L’Europe, une affaire allemande.
Pour des raisons géographiques, historiques. Et bien sûr économiques.
Dès lors, quand la chancelière franchit ses propres « lignes rouges »,
c’est qu’à Berlin, on s’inquiète vraiment. Il convient, a martelé Angela
Merkel, d’« agir en responsabilité pour que l’euro puisse subsister ».
Rien de moins. C’était l’objet de la proposition conjointe du « couple
franco-allemand » annoncée le 18 mai : un plan de 500 milliards qui
seraient empruntés sur les marchés par la Commission européenne puis
donnés – et non prêtés – aux secteurs et régions agonisants.
C’est la violence de la crise déclenchée
par le virus qui a conduit Mme Merkel à briser ce tabou majeur : une
mutualisation des dettes et un remboursement collectif, non par les
bénéficiaires, mais par les Etats les plus riches : l’Allemagne, bien
sûr, mais aussi la France, qui, si le plan était adopté par les
Vingt-sept, co-financeraient le renflouement italien ou espagnol – un
point sur lequel le président français ne s’est pas étendu. Il s’est en
revanche flatté d’avoir amené sa partenaire vers les vues
traditionnelles de Paris : plus de fédéralisme économique et budgétaire.
La concession allemande doit
probablement plus au réalisme de sa partenaire qu’au charme jupitérien.
Berlin est depuis longtemps accusé – à juste titre – de profiter
largement de la monnaie unique pour accumuler excédents commerciaux et
budgétaires, et ce, au détriment des pays les plus faibles. Cette
situation menaçait de devenir explosive.
Car si tous les pays sont touchés par
une brutale récession avec des conséquences sociales jamais connues
depuis la guerre, la puissance économique germanique devrait permettre
de remonter la pente, là où les pays du sud risquent de plonger sans
retour. Avec à la clé une aggravation du fossé au sein même de la zone
euro. C’est politiquement de moins en moins tenable, et, surtout,
économiquement, périlleux : quel avenir pour une puissance massivement
exportatrice si nombre de ses voisins sombrent ?
Un autre événement germano-allemand, et non des moindres, a bousculé la chancelière : l’arrêt historique du Tribunal constitutionnel fédéral
du 5 mai. Les juges de Karlsruhe ont exigé de la Banque centrale
européenne (BCE) qu’elle s’explique sur le programme de création
monétaire massive lancé en 2015, et fixé un ultimatum de trois mois. Il
est peu probable qu’à cette échéance de très court terme, la Cour
ordonne finalement à la banque centrale allemande de se retirer du
programme, comme elle en a brandi la menace, car cette arme nucléaire
provoquerait illico la désintégration de l’euro : pour l’Italie et
l’Espagne notamment, mais aussi pour la France, cesser l’injection
monétaire de la BCE reviendrait à débrancher le respirateur artificiel
d’un patient Covid en réanimation.
En revanche, les juges constitutionnels
ont rappelé que la participation de Berlin à un programme de planche à
billets (quels que soient les déguisements inventés par les juristes
financiers) était contraire à l’« identité constitutionnelle » du pays.
Le nouveau programme lancé en mars, censé combattre la course à l’abîme
économique déclenchée par le virus, est donc dans le viseur. Bref, le
sauvetage de la zone euro par la voie monétaire, comme c’est le cas
depuis 2011, est désormais interdit. Ne reste que la voie budgétaire,
par la communautarisation des dettes.
Le tribunal de Karlsruhe a ainsi confirmé que la primauté du droit communautaire ne vaut que dans la mesure où les Etats l’acceptent
Le Tribunal constitutionnel a posé, par
son verdict, une bombe encore plus explosive, cette fois pour l’UE dans
son entier. Il a confirmé que, de son point de vue, il existe des
circonstances où le droit national doit prévaloir sur le droit européen,
ce qui a immédiatement fait hurler les partisans de l’intégration. Ce
faisant, il prolonge ses sentences précédentes et confirme ainsi que la
primauté du droit communautaire, à l’origine simplement auto-proclamée
par la Cour de justice de l’UE, ne vaut que dans la mesure où les Etats
l’acceptent.
Si les juges constitutionnels allemands
ont strictement dit le droit, ils ont aussi traduit un état d’esprit
répandu parmi les Allemands, peu enclins à accepter des sacrifices
supplémentaires (notamment en matière d’affaiblissement de l’épargne) au
nom de l’Europe. Un état d’esprit populaire sur lequel pourrait surfer
une partie de l’élite dirigeante d’outre-Rhin, y compris au sein même du
parti de la chancelière.
Et un état d’esprit qui est partagé –
pour des raisons certes diverses – dans de nombreux pays de l’UE.
L’Europe, ou plutôt sa mise au rancart : une affaire des peuples.
Pierre Lévy – @LEVY_Ruptures
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