lundi 8 juin 2020


Offensives médiatiques antisociales #1

L’Institut Montaigne fait la Une : « Travaillez plus ! »

par Pauline Perrenot,
C’est l’histoire d’une note. Comme il s’en publie de nombreuses chaque jour, échouées sur les bureaux de préparateurs d’émission, perdues aux confins des messageries des journalistes importants. Oui mais voilà… il arrive que certaines connaissent un destin exceptionnel dans les grands médias. Ce fut le cas de « Rebondir face au Covid-19 : l’enjeu du temps de travail », éditée par le très inspiré Bertrand Marinot, expert économiste de l’Institut Montaigne, ou devrait-on dire lobby patronal. Quelle chance ! Car une telle attention, instantanément devenue « mise à la Une » dans la presse et le flux audiovisuel, est évidemment aussi fortuite qu’inédite... Retour sur le rouleau compresseur médiatique du 6 mai.
« Un héritier Wendel, sans rien faire, peut toucher, selon les années, plusieurs milliers d’euros nets d’impôts par mois. Vous y penserez la prochaine fois qu’on vous demandera d’aller travailler le jour de la Pentecôte par solidarité. »
Marion Montaigne, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot,
Riche, pourquoi pas toi ?, 2013.


« L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise. »
Michel de Montaigne, Les Essais, 1580.

Ne faisons pas durer le suspense plus longtemps. À l’aube du mercredi 6 mai, l’Institut Montaigne se fend d’une note avançant « neuf propositions pour adapter le temps de travail en contexte de crise ». Déployant une novlangue patronale impeccable [1], le plan de bataille donne le tournis : augmenter le temps de travail (via des dérogations au temps de repos minimum quotidien, l’imposition de rachat de jours de RTT pour les salariés, etc.), permettre la progression des formations en dehors du temps de travail, supprimer un jour férié, de même qu’une semaine de vacances à la Toussaint, diminuer le nombre de RTT et déréguler le temps de travail dans la fonction publique. Un paquet cadeau soigneusement emballé, labellisé 100 % start-up : « équité, efficacité, souplesse » écrit le marchand au gros melon :


Cette énième contribution de l’Institut Montaigne au pilonnage des travailleurs et à la casse du droit du travail n’a rien d’innovant : elle remâche et recycle les vieilles marottes libérales. Pourtant, elle va littéralement « faire événement » dans les grands médias, au point de devenir un axe éditorial, autour duquel tourneront à la fois des articles de la presse nationale (dans sa totalité), de la PQR (dans une proportion moindre) mais également les émissions de débats. (Au moins) deux jours durant, un véritable rouleau compresseur s’est ainsi de nouveau mis en marche [2]. Et pour cause… En plus de flatter l’idéologie qui structure les principaux tenants du système médiatique, ces propositions « choc » sont à la fois parfaitement normées et tapageuses. Elles garantissent donc une « polémique » quasi instantanée, mettent à l’aise les professionnels du commentaire, et entrent dans les clous du très en vogue « journalisme de solutions ». La circulation circulaire de l’information, sa vitesse de propagation et l’absence totale de pluralisme parmi les commentateurs feront le reste.

Montaigne partout dans la presse


Première sur le coup, la presse économique ne s’y trompe pas. Le 6 mai, Les Échos est fier de divulguer la publication « choc » en exclusivité, dès 6h du matin sur son site (et en Une du quotidien papier), faisant saliver ses confrères en promouvant « des propositions qui ne manqueront pas de faire réagir ».


De manière concomitante, la think-tankeuse Lara Oliveau – responsable de la communication et des relations presse pour l’Institut Montaigne – fait son job en remerciant publiquement ses serviteurs :


Si cette « nouvelle » circule initialement dans le petit milieu des affaires et des communicants [3], l’effet de loupe de la presse généraliste ne se fait pas attendre. Propulsée par une dépêche AFP publiée peu avant 12h30, la note de l’Institut Montaigne se trouve ainsi traitée par pas moins de 15 titres en l’espace de cinq heures (plus de la moitié paraissent entre 12h et 14h) [4].


L’objectif est atteint. Que certains journaux parmi les 15 cités soient critiques des propositions [5] n’est (pour l’instant) pas notre objet : l’Institut Montaigne confirme son statut d’interlocuteur « expert » privilégié chez les grands médias. Il lui suffit de lever le petit doigt pour qu’un cortège de « solutions » rétrogrades s’installe au cœur du débat public. Le « travailler plus » sera donc ce à quoi les lecteurs devront penser en ce 6 mai. Et ils seront en cela fortement aidés par les médias audiovisuels, auxquels la note Montaigne servira de cadrage pour nombre de chroniques et débats dans la journée (nous y reviendrons).
Cette mise à l’agenda, suivie d’une telle surexposition, est pourtant loin d’aller de soi ! D’autres associations et collectifs, dont le champ de spécialité est précisément l’économie, mais également des syndicats de travailleurs ou des partis publient eux aussi régulièrement des notes ou des communiqués de presse en vue de faire connaître leurs publications et revendications. Pour les premiers, c’est le cas, par exemple, de la Fondation Copernic, des Économistes atterrés, d’Attac, etc.
Et il se trouve que deux jours avant la campagne de l’Institut Montaigne, le 4 mai, Attac publiait justement une note intitulée « Des mesures de justice fiscale face à la crise du Coronavirus ! » Le document est bien présenté (critère essentiel pour les médias) et il est aussi didactique que celui de l’Institut Montaigne. « Prélever une contribution exceptionnelle sur le patrimoine des 1 % les plus riches », « Rétablir et rénover l’ISF », « Rétablir la progressivité de l’imposition des revenus financiers », « Supprimer les niches fiscales inutiles et les exonérations anti-écologiques », « Instaurer la taxation unitaire des multinationales pour lutter contre l’évasion fiscale », « Taxer l’ensemble des transactions financières » sont les six mesures proposées. Vous nous direz que le fond diffère… et nous vous répondrons que le traitement médiatique aussi :


La disette ! À en croire la recension de « Google actualités » (complétée par une recension maison), la médiatisation de la note d’Attac fut en effet maigrichonne et n’a pas fait autant de gros titres, Reporterre et L’Humanité n’étant par ailleurs nullement comptés au rang des médias « dominants »…
Cette criante disproportion n’est révélatrice, du reste, que de la domination ordinaire des grands médias, exerçant un pouvoir de mise à l’agenda, doublé d’un pouvoir de révélation et d’occultation. Comme nous l’écrivions en 2018« en déterminant quelles informations sont dignes d’être traitées, les médias définissent les événements qui font "l’actualité" […]. Certaines questions n’accèdent jamais au débat public, quand d’autres font l’objet d’un traitement quasi obsessionnel, sans qu’aucune logique proprement journalistique puisse justifier ces asymétries dans leur couverture médiatique. » Et nous poursuivions : « le problème n’est pas tant que les médias détiennent de facto le pouvoir de co-organiser et donc de peser sur l’espace public démocratique, mais la manière dont ils l’exercent. Quand des médias exercent ces pouvoirs continûment dans le même sens, ils exercent du même coup une domination effective : c’est en cela que les médias dominants sont dominants ! »
Et c’est précisément ce « même sens » que nous continuons d’approfondir avec l’analyse « qualitative » du traitement dont ont bénéficié les propositions de l’Institut Montaigne… et on n’est pas déçu !

Les grossières manœuvres du service public


À commencer par celui que leur réserve le service public. Le 6 mai, la chaîne d’information en continu France Info se distinguait en effet au JT de 23h. Devant son écran tactile, la journaliste déroule une à une les propositions. Sans aucune contradiction, et sans aucune mise en contexte. Ou plutôt si… et c’est bien cela qui vaut le détour :
Oui, travailler plus. Tout simplement pour permettre un petit peu, eh bien, de rattraper le retard et les lourdes pertes économiques qui ont été enregistrées. […] C’est en tout cas le constat d’un rapport qui a été publié par l’Institut Montaigne. Il s’agit d’une association à but non lucratif qui conseille les pouvoirs publics pour leur donner des solutions sur toute une série de dossiers.
L’Institut Montaigne, cette petite association de quartier ! Chapeautée, comme le signalait le journaliste indépendant Mickaël Correia sur Twitter, par un petit et modeste bureau [6] !


À ce stade, il n’est pas inutile de citer l’enquête « Ces viviers où prolifèrent les "experts" médiatiques » que Grégory Rzepski publiait dans Le Monde diplomatique en décembre 2019 : « Soutenu notamment par LVMH, Total, Vinci et Carrefour, l’Institut Montaigne était en 2017, avec un budget de 5,9 millions d’euros, le plus riche des think tanks généralistes français. » L’auteur décrivait les dispositifs fiscaux dont bénéficient ses petits mécènes aux buts non lucratifs, et rappelait qu’au même titre que l’Ifrap, que nous épinglions tout récemment, l’Institut Montaigne « profite de la défiscalisation des dons des particuliers et des entreprises ». Grégory Rzepski mentionnait également la contribution active du lobby à différentes campagnes politiques, dont celle d’Emmanuel Macron, duquel il est resté proche par la suite – son président Laurent Bigorgne ayant été, « en 2017, […] désigné membre du Comité action publique 2022 (CAP22), installé par M. Édouard Philippe pour concevoir le projet de réforme de l’État. »
C’est donc peu dire que la présentation de France Info comporte quelques angles morts ! Mais la chaîne info n’est pas la seule du service public à faire preuve d’une telle pudeur, ni à soigner les propositions de l’ « association à but non lucratif ». Quelques heures plus tôt, le 20h de France 2 proposait déjà une grande leçon de journalisme. Tout réside dans la construction du sujet, intitulé « Déconfinement : faudra-t-il travailler plus ? », et dans la répartition de la parole…
La voix off débute sur des images – en arrière-plan, « dans un fond de panneau de paysage » disait Michel Naudy – d’ouvriers au travail :
Voilà à quoi ressemble désormais la vie sur un chantier. Des ouvriers qui se lavent les mains au milieu du béton, et une distanciation sociale organisée avec des échafaudages. Plus de trente minutes perdues (sic) chaque jour pour appliquer les mesures sanitaires selon les professionnels.
Les « professionnels » ? Ou les patrons ? France 2 répond, en enchaînant avec Vincent Frayssinet (DG de la Fédération française du bâtiment Île-de-France Est), filmé sur un ouvrage avec un casque de chantier sur la tête (ça fait plus « professionnel ») :
Ça va avoir un impact sur la durée des chantiers, et le fait de rallonger les chantiers rallonge les frais généraux de l’entreprise, et rallonge les coûts.
La transition est toute trouvée, la voix off redémarre :
- Voix off : Pour rattraper ce temps perdu, un institut libéral fait une proposition choc : les salariés pourraient travailler plus sans gagner plus.
- Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) : Il y a eu de la flexibilité sur le chômage partiel, tant mieux ! Il fallait le faire. Il faut maintenant, au moment où on revient au travail, partout où on a besoin de travailler plus, qu’on puisse le faire.
- Voix off : Exemple : des heures supplémentaires payées plus tard, des RTT et jours fériés supprimés, et des vacances de la Toussaint raccourcies.
Emballé c’est pesé ! Pour la forme, le journaliste Guillaume Duval (Alternatives Économiques) aura 12 secondes pour expliquer en quoi « augmenter le temps de travail » est une « mauvaise idée », avant de céder sa place à un député LREM. Au début du sujet, un ouvrier s’exprimait quant à lui 10 secondes pour décrire des mesures logistiques. Mais France 2 n’a pas jugé utile de solliciter son avis sur les propositions Montaigne. Car sur le service public, chacun est bien à sa place : l’ouvrier indique le nombre d’échafaudages, le patron tonne contre les secondes perdues et les pertes encourues, l’expert dessine les perspectives économiques à venir.

À la radio ? Les fanatiques et les modérément fanatiques


Quelles que soient les radios, ce n’est pas non plus du côté de l’éditocratie qu’on trouvera une diversité de points de vue (ou ne serait-ce qu’un semblant d’honnêteté) sur l’Institut Montaigne et ses propositions. Sur Europe 1 dans « La France bouge » (sic), Raphaëlle Duchemin et Pierre de Vilno déroulent le tapis rouge à l’auteur de la note, reçu par téléphone : « On ouvre une parenthèse et on la refermera quand ça ira mieux » assure l’une ; « Vous allez vous faire des amis hein ! » plaisante l’autre. Sur France Inter, Dominique Seux joue les prudents. Directeur délégué de la rédaction du quotidien ayant mis à la Une les mesures de l’Institut Montaigne, l’éditorialiste est bien informé, mais prend les auditeurs pour des benêts en choisissant la voie des sous-entendus et de la pédagogie dissimulée :
Ces jours-ci, tous les professionnels – les lobbies dira-t-on – arrivent avec leur sébile à l’Élysée – Matignon et Bercy – en ressortant des cartons toutes les idées plus ou moins neuves. C’est inévitable et peut-être nécessaire.
Du côté de RTL, au début de sa causerie quotidienne avec la directrice de l’information Catherine Mangin [7], François Lenglet ne semblait quant à lui pas emballé. Non que les mesures lui déplaisent fondamentalement sur le fond. Mais l’éditocrate a la flemme :
Imaginer un reengineering (sic) complet du droit de travail, franchement, on n’a pas besoin de ça. En France ça débouche toooujours sur des polémiques incessantes, des manifestations ! On a plutôt besoin de consensus social ces temps-ci.
C’est donc là le principal point de désaccord dans l’éditocratie, divisée entre fanatiques et modérés : grosso modo, les premiers trouvent les mesures géniales, les secondes les trouvent géniales mais pas « dans le timing ». Ce que confirme par la suite Lenglet François :
- C’est vrai quand même que la solution de l’Institut Montaigne a l’avantage de faire baisser les charges de l’entreprise. [...]
- Catherine Mangin : Il y a des secteurs qui piaffent là, en tension, des entreprises qui pourraient être tentées de rattraper le temps perdu. […] Donc pour elles, est-ce que ça serait quand même une sorte de solution ?
- François Lenglet : C’est tout à fait vrai, bon… l’automobile, on peut se poser la question. Les gens vont vouloir leurs voitures hein, et vont la vouloir si possible assez vite. Le luxe, […] y a eu du revenge buying (sic), les consommateurs se sont défoulés, et pour ces entreprises-là, bon… c’est sur qu’il va falloir mouliner davantage.
On y est presque… [8] Et l’éditocrate de déclarer sa flamme à la « flexibilité », arguant que « dans le monde idéal », la « bonne solution, c’est évidemment de négocier ça branche par branche ou peut-être même entreprise par entreprise », mais également de « baisser le temps de travail et peut-être aussi les salaires au moins en partie » ! Un brainstorming fort productif, tant les propositions Montaigne ne paraissent pas si « inopportunes » en fin de compte… Et ça finit crescendo :
- Catherine Mangin : Si on se projette un petit peu, il faudra sans doute travailler plus si on veut continuer à bénéficier de notre système de santé tel qu’on le connaît aujourd’hui. La sécurité sociale a déjà affiché des résultats, que le ministre du budget Gérald Darmanin a qualifiés de « chiffres qui donnaient le tournis » tellement ils étaient mauvais. Pour ça il faudra quand même travailler plus.
- François Lenglet : C’est vrai que pour un système social généreux, efficace, et bien doté [...] il faut de l’argent. Et cet argent, il est prélevé sur la richesse créée, donc il faut que la richesse créée soit abondante pour qu’on n’ait pas besoin de faire trop de prélèvements en proportion. […] La bonne idée, c’est probablement plutôt d’allonger la carrière, c’est à dire d’augmenter le nombre d’années que nous passerons au travail.
- Catherine Mangin : Ah… autre débat ! Hahahahaha !
- François Lenglet : C’était la réforme des retraites, c’est pas prêt de revenir pour les mois et même peut-être pour les années qui viennent.
Sept minutes : c’est le temps qu’il aura fallu à l’éditocrate pour passer de « c’est pas le moment » à « c’est maintenant, et aussi, on aimerait bien revoir la couleur de la réforme des retraites ».
Et dans ce « grand débat » agité entre fanatiques et demi-portions, certains ont encore mis moins de temps à se positionner. C’est notamment le cas de BFM-TV et RMC, ayant toujours eu, comme le notait Grégory Rzepski dans l’article précédemment cité, un lien privilégié avec le lobby :
Pendant la campagne de 2012, il a fallu une intervention du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour que BFM-TV, BFM Radio ou RMC cessent de diffuser des spots de l’Institut Montaigne vantant des propositions très proches de celles du candidat Nicolas Sarkozy.

BFM-TV et RMC sortent l’artillerie lourde


Et ça n’a guère changé… Dès le matin du 6 mai en effet, revendiquant « l’exclusivité » chacune leur tour, les chaînes d’info se sont littéralement mises en branle. Ça tombait plutôt bien : Laurent Bigorgne et Bertrand Martinot, respectivement directeur de l’Institut Montaigne et économiste du lobby auteur de la note, avaient semble-t-il tous deux pris leurs journées !
Bertrand Martinot attaque dès 8h sur LCI dans « La matinale » de Pascale de la Tour Du Pin [9]. À 10h30, Laurent Bigorgne le relaie dans le « Live BFM ». Puis remontée de Bertrand Martinot : il est à 12h dans le « Midi News » de Sonia Mabrouk (CNews) puis sur BFM-TV à 17h dans la « Story » d’Olivier Truchot. Fin de partie : Laurent Bigorgne ne décrochera qu’un court passage dans un reportage du 20h de France 2. Mais ça repart le lendemain ! Bertrand Martinot est seul en course avec, à 8h10, un tête-à-tête avec Jean-Jacques Bourdin (RMC). Il bascule au « Petit Déj Actu » sur Sud Radio, revient sur RMC parmi les « Grandes gueules » aux alentours de 10h, puis fait un arrêt sur BFM-TV à 11h40. Le 8 mai, c’est la Bérézina : seule Sud Radio lui accorde un fauteuil aux « Vraies Voix » à 17h [10].
Rassurons nos lecteurs : nous ne comptons pas livrer une critique de chaque émission. Mais quelques-unes en valent la peine. À commencer par la toute première. Sur LCI donc, la matinalière Pascale de la Tour du Pin n’est pas peu fière :
L’Institut Montaigne publie une note que nous vous dévoilons en exclusivité ce matin. Bonjour Bertrand Martinot, vous faites des propositions qui pourraient peut-être faire réagir les Français, il va falloir nous l’expliquer.
À la suite de l’exposé, la journaliste s’inquiète. Mais uniquement de savoir si « ça peut passer », et si la note « a une chance d’être entendue au gouvernement » ! Elle ne le sait pas encore, mais dès le lendemain (7 mai), à l’occasion de la conférence de presse Édouard Philippe/Olivier Véran, une consœur posera la question :
Une question de BFM : face au coup de frein économique, êtes-vous favorable à l’idée de travailler davantage, en supprimant un jour férié par exemple, comme le préconise l’Institut Montaigne ? Je complète par une question de l’AFP qui va dans le même sens : le gouvernement est-il favorable à une augmentation du temps de travail ? [11]
Revenons à la matinale de LCI, ce sera court : Pascale de la Tour Du Pin n’aura pas l’ombre d’une objection à opposer à Bertrand Martinot. C’est également une promenade de santé que se paye Laurent Bigorgne deux heures plus tard sur BFM-TV. 10h30 : « Bonjour Laurent Bigorgne, merci d’être avec nous. […] Vous publiez un rapport qui propose des pistes. Des pistes pour soutenir l’économie française après le 11 mai. Quelles sont les principales pistes ? » Là encore, pas le début du commencement d’une critique. Bigorne ne se fait pas prier :
Laurent Bigorne : Je pense qu’il faut partir de la raison. Parce que le temps de travail, c’est un débat idéologique en France, et il faut surtout rien prendre par idéologie en ce moment. Il faut être extraordinairement pragmatique.
Un plaidoyer qu’il réitérera mot pour mot [12] quelques minutes plus tard, là encore, sans la moindre opposition.
Parfaitement rompu à l’exercice, reçu en toute courtoisie, le président du lobby déroulera ainsi son argumentaire sans aucune interruption de la part du présentateur (fait rare !) et en prenant grand soin de murmurer à l’oreille de l’éditocrate les mots qu’il faut [13]. Un parfait client pour une parfaite intervention sur BFM-TV. Et de terminer en douceur :
Est-ce qu’on ne pourrait pas se dire cette année que la Toussaint, dans un effort national de reprise, ça ne sera qu’une semaine de vacances et pas deux ? Ça ne me paraît pas inhumain, eu égard aux très mauvaises nouvelles qu’on a déjà sur le front de l’emploi.
Pour honorer la mascarade du pluralisme, Éric Coquerel (France insoumise) est invité à s’exprimer environ… trois minutes. Fin de la contradiction, place aux poids lourds du journalisme économique. Il est 11h. À peine sortie du four, l’interview de Laurent Bigorgne est recyclée en introduction. Ce qui a laissé le temps à l’illustre Gaëtane Meslin, « journaliste éco et social » d’apprendre par cœur les éléments de langage :
L’Institut Montaigne propose de supprimer la première semaine des vacances scolaires de la Toussaint en 2020. L’idée, c’est tout simplement de permettre aux élèves de récupérer ce qu’ils ont perdu pendant le confinement.
Ben voyons !
Nicolas Doze, le journaliste du « un pays pauvre est d’abord un pays qui n’a plus de riches », lui succède :
- Thomas Misrachi : Nicolas Doze, ces mesures seraient-elles efficaces pour soutenir l’économie ?
- Nicolas Doze : Oui. Oui, oui ! […] Oui, c’est clairement efficace. Mais attention ! […] C’est pas la peine de s’écharper tout de suite sur cette histoire.
- Thomas Misrachi : On va attendre demain !
- Nicolas Doze : Attention à l’hystérie : « Ah ça y est les 35 heeuuures ! » Non, non, c’est pas ça du tout. […] Imaginer des accords d’entreprise qui, de manière temporaire, prennent des décisions qu’on n’aurait pas imaginées avant cette crise, ça ne semble pas tout à fait scandaleux et ça sera efficace pour relancer la production.
Tout le monde est au diapason. Mais Nicolas Doze veut tout de même s’assurer que le périmètre de la pensée acceptable est bien balisé :
Aller chercher l’argent des dividendes ? Pour faire quoi ? Qui va le chercher ? Pour le mettre à quel endroit ? Non ! Là, il y a le capital humain qui est absolument essentiel, et la quantité de production dépend de la quantité du travail produit.
Circulez les gauchistes ! 11h48. Laurent Misrachi et Gaëtane Meslin reviennent à la charge et persistent dans le service après-vente :
- L’actualité évidemment ce matin, ce sont ces mesures choc. Mesures proposées par l’Institut Montaigne. [...]
- Gaëtane Meslin : [Ce ne sont que des] propositions effectivement, qui ne pourront voir le jour qu’après négociation hein. Ça c’est très important, le directeur de l’Institut Montaigne l’a précisé. Ce qu’il faut bien indiquer, c’est que l’objectif – le Premier ministre l’a rappelé devant les sénateurs – c’est qu’il faut impérativement remettre au travail les Français. […] Aujourd’hui, il faut donc remettre en marche la machine économique. Ça passe donc par le travail des salariés. […] C’est pour cela que dans certains secteurs le temps de travail a été augmenté […]. Il y a aussi la possibilité qui a été offerte aux entreprises d’imposer des jours de congés aux salariés pour ne pas être au chômage partiel. Eh bien on peut aussi imaginer d’autres mesures qui progressivement, vont être mises en place. Eh bien pourquoi pas, comme le disait l’Institut Montaigne, la suppression d’une semaine de vacances à la Toussaint.
Les causes débouchent sur leurs conséquences, le discours est fluide, tout va pour le mieux. La mine déconfite, Thomas Misrachi lit alors une dépêche qui tombe à pic : « Des chiffres qui font mal, ils viennent d’être publiés à l’instant par la Commission européenne. Le PIB de la France devrait reculer, tenez-vous bien… de 8,2 %. [Gaëtane Meslin : C’est une fourchette basse.] »
Vous avez dit « fabrique du consentement » ? Et vous avez bien fait. Car BFM-TV ne compte pas en rester là. Alors que les mesures de casse sociale ponctuent le flux de la chaîne comme une rengaine, à 17h40 c’est le coup de grâce. « On va s’intéresser aux propositions choc de l’Institut Montaigne » annonce Olivier Truchot. C’est vrai que ça faisait longtemps ! « Ces propositions, en fait, l’idée c’est d’assouplir les verrous juridiques persistants. » Mot pour mot la formule employée dans le rapport : l’animateur peut candidater à l’Institut Montaigne (ou écrire la note suivante) en toute sérénité, et il va pour cela faire beaucoup de zèle. Mais auparavant, une journaliste est chargée de présenter les mesures à l’écran. C’est la séquence « CQFC » (« ce qu’il faut connaître ») sorte de pastille à laquelle ont recours toutes les chaînes de télévision depuis plusieurs années, pensée comme le parangon de la neutralité. Et en effet… 20/20 en récitation. À une exception près : la journaliste signale tout de même que l’Institut Montaigne est un « think tank proche du Medef ». Bravo !


Le plateau qui suit synthétise, à lui tout seul, l’état du pluralisme dans les grands médias : Bertrand Martinot (l’auteur de la note donc) en compagnie… d’Éric Brunet, Emmanuel Lechypre, Magali Chalais (de BFM-TV) et Ian Brossat (PCF) pour le décorum. Dans de telles conditions, il se passe ce qu’il doit inévitablement se passer. « Monsieur Martinot ! Vous voulez mettre la France dans la rue ?! » s’esclaffe Truchot avant qu’Éric Brunet dégoupille :
La société française est tellement prise dans une gangue d’immobilisme que vous imaginez bien que jamais, jamais on va supprimer une journée de congé pour qu’elle devienne une journée travaillée ! Sur le papier, c’est plein de bon sens ce que dit l’Institut Montaigne. Pardon, mais travailler une journée de plus dans le pays des 35 heures, ça ne me paraît pas anachronique ! Je rappelle que les infirmières allemandes travaillent 40 heures. La réalité, c’est que la question de cette crise, c’est pas une question que de moyens, c’est aussi une question de réorganisation.
BFM-TV applaudit (aux fenêtres). Emmanuel Lechypre dégoupille à son tour, et débute son intervention en affirmant qu’« il n’y a pas une crise parce que les gens n’ont plus d’argent » (toutes les personnes qui se retrouvent à la rue, au chômage ou qui n’ont plus de quoi s’acheter à manger confirmeront). Truchot et lui se donnent ensuite la réplique :
- Emmanuel Lechypre : Il faut travailler plus. Dans beaucoup de secteurs, il va falloir rattraper toutes les semaines qui n’ont pas été travaillées, donc il va bien falloir que les gens travaillent plus !
- Olivier Truchot : Sans doute cet été ! […]
- E. L : Pour les restos […], il va falloir qu’ils travaillent et le midi et le soir.
- O. T : Et le dimanche.
- E. L : Bah oui ! […] Donc ça aussi, il va bien falloir qu’on travaille plus longtemps si les entreprises veulent survivre !
- O. T : Donc il faut aussi des journées plus longues.
- E. L : Des plages d’ouverture plus grandes et cætera, et cætera. Le choix, c’est si on ne veut pas travailler plus, c’est plus d’entreprises qui vont faire faillite et donc plus de chômage. L’Institut Montaigne, ils ne proposent pas tant de choses que ça, il y a déjà presque tout !
Ce que du reste, confirme tout guilleret l’économiste de l’Institut Montaigne :
Ce qui est proposé, c’est d’utiliser à fond le cadre législatif qui est permis depuis la loi El Khomri notamment, et depuis les ordonnances Pénicaud.
En effet... Un dispositif aussi déséquilibré illustre, une fois de plus, les limites de la participation à de tels débats. Non que Ian Brossat démérite, mais la charge est trop forte, notamment lorsqu’Olivier Truchot lui pose sa deuxième question :
Monsieur Brossat, vous êtes effectivement très critique contre les propositions de l’Institut Montaigne, mais quelles sont vos propositions ? On change rien hein ?! La crise nous frappe et on bouge pas ?!
Nous conclurons par une citation d’Éric Brunet, qui restera gravée dans le marbre d’un monde médiatique à détruire :
- Il y a un point qui est dur. Parce que sur le plan émotionnel, ça trouble un peu le débat lorsqu’on parle de la durée du temps de travail des fonctionnaires, et qu’on convoque l’image des infirmières. Parce que c’est vrai que les infirmières, sur le plan émotionnel, c’est très fort. On se dit « Oulala ! L’infirmière, j’ai pas du tout envie qu’elle travaille plus. Elle est surchargée, elle s’en sort pas. »
- Olivier Truchot : Faut qu’elle se repose quoi.
- Éric Brunet : Mais sur les 5 millions et quelques de fonctionnaires, c’est pas 5 millions d’infirmières.
- Olivier Truchot : Alors ce sont lesquels que vous voulez faire travailler plus ?
Le bétail attend le verdict des éditocrates.

Olivier Truchot remettra le couvert dès le lendemain après-midi sur la même chaîne, et même avant, à la radio (RMC), où il préside l’éminente confrérie des « Grandes Gueules ». Et c’est peu dire que l’éditocrate n’est pas épuisé de la veille : « En France, on travaille moins qu’ailleurs, et ça, c’est une réalité d’avant virus ! […] Je pense que les patrons du CAC40 bossent plus que la plupart d’entre nous ! » Après avoir une nouvelle fois rabâché les « mesures choc », il se heurtera tout de même à l’opposition des chroniqueurs [14]. Ce qui n’empêchera pas l’animateur de persister seul contre tous … ou presque : Bernard Martinot est à nouveau au bout du fil.
Quelques minutes plus tôt, à 8h10, il répondait aux questions de Jean-Jacques Bourdin (sur la même chaîne) ! Deux questions de cette interview passe-plat pour terminer :
- Vous dites aussi, et ça, c’est très intéressant… enfin « intéressant »… à remarquer. Après, on est d’accord ou pas d’accord, je ne vais pas entrer dans ce débat, ce n’est pas mon rôle. Simplement pour informer : vous dites qu’il faut autoriser l’employeur à imposer à son salarié le rachat de certains ses jours de RTT .
- Donc pour résumer, ces mesures, pour les rendre acceptables, il faudra évidemment qu’elles soient négociées entreprise par entreprise.
Et pourtant, et pourtant… cette mascarade n’a pas contenté Bertrand Martinot. Dépité par tant d’acharnement contre ses propositions, l’expert en est réduit à relayer les traits de génie de Brice Couturier, journaliste à France Culture, fantasmant un « parti des médias » vent debout contre le capitalisme :


Comme on le comprend !

Pauline Perr

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