Andalousie : Esclavage moderne au sein du « potager de l’Europe »
Alors qu’au début du confinement, le gouvernement appelait
ceux qui n’avaient plus d’activité à rejoindre la « grande armée de
l’agriculture française », c’est une solution encore plus cynique que
semblent avoir trouvé les propriétaires de serres espagnols. Au mépris
des principes les plus élémentaires du droit du travail, des hommes et
des femmes sont exploités pour alimenter l’industrie agro-alimentaire.
Dans la province d’Almería, qui servait autrefois de décor aux films
de western spaghetti, ce sont des hors-la-loi d’un nouveau genre qui
opèrent. Ici, des travailleurs immigrés, majoritairement originaires
d’Afrique du nord ou subsaharienne plantent et récoltent tomates,
poivrons, courgettes, aubergines ou melons, sous des serres où règne une
chaleur étouffante, pour des propriétaires de serres qui refusent
d’appliquer le droit du travail.
« Ils sont payés en dessous du SMIC, n’ont pas de protection
quand ils épandent des produits phytosanitaires, pas de toilettes et les
salaires leur sont payés avec du retard », énumère Joanna Moreno,
membre du Sindicato Andaluz de Trabajadores (SAT) qui se mobilise
particulièrement sur cette thématique. Une déshumanisation qui se
traduit également par des propos racistes, comme cette femme malienne se
faisant insulter de « cabra negra » (chèvre noire), une
expression associée à Satan qui résonne particulièrement dans une
Espagne encore très catholique. Le tout pour un salaire de misère et
sans garantie de voir leur contrat reconduit le lendemain.
S’ils acceptent ces conditions de travail déplorables, c’est souvent
par obligation. Majoritairement immigrés, parfois clandestins, ils ont
fuit leur pays d’origine pour rejoindre l’Europe, un « El Dorado » qui
leur permettra de subvenir aux besoins de leur famille.
Un succès économique sur le dos des travailleurs
Cette situation a permis à Almería de s’imposer comme l’un des
poumons économiques de l’Andalousie, la région la plus pauvre d’Espagne.
En 2016, plus de 3,5 millions de tonnes
de fruits et légumes étaient produits dans ces serres. Les trois quarts
sont destinés à l’exportation et rapportent chaque année 2,5 milliards
d’euros. Ainsi, un quart du PIB de la province d’Almería provient
directement de l’agriculture sous serres. Mais ce qui est parfois
présenté comme un miracle économique a été rendu possible grâce à ces
travailleurs immigrés précaires.
A Huelva, les travailleurs ne sont pas mieux traités. Si cette
province est le deuxième producteur mondial de fraises derrière les
États-Unis, c’est encore une fois en appliquant la même recette : une
main d’œuvre principalement étrangère et sous-payée. Mohammed Lamine
Camara est porte-parole du Collectif des Travailleurs Africains à
Huelva. Il explique : « L’Andalousie, ce n’est plus l’Europe. Nos
droits ne sont pas respectés. Ils prennent les marocains et les noirs,
et ils les font travailler dans des conditions difficiles. Les pouvoirs
publics doivent nous aider car nous sommes présents pour nourrir les
européens ».
Avec le Covid-19, la situation est devenue encore plus problématique.
Le 20 mai, l’Asaja, le principal syndicat patronal agricole espagnol se félicitait
de l’augmentation de la demande européenne en citrons et fruits pendant
le confinement. Pour répondre aux besoins des consommateurs européens,
les travailleurs de ces exploitations agricoles ont dû redoubler
d’effort, parfois sans protection. A Almería, au début de l’épidémie,
certains étaient obligés de se confectionner des masques avec du papier
toilette faute de masques chirurgicaux. Par ailleurs, en l’absence de
contrat de travail, il a été difficile pour certains de convaincre les
forces de l’ordre de les laisser se déplacer jusqu’à leur lieu de
travail.
Dès lors, ils ont été privés de revenus pendant plusieurs jours voire
semaines et contraints de bénéficier de l’aide d’ONG venant réaliser
des distributions alimentaires. Dans les bidonvilles, l’absence d’eau
courante a également été problématique. Sans possibilité de se laver les
mains, la lutte contre la transmission du virus s’est avérée
compliquée. « Nous ramassons les framboises à la main. Et nous n’avons même pas accès à de l’eau pour nous les laver » souligne Mohammed.
Passivité des pouvoirs publics
Après avoir travaillé pendant de nombreuses années dans ces serres,
il décide avec des collègues de fonder ce collectif en octobre 2019. Une
manière d’officialiser un combat qu’ils ont débuté depuis longtemps
pour faire respecter leurs droits. Une lutte qui est pourtant loin
d’être gagné : « Nous nous sommes assis avec le maire pour discuter de notre situation. Il nous a dit qu’il ne pouvait rien y faire. »
Une passivité partagée par nombre d’acteurs publics. Si les
manquements aux droits des travailleurs sont un secret de polichinelle,
aucune action n’a véritablement été entreprise pour régler ce problème.
Pourtant, il s’agit d’un véritable manque à gagner pour l’État espagnol.
Les heures travaillées non déclarées dans le secteur agricole
représentent ainsi une perte de 50 millions d’euros de cotisations pour la Sécurité Sociale. Mais pour Joanna Moreno, ce désintérêt n’est pas étonnant : « Il
est mal vu de s’attaquer à l’agriculture, le veau d’or de l’Andalousie.
C’est le secteur qui génère le plus d’emplois dans la région ».
S’ils ne sont donc pas aidés par les pouvoirs publics, les employés
de ces exploitations peuvent en tout cas compter sur la solidarité de
leurs camarades. Ainsi, Mohammed Lamine Camara raconte « Une de nos
collègues a eu un cancer. Quand son employeur l’a appris, il l’a
licencié sans lui verser aucune indemnité. Elle s’est donc retrouvée
sans aucun salaire. Alors, nous l’avons aidé pour qu’elle puisse se
payer un médecin et se trouver un logement décent ».
Avoir un logement décent n’est d’ailleurs pas une évidence pour ces
salariés. Nombre d’entre eux vivent dans des chabolas, ces bidonvilles
installés aux alentours des exploitations agricoles. Ici, ni
électricité, ni eau courante et encore moins de toilettes. Leurs maisons
ont été construites grâce aux rebus de plastiques et de cartons qu’ils
ont trouvé et ils doivent donc encore supporter une chaleur étouffante.
« On ne peut pas rester à l’intérieur pendant la journée, ni y conserver de la viande ou des produits frais ».
Pas de droit du travail mais des labels et subventions
Si l’agriculture andalouse est loin d’être vertueuse, elle bénéficie
cependant de subventions de l’Union Européenne. Ainsi au titre de la
Politique Agricole Commune, 2 milliards d’euros
sont attribués chaque année aux agriculteurs andalous. Si les
propriétaires des serres d’Almería et de Huelva sont principalement des
petits producteurs (rares sont les exploitations dépassant les 10
hectares), on compte tout de même quelques mastodontes.
Ainsi, Haciendas Bio, premier producteur de fruits et légumes bio en
Espagne possède 433 hectares en Andalousie. Mais elle ne semble pas plus
respectueuse du code du travail que les petites exploitations. Dans
cette entreprise, des salariés ont été licenciés après s’être plaints de
leurs conditions de travail. Aujourd’hui, un procès est en cours.
Pourtant, la marque s’enorgueillit de posséder divers labels attestant
de ses bonnes pratiques. Parmi ces certifications, on retrouve notamment
le label Agriculture Biologique français ou son équivalent européen.
Si ces labels ne comportent pas explicitement de clause sociale, les
conditions de productions de ces fruits et légumes semblent entrer en
contradiction avec une certaine idée qu’on pourrait se faire de
l’agriculture biologique respectueuse du bien-être animal mais aussi
humain. L’Agence Bio, qui assure la communication autour du label
français Agriculture Biologique, n’a pas souhaité répondre à nos
questions, nous rappelant simplement que les critères de ce label
étaient alignés sur celui du label bio européen. Les porte-paroles de la
section agriculture de la Commission Européenne, n’ont quant à eux pas
répondu à nos sollicitations.
Demeter, un label peu soucieux des droits des travailleurs
Plus surprenant, Haciendas Bio bénéficie également du label Demeter.
Si ce label, qui se revendique de la biodynamie, est peu connu de prime
abord, il est pourtant octroyé à de nombreux produits de chaînes de
magasins bio tels que Naturalia, La Vie Claire ou Bio c’bon. Réputé plus
exigeant que le label Agriculture Biologique classique, il comporte une
clause de responsabilité sociale stipulant que les entreprises
labellisées doivent « garantir la santé et la sécurité de toutes les
personnes travaillant pour l’entreprise et s’assurer que personne n’est
mis en danger lors de son travail ».
Ces entreprises sont également tenues de lutter contre « le manque de droits sociaux » et les « conditions de travail ou salaires en dessous des standards en vigueur ».
D’après ses anciens salariés, Haciendas Bio ne respecte pas ces règles.
Pourtant, ils continuent de bénéficier de ce label. Contacté à ce
sujet, Cornelia Hauenschild, la responsable des certifications chez
Demeter, nous a informé qu’une enquête avait été menée dans la semaine
du 18 mai par des inspecteurs de Demeter et d’un autre label semblable,
Naturland, en compagnie d’un représentant de la Confederación Sindical
de Comisiones Obreras (CCOO), l’un des syndicats majoritaires en
Espagne. Toutefois, il ne nous a pas été possible d’obtenir les
conclusions de cette enquête.
Isolés, les travailleurs peinent à se mobiliser
Malgré ces conditions de travail difficiles, il est compliqué pour
les travailleurs de se mobiliser. Si le taux de syndicalisation est plus
élevé chez nos voisins espagnols (autour de 20%) qu’il ne l’est en
France (11%), ce sont la CCOO et l’Union General de los Trabajadores
(UGT) qui concentrent la majorité des adhésions. Or, selon un
représentant de la Confederación National del Trabajo (CNT), ces
syndicats sont peu intéressés par les problématiques que rencontrent les
travailleurs des serres andalouses.
Par ailleurs, la syndicalisation est particulièrement rare dans le
milieu rural, et les salariés hésitent à témoigner par peur des
représailles. Jamal, qui a travaillé à Almería et à Huelva, raconte
ainsi qu’une de ses collègues est tombée enceinte et que son employeur
l’a mis en congé maternité sans que ne lui soit pourtant versé aucune
indemnité. Si cette pratique est en contradiction flagrante avec le
droit du travail, la femme en question a peur des retombées négatives et
préfère donc se taire. Ces salariés ne parlant pas toujours espagnols
sont donc souvent seuls pour faire valoir leur droit face à des
propriétaires de serres qui peuvent les licencier du jour au lendemain.
Enfin, les contrôles par les inspecteurs du travail sont rares et peu efficaces. « Quand
des inspecteurs viennent, ils préviennent nos employeurs. On nous
demande alors de nettoyer les serres de fond en comble et aucun défaut
n’est présent à leur arrivée. Les salariés qui pourraient être tentés de
critiquer l’employeur sont ensuite placés loin de l’inspecteur et ceux
qui lui sont favorables sont placés à proximité ».
Si la lutte de ces travailleurs pour obtenir de meilleures conditions
de travail et de logement est donc compliquée, une prise de conscience
semble débuter. Le 7 février, le rapporteur de l’ONU sur l’extrême
pauvreté alertait publiquement sur l’urgence de la situation. « Nous ne pouvons pas traiter ces immigrés comme s’ils n’existaient pas » insistait-il. Ce sera donc peut-être les consommateurs qui feront évoluer ces pratiques. Comme le rappelait Joanna Moreno : « La société civile peut avoir un rôle à jouer, en refusant d’acheter ces produits ».
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