Exploitation salariale et sexuelle dans la récolte des fraises en Andalousie
- 5 juil. 2018
- Par Juana Moreno Nieto Emmanuelle Hellio
- Blog : Le blog de Juana Moreno Nieto Emmanuelle Hellio
Pour protéger les saisonnières marocaines, il faudrait
assurer leur égalité de droit avec le reste des travailleurs et
travailleuses et c’est justement ce que le programme de migration
temporaire empêche, en articulant intentionnellement les rapports de
sexe, les asymétries de classe, et la précarisation juridique des
étrangers
© Jean-François Hellio
Les
impasses générées par l’actuel système agroalimentaire sont multiples.
On évoque généralement son impact environnemental, ses effets nocifs sur
la santé ou la destruction des productions et des modes de vie paysans
entraînées par ce modèle agricole. Les violences structurelles exercées
sur la main-d’œuvre qui travaille en condition de grande précarité dans
les champs de l’agriculture globalisée restent, en revanche, peu
documentées et invisibilisées.
Ces dernières semaines, la loi du silence qui pèse habituellement sur
les conditions de vie et de travail des saisonnières étrangères
employées dans la récolte de fraise en Espagne a été levée. La
publication fin avril 2018 d’un reportage dénonçant les viols et abus
sexuels de travailleuses marocaines dans la province de Huelva a mis en
question le système de migrations sous contrat (Contratación en origen)
promu durant des années par les institutions espagnoles, marocaines et
européennes. Un mois plus tard, une centaine de saisonnières marocaines
travaillant dans une entreprise d’Almonte se mobilisent. Soutenues par
le SOC-SAT, syndicat des ouvriers agricoles et travailleurs andalous,
elles protestent contre le non-respect du contrat et dénoncent pour
certaines des abus sexuels. Deux jours plus tard, l’employeur organise
leur retour précipité au Maroc, alors que leur contrat n’est pas encore
terminé, afin d’éviter le dépôt de plainte prévue le lundi suivant à
l’Inspection du travail. Une partie importante des travailleuses refuse
d’embarquer dans les bus, les réseaux sociaux et médias locaux
retransmettent l’événement et elles parviennent à empêcher le départ
forcé. Cette situation de renvoi des travailleuses au Maroc, en cas de
problème ou de résistance, illustre particulièrement bien la tendance
autoritaire du marché du travail dans la culture de fraise et celle du
système de recrutement sous contrat qui l’organise.
Devant ces plaintes et ces mobilisations, comme à chaque fois que la
monoculture de la province et son marché du travail font l’objet de
critiques[1],
les organisations patronales dénoncent une campagne de diffamation,
minimisent les faits dénoncés, appellent à ne pas généraliser à
l’ensemble du secteur les pratiques de quelques agriculteurs isolés et
vont même jusqu’à rejeter la responsabilité de cette situation sur les
ouvrières concernées, les accusant de mentir ou d’exercer la
prostitution[2]. Dans ces serres fertiles pour les stéréotypes sexistes et racistes (Martín Díaz 2002[3]),
nous souhaitons souligner qu’il ne s’agit pas de faits isolés ou
fortuits. Le programme de migration sous contrat saisonnier développé
pour répondre aux besoins de la monoculture de fraise, est la cause
principale de la vulnérabilité des saisonnières face à tous les abus.
C’est le régime migratoire, mis au service du capitalisme
agroalimentaire global, et son alliance avec le patriarcat et le
racisme, qui explique la situation des journalières marocaines dans
l’agriculture de la province.
La province de Huelva est la principale zone de production de fraise
primeur en Europe. Sa vocation exportatrice et l’utilisation de nombreux
intrants (variétés brevetées, plastique pour les serres, produits
phytosanitaires,...) placent le secteur dans une situation de
subordination au sein d’une chaîne agroalimentaire dominée par les
grandes entreprises transnationales. Qu’elles produisent les intrants ou
contrôlent la distribution des fruits dans les marchés européens, ces
dernières accumulent la majeure partie des bénéfices. La dépendance des
producteurs agricoles face à ces acteurs globaux, et la grande quantité
de main-d’œuvre nécessaire pour la récolte, font du maintien du coût du
travail au plus bas une stratégie centrale des producteurs pour assurer
la rentabilité de la monoculture.
La recherche par le secteur d’une main-d’œuvre flexible, bon marché
et qui ne s’organise pas pour réclamer ses droits, entraîne à partir de
2000 l’instauration d’un système de migration temporaire sous contrat
totalement féminisé. A partir de 2006, le programme de recrutement se
tourne vers le Maroc, financé par de nombreuses subventions de l’Union
européenne et ceci malgré sa dimension utilitariste, la précarité
professionnelle et juridique qu’il impose aux travailleuses et le
caractère sexiste de la sélection.[4]
En effet, pour assurer le retour des ouvrières à la fin de la récolte,
des critères de recrutement discriminatoires établissent la sélection de
femmes pauvres ayant des enfants de moins de 14 ans à leur charge. A ce
premier levier de contrôle, le système des contrats ajoute une
captivité juridique et matérielle. D’abord parce que les permis de
résidence et de travail des saisonnière les limitent à un territoire, un
secteur d’activité et un employeur concret ce qui implique qu’elles
n’ont pas le droit de changer de ferme, leur retour la saison suivante
dépendant de la bonne volonté de l’employeur. Cela institue une
dépendance forte des travailleuses et réduit énormément leur possibilité
de négocier les conditions de travail ou de dénoncer d’éventuels abus.
Si elles perdent ou renoncent à leur emploi – qui représentent pour
elles une véritable opportunité vu le différentiel de salaire entre
l’Espagne et le Maroc[5] -
elles perdent en conséquence leur droit à travailler légalement dans
l’Etat espagnol. Les alternatives pour celles qui n’acceptent pas les
conditions offertes sont peu alléchantes : rester de manière irrégulière
en Espagne ou rentrer au Maroc sans possibilité d’accéder de nouveau à
un contrat.
En second lieu, parce que les saisonnières résident dans les
exploitations, ce qui permet d’exercer un contrôle sur leur vie privée
comme en témoigne le fait que leurs sorties nocturnes sont souvent
limitées à des fins de rendement, ou que leur passeport soit parfois
retenu par l’employeur pour éviter les « fugues », c'est-à-dire
l’abandon du programme. Le logement sur les fermes rend par ailleurs
plus difficile le contact avec la population locale et l’apprentissage
de l’espagnol, conditions requises pour faire valoir leurs droits. Ce
système s’avère en revanche d’une grande utilité pour les producteurs
puisqu’il leur permet de disposer dans les fermes d’une main-d’œuvre
« en stock » et d’ajuster au jour le jour la taille de leur équipe aux
besoins de la culture ou du marché.
Pour protéger ces femmes, il faudrait assurer leur égalité de droit
avec le reste des travailleurs et travailleuses et c’est justement ce
que le programme de recrutement sous contrat empêche, en articulant
intentionnellement les rapports de sexe, les asymétries de classe, et la
précarisation juridique des étrangers. L’accès à des conditions de vie
et de travail décentes en Espagne passe surtout par le questionnement de
la production et la consommation de la fraise à l’année. Dans ce modèle
productif, les ouvrières finissent par subir et endurer toutes les
violences induites par une production prédatrice des terres et des
corps. La fraisiculture andalouse est en ce sens paradigmatique du
capitalisme globalisé et de ses alliances avec le patriarcat, le régime
frontalier et le racisme qui bénéficient aux multinationales de
l’agro-alimentaire et de la grande distribution.
Sur le même sujet, voir aussi : "Les fruits de la frontière" (https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2018-1-page-31.htm)
[1] Dès
2010, des saisonnières ont dénoncé devant les tribunaux les abus
sexuels dont elles étaient victimes de la part d’employeurs. Cette
année-là, un agriculteur et ses deux fils ont été mis en examen à la
suite de la séquestration de 24 saisonnières Marocaines, Polonaises et
Roumaines pour des délits d'imposition coercitive de conditions de
travail, de harcèlement moral, quatre délits d'abus sexuels, et des
délits de maltraitance et de menaces de mort. Cf : Jerónimo Andreu,
Lidia Giménez, « Victimas del oro rojo », El País, 13 de junio 2010.
[2]
Cf « Este año nos han traído a los campos de Huelva a las
putas de Marruecos. », El Español, 7 de junio 2018.
[3] Martín
Díaz E. (2002), « Cultivando la ilegalidad: mercados de trabajos e
inmigración en las agriculturas andaluzas. », in De sur a Sur. Análisis
Multidisciplinar del Fenómeno Migratorio en España., Universidad de
Sevilla., pp. 117–144.
[4] La
promotion des migrations temporaires de travail est un aspect moins
connu et moins dénoncé de la politique migratoire européenne que son
volet de fermeture des frontières. Elle fait pourtant partie d’une même
« approche globale des migrations » qui se caractérise, qu’il s’agisse
d’empêcher les flux ou de les canaliser, par une précarisation juridique
des immigrants les rendant vulnérables à tous types d’abus. Dans les
deux cas, on observe une externalisation du contrôle aux pays qui
bordent la frontière sud de l’Union dans le cadre de marchandages
migratoires asymétriques.
[5] 6,3 euros par journée de travail au Maroc pour 38 euros selon la convention collective de la province de Huelva
'Le titre est de Pedrito. Blog Mediapart
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire