vendredi 29 octobre 2021

A propos d’illusions perdues et de l’impossible restauration: l’irreversible et la nostalgie

Comaguer après lecture de mon article sur les illusions perdues m’envoie ce texte de Jankelevitch. Une manière d’appuyer sur ce qui rend Balzac révolutionnaire quelles que soient ses opinions royalistes. Il a décrit ce que tant de gens refusent de voir, à savoir que le processus révolutionnaire est irréversible… Le djinn ne rentre pas dans la bouteille même avec la contrerévolution. Il faut lire le dernier discours de Poutine c’est cette conscience-là qui est à l’œuvre chez ce conservateur intelligent. Comme Heine considère que Guizot est beaucoup plus perspicace que des figures romantiques, Poutine est beaucoup plus conscient que des gens de “gauche” ou même certains “radicaux”. Il sait que l’on ne revient pas dans un un avant le bolchevisme, peut-être comme Heine a-t-il peur de ce qu’une révolution ferait de la Russie, mais le fait est qu’il est impossible de croire que le capitalisme pourra survivre à l’URSS puis à la Chine, pas plus que la féodalité n’a pu survivre à la révolution française… Il n’y aura aucune force politique a fortiori communiste qui pourra se développer en ignorant cela. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)

P37 et 38

L’irréversible et la nostalgie

Vladimir Jankelevitch (Editions Champs Essais)

« Même pour les doctrinaires de la réaction, qui sont en réalité des doctrinaires de la rétro­gradation progressive, il ne s’agit pas de ramener Louis XIV en personne sur le trône de Versailles, ni de coiffer d’une perruque poudrée la tête du président de la République, mais de restaurer l’équivalent moderne de la monarchie. Ce que Louis XVIII a « restauré » en 1815, ce n’est pas le statu quo ante, ce n’était déjà plus, ce ne pouvait être la monarchie d’avant la Révolution : 1789 était passé par là, et puis Napoléon et les convulsions terribles qui boulever­sèrent le destin de la France et à jamais modifièrent son visage. En s’intitulant dix-huitième du nom, le restaurateur de la monarchie, renouant avec le passé là même où l’exécution de son prédécesseur l’avait interrompu, a voulu faire comme s’il ne s’était rien passé entre-temps, comme si les vingt-cinq années précédentes étaient nulles et non avenues ; et il a tiré un trait sur tout cela ; tel le duc de Maulévrier, ce personnage comique inventé par de Flers et Caillavet, Louis XVIII estimait sans doute qu’il ne s’est rien passé en France « depuis la chute de la monarchie légitime ». Pourtant la régression que souhaitent les réactionnaires est encore une progression, mais une progression sabotée, boiteuse et ralentie, une progres­sion en perte de vitesse. On ne peut transformer le factum et encore moins le fecisse en infectum et le temps advenu en quelque chose d’inadvenu, nihiliser les faits accomplis. L’empreinte est partout présente, indélé­bile. Et c’est le cas de le dire : il en restera toujours quelque chose… Ducunt fata volentem, nolentem tra­hunt. C’est-à-dire, dans notre langage : l’irréversible conduit par la main ceux qui consentent à la futuri­tion ; il traîne ceux qui se raidissent contre lui et tentent follement, désespérément d’aller à contre-courant et de remonter vers l’origine. De toute façon l’irréversible-irrésistible aura le dernier mot, et l’impuis­sance du rétrograde qui croit marcher à reculons est le simple verso négatif de cette toute-puissance. L’im­puissance devant l’impossible, dont nous parlions en termes généraux, prendrait ici la forme suivante : la conscience régressive, quoi qu’elle fasse, est toujours devancée par l’à priori de la futurition prévenante. Impossible d’échapper à cet à priori ! Le revenir du devenir nous ramène obstinément à un devenir du revenir. Chassez l’irréversible par la porte, il rentre par la fenêtre, ou par la cheminée… Mieux encore : il n’était jamais parti ; nous le retrouvons installé à notre table de travail, dans la familiarité de notre vie quotidienne.

 

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