Mon
cher amour, ce matin je suis parti très tôt pour acheter quelques
pommes et quelques kiwis chez Patricia, comme nous le faisons depuis
déjà vingt sept ans. Quand elle m’a demandé de tes nouvelles,
et je lui ai répondu comme tu étais, elle n’a pas pu retenir
une larme, et je suis reparti avec mes fruits, qui m’aideront à
tenir comme je dois le faire, pour continuer à être près de toi
jusqu’au bout de notre amour, et avec mon chagrin, que je ne peux plus
cacher, même lorsque je suis dans la rue, même si j’ai parfois
l’impression de m’accoutumer à ce grand malheur. Parfois,
seulement, parce que dès que je rentre chez nous, dans cette maison
que tu as arrangée à ton si bon goût féminin, et où tu aurais dû
vivre au moins vingt ans de plus, la même peine me submerge,
redouble, m'écrase, m'anéantit.
Puis
je suis allé au Méridien. Là, un jeune employé a accepté
d’enregistrer quatre livres sur ta liseuse. Parce que je ne
connaissais rien aux choses à effectuer, que tu faisais tout depuis ton
ordi à la maison, moi qui ne connais rien à ce genre de lecture, il a eu pitié de moi. Il a tout fait en quelques
minutes, quelle agréable rencontre en début de cette journée !
Un jeune si dévoué, compétent, humain ! HUMAIN !!! Ce
n’est pas tous les matins, tu le sais bien, ma biche chérie, qu’un
rayon de soleil humain suffit pour illuminer le reste de la journée.
Celui-ci a un peu effacé l’horrible moment dont je t’ai parlé
hier et que j’avais vécu au matin. Et lorsque je t’ai retrouvé
un peu plus tard, que j’étais heureux de t’apporter ta liseuse,
enfin équipée de quelques romans de ton auteure préférée. Les
liras-tu tous ? Comme je le voudrais, du plus profond de mon
cœur.....Hélas, comme je doute!
Cet
après-midi, j’ai du quitter ta chambre, pendant que ces dames te
faisaient un peu de toilette. ( C’est incroyable, c'est déprimant, de découvrir comme en quelques
jours, une femme comme toi, totalement autonome, coquette, propre,
féminine, entreprenante, toujours à l’affut de ce qu’il faut
faire pour soi et pour la maison, peut perdre sa volonté, ses
forces, sa personnalité, et accepter sans rien dire ni rien faire, sans
réaction aucune, d’être manipulée, soulevée, retournée, lavée,
séchée, par deux personnes étrangères, puis se retrouver
installée sur un siège ou sur le lit médicalisés, à attendre
sagement....Attendre.....Attendre....Que tu as changé, mon cher amour, et comme cela ne
laisse rien présager de bon....Je vais expliquer pourquoi....)
J’ai
quitté ta chambre, et je suis allé dans la petite pièce où se
réfugient habituellement les accompagnants. Il y avait là un homme
qui pleurait. Nous nous sommes salués, je l’avais déjà croisé
plusieurs fois, c’est son épouse qui t’a remplacée à la
chambre 110, il y a une dizaine de jours. Il m’a annoncé qu’il
attendait la fin, nous nous sommes levés, je l’ai accompagné au
chevet de son épouse, par sympathie, pour la saluer. Et j’ai vu la
terrible image d’un être qui lutte désespérément, jusqu’au
dernier souffle. Rauque. Poignant. Mais qu’on ne devrait pas prolonger inutilement,
puisque le dénouement est inéluctable. Le pauvre m’a dit, et il a
raison : « Pourquoi peut-on euthanasier un animal qui va
mourir, et pourquoi on persiste à maintenir vivant un humain dont on
sait que sa fin est très proche ? »
Puis
je suis retourné vers toi, l’homme m’a suivi, il s’est
approché de ta perfusion, je l’ai ensuite raccompagné jusqu’à
la sortie, et c’est là qu’il m’a murmuré : « Elle
a les mêmes médicaments que ma femme ».
-!!!!!
Depuis,
je n’ai de cesse de penser évidemment à ces mots terribles. Que
dois-je espérer ? Combien de temps vivre encore ces heures
éprouvantes ? Que me reste-t-il à embrasser tes lèvres,
caresser tes mains, tes pieds, tes bras, tes joues, tes chevilles,
que je tente de réchauffer ?Cette chambre 110, où tu as passé quelques jours: Mauvais présage? Et une date qui approche, une date maudite, le 8 décembre 1959, ma mère chérie qui s'éteignait après trois mois de souffrances à l'hôpital Purpan.... Mauvais présage aussi?
Et
comme si ma souffrance , mon impuissance à te soulager, à
t’entourer, à te chérir, les seules choses qui comptent pour moi
depuis ces derniers mois , n’étaient pas suffisamment
douloureuses, épuisantes, il me faut subir en plus, comme je les ai entendues hier - j'y reviens, parce que c'est un traumatisme -, les mesquineries consternantes de ta propre sœur, incapable de comprendre et de respecter le sacrifice et le dévouement que je m'impose depuis des mois, des années, par devoir et par amour, pour adoucir les derniers jours de sa propre sœur.
On me dit partout qu'il faut passer outre, ne m'occuper que de toi, de NOUS. C'est ce que je tente de faire autant que je le puis. Pour toi, cher amour, devant toi, je me tais, je me tairai. Mais qu'il est dur de ne pas leur hurler qu'un peu plus de charité et d'attentions à ton égard auraient été mieux à propos que des inanités déplacées. Moins de simagrées: des actes concrets d'humanisme, d'affection , de compassion....
Je t'aime, ma biche chérie, ma Gisèle, je t'ai sans doute parfois mal aimée, comme un égoïste, comme le sont parfois certains hommes comme moi, mais que je t'aime!
Ne me quittes pas, cher amour!
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