LE FASCISME A DES RACINES LIBÉRALES, ET LE LIBÉRALISME A DES RACINES FASCISTES
Cet article, qui semble reprendre l’idée de Brecht à savoir que
lutter contre le fascisme sans attaquer ses racines capitalistes c’est
lui assurer des beaux jours, est d’autant plus intéressant qu’il est
écrit par un Russe dans un site “Pro-Poutine” et pas du tout communiste.
Il témoigne du consensus russe sur le refus de la moindre
identification entre communisme et nazisme, et entre Hitler et Staline
que l’on tente d’imposer à l’occident comme une réalité (note de
Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop).
Par Andrey Babitsky, journaliste
4 juillet 2020
L’individualisme forcené est la pierre angulaire du fondamentalisme
libéral. Cette idée est basée sur l’idée du philosophe anglais Thomas
Hobbes que l’homme est une créature dépendante de ses passions et vivant
dans un environnement hostile. Une telle architecture de l’individu et
de la société donne lieu à une «guerre de tous contre tous». Avant
Hobbes, l’opinion prévalait d’un homme en tant que frère en Christ, qui,
de par sa nature créée et par le sermon évangélique inculqué, est
chargé de faire le bien, de ressentir de la compassion, d’aider les
faibles, d’aimer «son prochain comme soi-même».
Hobbes, tirant l’homme à partir de lui-même, de sa nature animale, et
non d’un acte de création divine, l’a déclaré source de mal, de chaos
et de destruction. Selon Hobbes, on ne peut surmonter le moi destructeur
d’un individu qu’au prix d’un État fort et d’un contrat social, qui
remplace la «guerre de tous contre tous» par la concurrence. Et alors
l’individualisme devient une bénédiction, une source de développement de
la société et de l’économie. C’est le fondement de la théorie libérale,
sur la base de laquelle le lauréat du prix Nobel Friedrich Hayek a
développé une doctrine économique à grande échelle dans les années 40 du
siècle dernier.
Hayek a mal interprété les idées d’Adolf Hitler, étant absolument
persuadé que le chef de l’Allemagne nazie, tout comme Joseph Staline,
construisait ses enseignements et ses politiques en fonction de la
primauté du collectivisme, qui est profondément hostile à
l’individualisme. Autrement dit, le fondateur du libertarianisme avait
compris littéralement l’expression «national-socialisme». Ce fut son
erreur essentielle. En fait, le collectivisme des nazis est un phénomène
purement politique, en économie Hitler professait les mêmes principes
d’individualisme que Hayek.
Staline, caractérisant le fascisme allemand, a écrit qu’il était
«incorrectement appelé national-socialisme, car après l’examen le plus
minutieux, il est impossible de trouver même un atome de socialisme en
lui». Selon l’historien allemand et spécialiste du nazisme Joachim Fest,
pour Hitler, “les slogans socialistes faisaient partie d’une
manipulation idéologique clandestine qui servait à se masquer, à induire
en erreur”.
Hitler considérait le marxisme comme l’ulcère le plus terrible du
monde moderne, une source d’innombrables catastrophes. Le mot
«socialiste» dans le nom du NSDAP visait à voiler partiellement la
véritable essence de sa politique et à s’attirer les sympathies de la
classe ouvrière pour une victoire aux élections. Combattant le
communisme sans pitié, Hitler défendait les valeurs du bon vieux
libéralisme anglais, dont Hayek préconisait également une mise en œuvre
totale. De plus, toute l’idéologie fasciste est construite sur la
priorité inconditionnelle de l’individualisme.
«Jusqu’à présent, tous les bienfaits pour l’humanité ne sont pas
venus des masses, mais du pouvoir créateur d’une personne individuelle …
Toute la culture humaine … est le résultat de l’activité créatrice de
l’individu … Notre vision du monde est fondamentalement différente de la
vision marxiste du monde en ce qu’elle reconnaît non seulement la
grande importance de la race, mais aussi la grande importance de la
personnalité … – expliquait Hitler sans ambages. «La race et la
personnalité sont les principaux facteurs de notre vision du monde.»
La différence fondamentale d’Hitler avec Hayek semble être que ce
dernier était un farouche opposant au totalitarisme, tandis que le
Führer le mettait inlassablement en pratique. Mais le problème est que
le penseur anglais et le leader des nazis voyaient le monde différemment
et étaient confrontés à des problèmes différents. Hayek a écrit son Road to Power
dans les années 40, pendant la période de la plus grande prospérité
économique de la Grande-Bretagne. Il était convaincu que, dans
l’après-guerre, la garantie d’un développement économique plus poussé
sera une décentralisation maximale du pouvoir. Mais Hitler a commencé sa
carrière politique au début des années 20 et est arrivé au pouvoir en
1933 – pendant le déclin économique catastrophique de l’Allemagne. Les
instruments qui pouvaient empêcher l’effondrement final étaient une
centralisation maximale du pouvoir et le passage de l’économie sur un
pied de guerre.
Si nous regardons de près la doctrine de Hayek, nous y trouverons des
restrictions assez totalitaires imposées à ceux qui ne s’inscrivent pas
dans le processus sur la base des principes formulés par lui. La
condition principale du développement est la volonté de s’adapter aux
changements qui se produisent dans le monde, “… indépendamment des
niveaux de vie habituels de certains groupes sociaux enclins à résister
aux changements, et en ne tenant compte que de la nécessité d’utiliser
les ressources en main-d’œuvre là où elles sont le plus nécessaires pour
la croissance de la richesse nationale”, – proclame le fondateur du
libertarianisme.
Nous le savons tous depuis les années 90 du siècle dernier. Ceux qui
n’ont pas réussi à s’adapter aux réformes de la génération russe des
«Chicago boys» étaient voués à l’extinction. Selon les calculs du
démographe Vladimir Timakov, “le prix des réformes libérales pour la
Russie est de: 12 millions d’enfants qui ne sont pas nés et sept
millions de surmortalité”.
La proximité essentielle du fascisme avec le libéralisme apparaîtra
lors de la mise en place de dictatures militaires pro-fascistes en
Indonésie, en Argentine, au Brésil, au Chili, en Uruguay et aux
Philippines. Les forces qui ont pris le pouvoir ont changé les économies
selon les recettes de Hayek et de son successeur Milton Friedman. Lui
et ses étudiants ont développé des projets de réforme libérale pour ces
régimes, conseillé les gouvernements ou directement participé à leurs
travaux. Inutile de dire que les réformes et la terreur qui les ont
accompagnées ont coûté des millions de vies?
Hayek, malgré une aversion déclarative pour le totalitarisme, admire
Pinochet et conseille à Margaret Thatcher de suivre son exemple.
Friedman a conseillé à Richard Nixon la même chose. L’élève de Friedman,
André Gunder Frank, désillusionné par la suite sur les idées du
professeur et qui a qualifié la réforme au Chili de «génocide
économique», a écrit que les recettes de l’école de Chicago «ne peuvent
pas être mises en œuvre ou accomplies sans les deux éléments sur
lesquels elles s’appuient: la force militaire et la terreur politique».
En résumé, on peut dire que le fascisme et le libéralisme
s’inscrivent dans le cadre d’un système idéologique unique, ils
professent les mêmes principes. Le philosophe Herbert Marcuse a décrit
de manière condensée la genèse générale des deux doctrines: «La
transformation d’un État libéral en un État totalitaire s’est déroulée
au sein du même ordre social. C’est le libéralisme qui a “fait sortir”
de lui-même l’État totalitaire comme sa propre incarnation à un stade
plus élevé du développement ».
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