mardi 21 avril 2020

Edgar Morin : « Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien »

mardi 21 avril 2020 par Propos recueillis par Nicolas Truong Extraits tirés du Blog Assoc.Nationale des Communistes. Article complet à lire sur ce blog.

Dans un entretien au « Monde », le sociologue et philosophe estime que la course à la rentabilité comme les carences dans notre mode de pensée sont responsables d’innombrables désastres humains causés par la pandémie de Covid-19.

La pandémie due à cette forme de coronavirus était-elle prévisible ?
Toutes les futurologies du XXe siècle qui prédisaient l’avenir en transportant sur le futur les courants traversant le présent se sont effondrées. Pourtant, on continue à prédire 2025 et 2050 alors qu’on est incapable de comprendre 2020. L’expérience des irruptions de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. Or, l’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature. D’où ma maxime permanente : « Attends-toi à l’inattendu. »
De plus, j’étais de cette minorité qui prévoyait des catastrophes en chaîne provoquées par le débridement incontrôlé de la mondialisation techno-économique, dont celles issues de la dégradation de la biosphère et de la dégradation des sociétés. Mais je n’avais nullement prévu la catastrophe virale.
Il y eut pourtant un prophète de cette catastrophe : Bill Gates, dans une conférence d’avril 2012, annonçant que le péril immédiat pour l’humanité n’était pas nucléaire, mais sanitaire. Il avait vu dans l’épidémie d’Ebola, qui avait pu être maîtrisée assez rapidement par chance, l’annonce du danger mondial d’un possible virus à fort pouvoir de contamination, il exposait les mesures de prévention nécessaires, dont un équipement hospitalier adéquat.
Mais, en dépit de cet avertissement public, rien ne fut fait aux États-Unis ni ailleurs. Car le confort intellectuel et l’habitude ont horreur des messages qui les dérangent.
Comment expliquer l’impréparation française ?
Dans beaucoup de pays, dont la France, la stratégie économique des flux tendus, remplaçant celle du stockage, a laissé notre dispositif sanitaire dépourvu en masques, instruments de tests, appareils respiratoires ; cela joint à la doctrine libérale commercialisant l’hôpital et réduisant ses moyens a contribué au cours catastrophique de l’épidémie.
Face à quelle sorte d’imprévu cette crise nous met-elle ?
Cette épidémie nous apporte un festival d’incertitudes. Nous ne sommes pas sûrs de l’origine du virus : marché insalubre de Wuhan ou laboratoire voisin, nous ne savons pas encore les mutations que subit ou pourra subir le virus au cours de sa propagation. Nous ne savons pas quand l’épidémie régressera et si le virus demeurera endémique. Nous ne savons pas jusqu’à quand et jusqu’à quel point le confinement nous fera subir empêchements, restrictions, rationnement.
Nous ne savons pas quelles seront les suites politiques, économiques, nationales et planétaires de restrictions apportées par les confinements. Nous ne savons pas si nous devons en attendre du pire, du meilleur, un mélange des deux : nous allons vers de nouvelles incertitudes.

Des remèdes peuvent apparaître là où on ne les attendait pas.
La science est ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication. Et ce sont surtout des chercheurs indépendants qui ont établi dès le début de l’épidémie une coopération qui maintenant s’élargit entre infectiologues et médecins de la planète. La science vit de communications, toute censure la bloque. Aussi nous devons voir les grandeurs de la science contemporaine en même temps que ses faiblesses.



« En somme, un minuscule virus dans une ville ignorée de Chine a déclenché le bouleversement d’un monde »



Assiste-t-on à une véritable prise de conscience de l’ère planétaire ?
J’espère que l’exceptionnelle et mortifère épidémie que nous vivons nous donnera la conscience non seulement que nous sommes emportés à l’intérieur de l’incroyable aventure de l’Humanité, mais aussi que nous vivons dans un monde à la fois incertain et tragique. La conviction que la libre concurrence et la croissance économiques sont panacées sociales universelles escamote la tragédie de l’histoire humaine que cette conviction aggrave.
La folie euphorique du transhumanisme porte au paroxysme le mythe de la nécessité historique du progrès et celui de la maîtrise par l’homme non seulement de la nature, mais aussi de son destin, en prédisant que l’homme accédera à l’immortalité et contrôlera tout par l’intelligence artificielle. Or, nous sommes des joueurs/joués, des possédants/possédés, des puissants/débiles.
Si nous pouvons retarder la mort par vieillissement, nous ne pourrons jamais éliminer les accidents mortels où nos corps seront écrabouillés, nous ne pourrons jamais nous défaire des bactéries et des virus qui sans cesse s’auto-modifient pour résister aux remèdes, antibiotiques, antiviraux, vaccins.

Note de P. 
Né en 1921, ancien résistant, sociologue et philosophe, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, docteur honoris causa de trente-quatre universités à travers le monde, Edgar Morin est, depuis le 17 mars, confiné dans son appartement montpelliérain en compagnie de sa femme, la sociologue Sabah Abouessalam.

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