dans la ville de Raoult, celui qui a fait de sa science une pitrerie… alors m’étreint l’interrogation : qu’est-ce je fiche là? Demain dans les rues de la ville je vais sans doute croiser un de ces débiles. Dans le soleil marseillais flotte la brume de l’obscurantisme, celle où l’être humain se rassure de son impuissance ontologique, se réfugie dans la paix et la sécurité de sa propre connerie.

« Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s’évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu’à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme. »

— H.P. Lovecraft, L’Appel de Cthulhu — I. L’horreur d’argile ; édition présentée et établie par Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, 1991, p. 60

On rêve en lisant Lovecraft de remonter à ce qu’il nous laisse croire être sa source : le Necronomicon, le grimoire secret de l’Arabe fou Abdul al-Hazred. C’est la rencontre avec l'”indicible” un mot qu’il affectionne et qui ouvre sur les abimes de notre imaginaire, la description doit s’arrêter pour laisser avancer en nous la peur de ce qui ne peut être prononcé. C’est dans cet indicible qu’est le secret de l’écriture, point n’est besoin d’inventer des monstres, des vampires, des loups garous et autres créatures, dignes des jeux vidéo et de leurs automatismes, elles ne sont rien comparées à ce qui ne peut se dire parce que l’esprit humain porte en lui un grouillement de présences beaucoup plus inquiétantes. Le paradoxe est quand cela rencontre la modernité américaine et son puritanisme.

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Les mythes, les dieux disparus fascinaient Lovecraft et pourtant paradoxalement sa source d’inspiration principale c’était la science forte pure et dure (la biologie, l’astronomie, la géologie, la physique). Le désespoir de l’athée devant son insignifiance tant par rapport à l’immensité de l’univers que par rapport à ce que l’être humain crée comme environnement. Il n’y a plus d’espoir, il ne reste plus qu’à écrire face au mal qui est destiné à envahir l’être humain de l’extérieur comme de l’intérieur, du cosmos comme dans ses œuvres.

Il a suffi d’un virus pour que se fissurent des tas de choses, l’autorité celle de nos gouvernants, le narcissisme autodestructeur, mais aussi la science qui cherche à se vendre, la limite entre le charlatan ou la sommité scientifique ou le professeur Raoult devenu gourou pour la paix et la sécurité de l’obscurantisme contestataire et conservateur. Alors même que la voracité des laboratoires nous masque l’exploit de la création d’un vaccin en si peu de temps.

François Bon a dit des choses très justes sur la difficulté à s’approprier l’écrivain, sa manière de rester à distance, la filiation avec Edgard Poe. Lovecraft, à 16 ans comme Buchner, mais sans engagement politique se lance dans un traité d’astronomie et il meurt à 47 ans d’un cancer dû à la malnutrition, littéralement il meurt de faim. L’essentiel de son œuvre il l’accomplit dans la grande dépression des années trente avec une Amérique tentée par le fascisme, il n’a pas un sou et ne sait pas où et comment en trouver. Encore aujourd’hui il reste confidentiel et François Bon faisant un pèlerinage dans sa ville Providence, Nouvelle Angleterre découvre qu’il n’y a pas de livres de lui dans les librairies. L’Amérique des pavillonnaires coquets n’en a rien à foutre, hier comme aujourd’hui, de son écrivain maudit. Pourtant si l’on en croit Angus Deaton, écrivain, prix Nobel d’économie, qui a mis à jour les données concernant l’Amérique dans un livre intitulé “Morts de désespoir“: pour la première fois depuis la grippe dite espagnole, l’espérance de vie a baissé aux Etats-Unis, le covid n’en est pas la cause mais un cocktail, suicide, overdose d’opiacés et maladies de foie dues à l’alcool et ce dès 2014. En 2017, 158.000 décès de ce type ont été recensés. “Nous racontons une histoire de mort mais aussi de souffrances et d’addiction, de vies qui s’effondrent et perdent toute structure, toute signification” et il y a le système de santé: “l’un des pires des sociétés développées… une calamité propre aux Etats-Unis qui nuit aux vies des Américains” (1)

On comprend que ces êtres-là ne veuillent pas se contempler dans le miroir que leur tend Lovecraft … Qui lit encore autre chose que des posts dans les réseaux sociaux parmi la bande de débiles du carnaval marseillais? Mais est-ce que je ne suis pas en train de vous décourager d’un plaisir pourtant bien réel à la lecture de Lovecraft ?

D’abord ne vous laissez pas rebuter par ce que je viens de vous raconter, ne croyez pas que vous allez être confrontés à une thèse ou à un essai philosophique, Lovecraft écrit des romans, il a conçu une littérature populaire ou la poésie rejoint le mystère, le genre de bouquin qu’on ne lâche pas. Ce que la science, celle des confins de l’espace et des trous noirs recèle d’impossibilité pour l’être humain à être pensé y rejoint les mythes les plus anciens ceux de l’Atlantide, des lieux disparus mais que la terre quand elle s’ouvre sur des gouffres menace de vomir… L’être humain en proie au vice de la lecture est seul, englouti peu à peu dans l’indicible des espaces infinis, de la psychologie des profondeurs…

Il n’empêche …

Mes deux livres préférés de Lovecraft sont “par delà le mur du sommeil” et “la couleur tombée du ciel”… ce dernier correspondant bien à mes effrois adolescents. Seuls le traité théologico-politique de Spinoza et le de rerum natura de Lucrèce m’ont rassurée face à cette contemplation d’une nature qui m’ignore, le vertige devant toute nature dépouillée de la présence humaine, du désert à l’usine abandonnée, les quais vidés de leurs travailleurs. Le vertige est la découverte de l’indifférence de la nature, des objets, à votre engloutissement, elle renvoie à cette inaptitude de l’homme à expliquer l’univers pour donner corps à l’horreur. Dans la couleur tombée du ciel cela surgit de l’incapacité de la science à comprendre comment une météorite mène au chaos.

Lovecraft était pauvre, il n’avait pas le moindre succès, il est quasiment mort de faim, il n’a pas pu voyager alors il nous a écrit ces invitations au voyage dans les confins et les recoins.

Idéal pour un temps du confinement qui nous laisse démunis derrière nos masque et ces vaccins dont la distribution planétaire témoigne de l’incapacité humaine à se sauver… De ce carnaval macabre comme si le temps des épidémies était celui des danses de fous… Parce qu’il est solitude et une sorte d’apocalypse dans lequel le vide nous oblige à affronter tout ce que le bruit vain cachait jusqu’ici.

Puisque vous les confinés que nous rejoindrons sans doute sous peu… avez droit à dix kilomètres, vous pouvez même marcher jusqu’à ce que vous tombiez sur un de ces paysages dans lesquels on est suspendu au bord du vertige, un ailleurs dont on ne reviendra pas. J’aime à m’y arrêter depuis l’adolescence quand je suis arrivée dans un de ces lieux-là, l’océan, le désert, les sombres forêts, les ruines dévorées par la jungle, les fantômes d’une salle de cinéma? SEUL avec votre imaginaire.

Vous pouvez même y goûter la nuit, le couvre-feu, il s’est passé là quelque chose jadis, vous le sentez … Un vieil homme est derrière vous et il vous dit quelques mots sur cette histoire, il disparait sans avoir rien élucidé, et il ne vous reste plus qu’à tenter d’écrire. Comme ce jour en 2006 où j’ai atterri à Ghardaïa, dans le Mzab, le lieu dont s’est inspiré le Corbusier, et dans lequel écrivain et cinéaste ont imaginé l’Atlantide avec une reine dévoreuse d’hommes, comme la fascination des oasis et du sable d’or… Je sais que je veux retourner là-bas pour contempler le désert jusqu’à la nuit si froide que les pierres qui ont cuit tout le jour en éclatent , le tête à tête avec les étoiles, une expérience pas mystique mais spirituelle, peut-être le contraire du confinement.

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Voilà de quel matériau est fait le récit, un lieu chargé de l’humaine l’impuissance, de l’insignifiance, confronté à ce qui le domine et qu’il porte en lui sans le moindre espoir de rédemption. Pour Lovecraft il s’agit de Providence aux Etats-Unis, là où les puritains ont brulé les sorcières, la Nouvelle Angleterre. Il est tombé une météorite qui contamine un puits, les habitants du lieu ne vieillissent pas mais subissent d’étranges métamorphoses depuis que l’ancêtre fondateur a ramené de ses lointains voyages une créature marine. Celui qui pénètre dans les secrets est amateur d’architecture, de biologie, de géologie, un scientifique qui perd pied et tente de se confier par lettre à un collègue tout en errant sur les quais de Kingsport attiré par les eaux visqueuses et les constructions industrielles vides de présence humaine… comme après une crise qui renvoie au chômage et ne laisse plus que des présentes errantes.

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A propos j’aime bien les nouvelle traductions de François Bon parues en 2015 aux éditions Points Seuils. François Bon lui a consacré un site internet en Français : The Lovecraft Monument, je vous conseille d’aller écouter les raisons pour lesquelles il s’est plongé dans Lovecraft.

 

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