Le prolétariat classe de la conscience
Le
terme « prolétariat » est sorti de l’usage courant, et c’est bien
dommage. Il a une grande précision conceptuelle : repris au vocabulaire
fiscal de la république romaine, où il désignait les citoyens romains
libres mais trop pauvres pour contribuer autrement à la République qu’en
lui offrant leur progéniture pour le service militaire, il a signifié
dès le début du XIXème siècle le travailleur libre mais exploité, donc
le « libre-esclave », cette contradiction dont le développement aboutira
au dépassement révolutionnaire du capitalisme (si le capitalisme ne
détruit pas l’humanité avant).
Ce qui caractérise socialement le
prolétariat depuis le début de son existence consciente, aussi bien dans
la conscience de soi que dans celle de son antagoniste que sont les
sciences sociales bourgeoises, prise de conscience qui remonte à la
première moitié du XIXème siècle (1848 ou même 1789), c’est non la
misère ou la pauvreté absolue, mais d’abord le fait d’être sorti de
cette pauvreté absolue avec le progrès industriel et technique, et
ensuite de pouvoir y replonger n’importe quand ; et d’autre part
l’accroissement vertigineux des inégalités et des vices qu’elles
provoquent, et donc aussi des formes de désir inassouvi de consommer par
imitation et de la frustration croissante qui vont avec la consommation
de masse croissante.
Déjà 1789 est du point de vue populaire – rousseauiste - une révolution « pour préserver des acquis » !
Donc
non la misère mais d’une part le reliquat de précarité impossible à
réduire dans un système basé sur l'exploitation, et la pauvreté relative
croissante que ce système suppose et produit. La pauvreté sans doute,
mais avec le remède qui paraît à la porté de la main. La pauvreté ne
devient un scandale que quand elle n’est plus nécessaire. La pauvreté
est produite par la richesse des autres, non pas comme un simple défaut
de partage, mais comme image tentatrice de la vraie vie impossible (où
"tout est permis, et rien n’est possible", selon la formule forte de
Michel Clouscard).
Marx, dans sa définition de la valeur de la
force de travail a soin de préciser que cette valeur est conditionnée
par l’état de développement social général. Un empereur romain ne buvait
pas de café et Napoléon n’avait pas de téléphone portable, il n’empêche
que la valeur du café et d’un téléphone portable font partie du
nécessaire qui définit aujourd’hui la valeur minimale de la force de
travail du plus humble travailleur.
Les prolos modernes (et
postmodernes) ne sont pas les pauvres absolument pauvres, les « exclus »
qui obtenaient autrefois la sollicitude bavarde et mesurée des prêtres
saint-sulpiciens et obtiennent aujourd'hui celle des ONG, mais les
travailleurs plus ou moins pauvres qui sont exploités (qui travaillent
ou qui cherchent du travail) qui ont conscience qu’il est possible avec
le progrès technique et scientifique de pouvoir sortir de la pauvreté.
C’est donc la classe de la conscience.
L’identification
du prolétariat à la classe ouvrière provient de ce que c’est la
naissance de cette classe précise et fortement identifiée qui permet au
prolétariat de se reconnaître et d’agir concrètement dans l’espace de la
ville et de l’usine : ce qui caractérise l’ouvrier, c’est son
intelligence dialectique et son adaptabilité, car il a été éduqué par le
capital, et aussi par la conscience de l’exploitation. Intelligence,
conscience et exploitation sont liés, car la conscience surgit de la
confrontation avec la résistance de l’altérité matérielle.
L’intelligence réelle n’a que peu de chose à voir avec la maitrise des
discours comme on le croit aujourd’hui partout, à commencer par l’école.
La formule terminale du Manifeste,
« L’ouvrier n’a rien d’autre à perdre que ses chaines » doit être
comprise ainsi : il ne va que gagner à la révolution ; il est
dépositaire de la véritable force de production. Cela ne signifie pas
qu’il ne possède rien. L’ouvrier en question n’est pas un pauper.
Il ne faut pas entendre la formule littéralement, car il commence
justement à avoir des choses à perdre, et pas simplement sa vie.
Dans le Capital,
Marx développe la dialectique de la paupérisation et de la
réglementation du travail, et les premiers succès de la lutte pour la
journée de travail qui en proviennent.
La controverse sur le niveau de vie lancée par Hayek en 1944, qui consistait à tenter d’invalider le Capital en
voulant prouver que celui des ouvriers ne cessait de monter pendant la
période classique de la révolution industrielle (1780 à 1850) manque son
but dès le principe… (voir Hayek et Hobsbawm) car peu importe la
quantité de thé importée pour la consommation populaire anglaise, le
travail sera finalement payé à sa valeur, c'est-à-dire avec les valeurs
d’usages nécessaires à sa reproduction générale. Et sa valeur pouvait
comporter une grande et croissante quantité de thé. Aujourd’hui elle
comporte une automobile, son carburant, un pavillon, un excessif crédit
téléphonique pour toute la famille. Et l’exploitation est toujours là.
La
paupérisation des ouvriers au moment des crises est un accident de
parcours qui brise la lente progression du « niveau de vie » (expression
d’économiste paternaliste sujette à caution ; disons, du thé, des
maisons et des portables qui participent à la valeur de la force de
travail), et c’est cet accident même qui est un des éléments de la
situation révolutionnaire ; mais quand la crise devient permanente, le
maintien en position stagnante de la consommation ouvrière depuis
quarante ans par le chômage et la déflation (au prix ultime de la
croissance) a précisément pour but d’écarter la situation
révolutionnaire.
Il est probable que la bourgeoisie a auto-limité
sa propre richesse en se convertissant à la déflation ; d’où sa rage de
prédation (privatisation des services publics, destruction du droit du
travail) et l’émergence d’une superclasse financière et culturelle,
parasitaire et impérialiste qui est riche de contradictions nouvelles.
Il y a longtemps que l’on sait que le capitalisme n’est pas nécessaire pour gérer le capital et produire la plus-value sociale
indispensable. Le travailleur exploité est à l’origine de tout. Mais
s’il est dépositaire de la vraie force de production, il l’utilise de
manière aliénée : pour produire des biens qui serviront à la guerre, à
la destruction du milieu, ou à la consommation de la bourgeoise ; cette
contradiction est originaire dans le prolétariat. C’est vrai maintenant,
mais ce fut toujours le cas, et particulièrement vrai pour les ouvriers
révolutionnaires de Londres, de Paris et de Lyon au moment de
l’épiphanie du socialisme de la première moitié du XIXème siècle. Ils
travaillaient à produire des biens spécifiques pour la consommation
bourgeoise, et en cas de victoire après avoir éliminé de la scène
économique les consommateurs privilégiés ils auraient eu l'obligation
d'inventer d'autres produits. Les ouvriers révolutionnaires de ce temps
là souvent étaient des artisans qualifiés, carrossiers, doreurs,
ébénistes, typographes … et pas des plus jeunes. Dès la répression
sanglante à Paris en juin 1848, la bourgeoisie instrumentalise les
jeunes, y compris les jeunes ouvriers, contre les prolétaires
conscients.
La base de fer du PCF de 1920 à 1975 environ était
formée des ouvriers qualifiés de Belleville et des autres quartiers
ouvriers en France, et ils étaient organisés à partir du local de
section, avec pignon sur rue, ils travaillaient dans des ateliers
éclatés, des arrière-boutiques, des usines de 50 personnes …
La
grande unité de production, surtout lorsqu’elle devint l’objet de
l’ingénierie sociale tayloriste et fordiste, n’était pas du tout
spontanément le milieu de l’auto-organisation ouvrière; le syndicat de
lutte des classes y pénétra après de longues années d’effort, par la
force de la conscience et du sacrifice. Mais la Fiat à Turin, en 1919 ou
Renault à Boulogne-Billancourt en 1968 s’avérèrent finalement des
forteresses ouvrières.
L’ouvrier actuel est plus instruit que son
prédécesseur du XIXème siècle, mais bien plus éloigné de la
transformation de la matière et donc plus influençable par la culture
scolaire et médiatique, les idées dominantes qui sont les idées de la
classe dominante. Et l’évolution technologique de l’économie a rendu
sans doute impossible le rêve de l’autogestion, du gouvernement à partir
de l’usine. La classe ouvrière reste une composante du prolétariat,
mais dispersée et délocalisée elle n'est plus sa partie hégémonique.
L'aménagement du territoire en France est la mise en œuvre de ce plan
séculaire de dispersion du prolétariat par la destruction du faubourg
révolutionnaire et de ses avatars.
Il est avéré aussi que la
culture ouvrière spontanée, au delà d’un certain point de
cristallisation se retourne contre la conscience prolétarienne. La
culture ouvrière est particulièrement forte en Grande Bretagne et en
Allemagne, la culture populaire est forte et créative aux États-Unis
précisément dans ces pays où la conscience prolétarienne s’est implantée
faiblement, a toujours été minoritaire, ou a été éradiquée. Marx
pensait que l’action revendicatrice ouvrière devait engager l’ouvrier
dans la voie de la révolution, forcément dans une échelle de temps
limitée (une génération), et non engranger des conquêtes sociales qui
lui paraissaient contredire les lois de paupérisation immanentes au
capitalisme.
Mais ce n’est pas son savoir-faire, son langage et sa
culture proprement ouvriers qui sont à la base de son potentiel
révolutionnaire. Les prolétaires sont caractérisés par la psychologie de
la perte de l’illusion, ils sont l’anti « homo economicus », l'homme
fictionnel a-historique présupposé par les économistes et qui est censé
être mu par un intérêt rationnel bien compris; car ce type de calcul
leur paraît immédiatement un marché de dupes. Dans la destruction
créatrice de la marche en avant capitaliste, ils se trouvent toujours du
coté des ruines. Ils se retrouvent alors dotés sans l’avoir cherchée de
la vraie conscience dans une société de classe. Par contre, la fausse
conscience n’est rien d’autre que la psychologie individualiste et vaine
de l’idéalisme qui valide et qui couvre la distinction entre
travailleurs intellectuels et manuels. Elle est intériorisée en bas âge
avec l'apprentissage du rôle de consommateur passif, structurellement
incapable de comprendre le caractère social de la richesse et de sa
production.
Aujourd’hui la contradiction entre mode de production
et forces productives s’accuse ( on en voit un reflet dans la sourde
lutte entre les monopoles du net et des logiciels libres qui devrait
mettre en crise le principe même de propriété intellectuelle, essentiel à
la bourgeoisie) mais la conscience prolétarienne semble effacée (y
compris dans l'ex Tiers Monde, sous une dérivation développementiste et
nationaliste, en Chine par exemple).
La tâche principale serait
dans ces conditions et si cette esquisse d’analyse est juste, de
travailler au retour de la conscience, qui n’est pas à confondre avec la
fierté ouvrière, mais plutôt à trouver du coté du sentiment de la
puissance illimitée du travail sous sa forme socialisée. Toute forme de
négation ou de marginalisation de celui-ci serait donc malgré les bonnes
intentions de ses partisans, tout à fait ruineuse pour la classe
prolétarienne. Si les travailleurs n’ont même plus leur travail, que
leur reste-t-il ?
Un dernier point : une des bases théoriques du
refus de l’écologisme est l’anti-malthusianisme de Marx : c’est la
croissance même du capitalisme, débridée et déchainée qui doit produire à
long terme (deux, ou trois générations) le passage au socialisme, et
non les efforts pour en limiter et mesurer l’effet. Cela ne signifie pas
que les limites physiques de la croissance n’existent pas ; mais pour
pouvoir gérer ces limites il faut accéder au socialisme. Le capitalisme
meurt sans la croissance ; le socialisme comme organisation de
l’économie par les prolétaires peut choisir la croissance, ou la
refuser. Il peut orienter la technologie. Il peut modifier, par la
conscience, toute la production. En fait, la conscience collective des
travailleurs peut tout ce qui est possible, et peut être plus. Mais elle
n'apparait à elle même et au monde que dans la conscience de soi
incarnée par le parti communiste au pouvoir.
Par contre la
bourgeoisie n'a pas de conscience, ou plutôt elle n'a que la conscience
réactive et horrifiée de sa fin, qu'elle interprète comme la fin de
l'humanité elle même : la conscience de la bourgeoisie est
l'anticommunisme, et l'anticommunisme actif et déterminé n'est autre que
la réaction fasciste.
GQ, 8 novembre 2015
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