« l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes »
Par Emmanuel Todd
Entretien réalisé par Lorenzo A. et Dorian Bianco, retranscrit par Guillaume Caignaert et Augustin Bouvet.
LVSL : L’opposition entre Emmanuel
Macron et Marine Le Pen serait un trompe-l’œil. Elle demeure pourtant
très visible dans de nombreuses cartes, comme celles développées dès
2017 par le démographe Hervé Le Bras. Cette opposition a finalement
dépassé la polarité traditionnelle droite-gauche, qui se traduisait par
le couple Fillon-Mélenchon en 2017. Que pensez-vous du dépassement d’une
opposition par une autre ?
Emmanuel Todd : Sur les cartes de 2017, les 30
départements où l’on a voté le plus Le Pen ou le plus Macron
apparaissent totalement disjoints, donnant un coefficient de corrélation
extraordinaire de -0,93. Le maximum aurait été -1 ; or en sciences
sociales un coefficient supérieur à + ou – 0,85 évoque une tautologie
plutôt qu’une association entre deux variables distinctes, une
redondance. La soit-disant polarisation est comme un arc électrique
entre deux choses contraires, qui passe au-dessus des 55 % du corps
électoral qui n’ont voté ni pour l’un, ni pour l’autre. Seulement 45 %
du corps électoral, ne définissent pas une polarité.
Le rapport réel entre le frontisme et le macronisme n’est pas celui
qu’on pense. Je montre dans le livre que ces deux forces ont beaucoup
plus en commun qu’on ne l’imagine communément et que leur opposition est
superficielle. Le frontisme est apparu le premier dans la deuxième
moitié des années 1980, le macronisme beaucoup plus tard comme son
double négatif, comme une conséquence du lepénisme. Cependant, le
macronisme n’est pas une réaction à une menace qui pèserait sur la
démocratie : la corrélation apparaît dès le premier tour, à un moment où
la démocratie, en système majoritaire à deux tour, n’est nullement
menacée. Or, pour le logicien, pour le dialecticien marxiste, pour
Racine quand il parle de l’amour et de la haine, pour Sacha Guitry avec
la vérité et le mensonge conjugal, une chose et son contraire sont
forcément très proches. C’est pour moi un principe constant, quelque
chose que j’apprenais à mes enfants pour leur apprendre à « lire » la conversation des adultes.
Quand je suis tombé sur ce coefficient de corrélation de -0,93… Je me suis dit « bingo » :
cela ne peut qu’avoir un sens très profond, et ce coefficient hors
norme m’a mené effectivement, bien au-delà du cas français, vers une
théorie de l’élitisme 2.0, le plus récent, désormais vide de projet
positif puisque le libre-échange est une nuisance et que l’Europe a
échoué, ne se définissant plus que par son opposition au populisme :
Macron par rapport à Le Pen, tout comme les démocrates américains contre
Trump. Tout ce qu’avaient trouvé les démocrates, avant les primaires,
c’était de se lancer dans une procédure d’impeachment qui ne pouvait pas
aboutir. On peut dénoncer le style des tweets de Trump, mais ce genre
de critique littéraire ne constitue pas un programme. Ce mécanisme
suggère que l’idéologie la plus générale des classes supérieures, que
j’appelle dans le livre – en ciblant ici la conception de l’individu
plutôt que les choix politiques et économiques – l’idéologie EFTIBE
[Émancipation, Féminisme, Tolérance sexuelle, Immigration, Bio,
Écologie], est en train de mourir et ne peut plus exister par elle-même.
Sur le plan des concepts, Macron a percé en acceptant l’axiome de
base du FN : l’UMPS. Ce deuxième point commun, pour qui connaît
l’histoire de la démocratie représentative, nous place sur un terrain
fascistoïde puisque le fascisme est le premier à avoir prétendu dépasser
le clivage gauche droite et l’alternance qu’il permet… Enfin, disons
plutôt proto-fasciste. La violence verbale contre des Français est aussi
commune aux deux forces. Macronisme et lepénisme ont en commun un idéal
d’inégalité des hommes : winners supérieurs contre losers, vrais français contre immigrés.
Il y a ainsi entre macronisme et lepénisme une complicité, peut-être
même une tendresse, qui atteint des niveaux ridicules puisque ce qui
existe de polarisation minoritaire est objectivement en train de faiblir
dans ses tréfonds sociaux : le bloc social qui soutient le FN, la
classe ouvrière, est en rétraction (il est très affaibli chez les petits
commerçants aussi) et le bloc qui a soutenu le macronisme, la petite
bourgeoisie CPIS, s’effrite aussi dans sa partie jeune. Ce bloc se
détache tendanciellement de Macron, parce que celui-ci s’est retourné
contre ses supporters par sa réforme des retraites. L’histoire s’est
vraiment accélérée, nous avons déjà bien avancé depuis l’opposition
électorale visible en 2017. Le phénomène d’affrontement résulte d’une
remontée des luttes des classes par le bas de la société. Nous observons
une utilisation féroce et nouvelle de la police par l’aristocratie
stato-financière, avec un électorat macroniste qui se droitise. On
constate aux élections européennes que le vote Macron mute vers la
droite, alors que l’électorat de Le Pen est à peine stable.
Après avoir sauvagement attaqué les Français les plus pauvres, le
macronisme s’attaque, avec la réforme des retraites, à tous les Français
en créant un climat d’instabilité et d’inquiétude. Le macronisme
constitue l’arrivée au pouvoir d’une haute fonction publique libérée des
partis politiques. L’État profond (supérieur, central et autonomisé) se
libère des partis politiques, qui ont explosé. Au niveau de l’État
concret, défini comme instrument social détenteur du monopole de la
violence légitime (selon Weber, mais je ne suis plus trop sûr de la
validité actuelle du concept), on voit des forces de l’ordre en liberté,
chouchoutées par Macron et qui votent FN à 50 %. Enfin il aurait suffi
de trois discours de Marine Le Pen pour que la police se calme. Là où
BFM-TV et L’Express nous reparlent d’un affrontement horizontal
titanesque entre une Marine Le Pen, dont tout le monde sait qu’elle est
incapable de gouverner depuis le débat télévisé de l’entre-deux tours,
et un Emmanuel Macron libéral et républicain, on a en fait un axe
vertical étatique (énarques-police) avec le macro-lepénisme plutôt
qu’une opposition horizontale.
L’axe vertical correspond à une haute bureaucratie en liberté qui
s’attaque à toute la société mais est devenue entièrement dépendante
d’une police qui vote Front National. D’où ces concepts de
macro-lepénisme et d’État autonomisé. Les représentations
cartographiques d’Hervé Le Bras que vous avez évoquées, montrant une
polarité Macron-Le Pen succédant à la polarité gauche-droite, me
paraissent dépassées.
LVSL : Cette convergence n’est-elle pas de nature politique
plutôt que sociologique, puisqu’au niveau de l’électorat, ces corps sont
disjoints ?
E.T. : Cette convergence politique est déjà
réalisée. La haute administration est hors de contrôle et supprime les
retraites sans vraiment mettre en place de système alternatif, ce qui va
au-delà du concept de mise au pas national-socialiste. La notion de Gleichschaltung
fut la première étape de ma réflexion sur la retraite universelle à
point. Le vide futuriste engendré par le vote de l’Assemblée nationale
va aussi au-delà de la notion de minimum vieillesse pour tous, qui fut
la deuxième étape de ma réflexion à chaud. Nous avons désormais atteint,
par la grâce d’un indicateur d’indexation qui n’existe pas et ne pourra
pas être calculé par l’INSEE, le stade de l’indéfinition et d’une
possible disparition du système de retraite. La loi sur les retraites
aurait aussi pour effet lointain une hausse de la mortalité, parce que
la sécurité des retraites était l’une des causes fondamentales de
l’augmentation de la longévité. Le discours automatique du « j’ai été élu et donc tout ce que je fais voter par le Parlement est légal »
est dénué de sens. La constitution est au-dessus de la loi. Je
comprends mal, ou trop bien, le ravissement des journalistes de
télévision à le ressasser. Grâce à ce qu’a pointé le Conseil d’Etat,
nous sentons que le gouvernement est effectivement en marche, mais vers
l’anti-constitutionnalité. Nommez cette conséquence illégalité ou
illégitimité, comme vous voulez. Le gouvernement de la France se promène
hors la loi, régnant par la police et il s’approche du coup d’État.
Pour me donner du courage, idéologique, je me récite parfois à
moi-même ce poème de William Blake, Jerusalem, qui est en fait l’hymne
officieux de l’Angleterre, évoquant un saint qui se balade sur ses
collines, largement plus apprécié chez les sectes protestantes du nord
de l’Angleterre, que le « God save the Queen ».
Voici ce que je lis avant d’écrire un pamphlet. La poésie de Blake est religieuse et nationale, très humaine avec un Dieu en chacun de nous (je ne suis pas croyant). Je rêve d’une chute qui serait sur la France, genre In France’s many coloured land.Et ces pieds des temps anciens,Se sont-ils promenés sur les vertes montagnes anglaises :
Et le saint Agneau de Dieu a-t-il été vu
Sur les beaux pâturages de l’Angleterre !
Et la figure divine a-t-elle brillé
Sur nos collines embrumées ?
Et Jérusalem a-t-elle été construite ici,
Parmi ces sombres moulins sataniques ?
Apportez-moi mon arc en or brûlant :
Apportez-moi mes flèches du désir :
Apportez-moi ma lance : O brumes déployées :
Apportez-moi mon char de feu !
Je ne cesserai jamais mon combat spirituel,
Mon épée ne dormira pas non plus dans ma main :
Jusqu’à ce que nous ayons construit Jérusalem,
En Angleterre, terre verte et plaisante.
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