vendredi 4 février 2022


Info - La LFP a validé une proposition de la chaine Canal Plus qui récupère l'intégralité des droits de la L1 et de la L2 - Vincent Bolloré - Remise du prix Bretagne ou prix Breizh, parrainé par le groupe Bolloré au siège de Vivendi à Paris le 26 juin 2017. © Pierre Perusseau / Bestimage

Eric Zemmour, une autre carte de l'oligarchie lancée par Vincent Bolloré ?

Comment Vincent Bolloré mobilise son empire médiatique pour peser sur la présidentielle

ENQUÊTE

En quelques mois, le milliardaire breton a bâti un pôle réactionnaire qui s’étend de l’audiovisuel à l’édition. Avec comme fer de lance le polémiste vedette Eric Zemmour, dont les obsessions identitaires et anti-islam colonisent le débat public.

Vincent Bolloré a demandé à passer par la grille du Coq, l’entrée des visiteurs secrets, et il est furieux. Nous sommes en juin 2021 et l’actionnaire principal de Vivendi a rendez-vous avec Emmanuel Macron. « J’entends beaucoup dire que vous me prêtez des intentions qui ne sont pas les miennes », lance le PDG du groupe Bolloré au locataire de l’Elysée

Près d’un an auparavant, un dîner avait déjà réuni le grand patron, le président, son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, et leurs épouses. L’atmosphère avait été conviviale et Carla Bruni avait filmé quelques bribes de la soirée. Cette fois, le déjeuner est expédié plus rapidement que prévu dans une atmosphère glaciale et c’est peut-être là, juste avant l’été, que s’est joué le premier acte de la prochaine présidentielle.

La colère de Vincent Bolloré couve depuis plusieurs mois. C’est un homme que les gouvernants n’impressionnent pas. Adolescent, il jouait au gin rami avec Georges Pompidou, que ses parents, industriels bretons, recevaient, comme François Mitterrand, dans leur maison du Finistère. D’ailleurs, il a croisé presque tous les présidents de la Ve République. Dans certains pays africains ou en Asie, il est reçu avec les égards d’un chef d’Etat.

C’est peut-être la raison pour laquelle il n’a pas goûté la petite phrase de Brigitte Macron, qui se voulait aimable : « Comment peut-on vous aider ? » La réponse a fusé, bien sèche sous la formule de politesse : « Je vous remercie, Madame. En rien. » Comment peut-on vous aider ? Il ignore que l’épouse du président pose rituellement cette question à ses visiteurs, comme si son mari pouvait tout régler, et ces mots anodins ont résonné pour lui comme un affront, raconte-t-il à un ami. D’autant qu’il a justement le sentiment que l’Elysée cherche à « l’agresser » plus qu’à l’aider.

« Mais, enfin, arrêtez, vous achetez tout ! »

Quatre mois plus tôt, le 26 février, le tribunal de Paris a décidé, à la surprise générale, de renvoyer l’homme d’affaires devant un tribunal correctionnel, alors même qu’il avait accepté de plaider coupable et négocié le paiement des 12 millions d’euros d’amendes dues dans une affaire de corruption au Togo. Vincent Bolloré s’est convaincu que le président est derrière cette décision judiciaire. C’est encore Emmanuel Macron, s’exaspère-t-il, qui a poussé le leader mondial du luxe, le puissant patron de LVMH, Bernard Arnault, à entrer dans la bataille pour le contrôle du groupe Lagardère que Bolloré s’apprête à dévorer.

Pour couronner le tout, Nicolas Sarkozy assure que le chef de l’Etat a demandé à Angela Merkel d’empêcher le géant allemand Bertelsmann de céder sa filiale M6 à Bolloré, finalement tombée en mai dans l’escarcelle du groupe TF1. Le milliardaire voudrait être certain qu’au sommet de l’Etat on ne lui met pas de bâtons dans les roues. 

« Mais, enfin, arrêtez, vous achetez tout ! », rétorque le président au-dessus de la table du déjeuner.

Ce qui se noue ce jour-là à l’Elysée est bien plus qu’une simple brouille : une déclaration de guerre d’un capitaine d’industrie de 69 ans, le déclenchement d’un blitzkrieg contre ce jeune chef de l’Etat qu’il ne supporte plus et aimerait voir battu en avril 2022. Au palais, on a longtemps joué avec le feu, au nom de la fameuse « triangulation » qui veut que l’on puise dans le discours de l’adversaire pour mieux le neutraliser.

L’animateur vedette de CNews, Pascal Praud, a été convié à dîner à l’Elysée, Emmanuel Macron lui a souhaité ses vœux par texto pour le Nouvel An 2021. Dix fois, les collaborateurs de Brigitte Macron ont raconté à la presse comme elle téléphonait fréquemment à Cyril Hanouna, une des stars de Bolloré sur une autre chaîne, C8. C’était avant l’offensive du milliardaire pour étendre son empire médiatique. Avant la tournée électorale du quasi-candidat Eric Zemmour.

Retour au réel depuis la rentrée, alors que le polémiste a fait une percée dans les sondages. Désormais, dans les couloirs de la présidence de la République, on parle d’« EZB », comprendre « Eric-Zemmour-Bolloré ». On n’est pas plus aimable du côté des proches du capitaine d’industrie. « Tous ces gens à l’Elysée, ce n’est pas possible. Il y en a marre de cette technocratie, de ce système autour du président », peste en privé le président du directoire de Vivendi, Arnaud de Puyfontaine. Le « boss », lui, place le défi bien au-delà : « Macron a perdu le combat civilisationnel », répète-t-il autour de lui.

Une machine de guerre médiatique

Rarement un groupe de médias ne se sera construit aussi vite. Jamais il n’aura été mis aussi rapidement au service d’un dessein politique. En quelques mois, la quatorzième fortune professionnelle de France (selon Challenges) a bâti un pôle réactionnaire qui s’étend jusqu’à l’édition. Pour la première fois, début novembre, Yannick, deuxième des fils Bolloré, PDG d’Havas et président du conseil de surveillance de Vivendi, trône à la Foire du livre de Brive, en Corrèze, où il explique que la prochaine prise de contrôle de Hachette par Vivendi, « c’est dans l’intérêt de la France ».

Vincent Bolloré a déjà fait de Lise Boëll, éditrice historique d’Eric Zemmour chez Albin Michel, la patronne de Plon (propriété de Vivendi), mais le fer de lance dans la campagne électorale qui s’annonce s’appelle CNews, cette petite chaîne d’info en continu à laquelle Vincent Bolloré a voulu donner, dès 2017, un nom « à l’américaine ». Comme Fox News, son modèle outre-Atlantique, mise à disposition de Donald Trump et des plus ultras du Parti républicain par le puissant milliardaire Rupert Murdoch.

Il l’a mariée avec Europe 1, quasi absorbée en une rentrée après l’arrivée fracassante de l’actionnaire breton au sein du groupe Lagardère en septembre. Vivendi avait alors annoncé une OPA sur ce groupe de médias – propriétaire notamment de Hachette, d’Europe 1, de Paris Match et du Journal du dimanche (JDD) –, qui devrait aboutir d’ici à la mi-décembre 2022. En un éclair, il a évincé Hervé Gattegno de la tête de Paris Match et du JDD et l’a remplacé – jusqu’à la présidentielle du moins – par deux hommes sûrs, deux journalistes septuagénaires qu’il aimerait voir grossir les rangs des « yesmen », comme on appelle dans le groupe Bolloré ces cadres à très gros salaires qui ne décident rien sans en référer au patron et exécutent les licenciements à coups de « Je te comprends, mais Vincent veut… ».

Vincent Bolloré n’ignore rien de leur parcours. A 20 ans, Patrick Mahé militait au sein d’Occident, mouvement d’extrême droite dissous en 1968 – comme Michel Calzaroni, le conseiller com’ de Bolloré, qui s’amuse aujourd’hui d’avoir commencé « à l’extrême droite de Vincent et de se retrouver à sa gauche ». Longtemps proche de Jean-Marie Le Pen, Mahé est aussi un ancien de Jeune Europe, groupuscule ultra-nationaliste et antiaméricain de « fafs », disait-on à l’époque, dont l’emblème était la croix celtique.

A Jeune Europe, « Patrig » côtoyait l’éditeur Jean Picollec, un autre Breton qui habitait à vingt kilomètres du fief familial des Bolloré et auquel Vincent et son oncle Gwenn-Aël Bolloré avaient confié en 1987 leur chère maison des Editions de La Table ronde – avant que Picollec ne publie lui-même dans sa propre maison des auteurs sulfureux, comme l’ancien combattant SS belge Léon Degrelle.

Sympathique et bon conteur, ami des photographes et toujours à l’affût d’un coup médiatique, Patrick Mahé a déjà travaillé à Paris Match, dès 1981. Il y a laissé un drôle de souvenir. N’avait-il pas poussé le magazine, en 1983, à acheter pour 400 000 dollars un faux scoop sur les « carnets » d’Adolf Hitler ? Trente-cinq pages pour des cahiers bidons et une gigantesque campagne d’affichage dans le métro parisien avec ce slogan : « L’authenticité de notre document est controversée. Achetez-le, lisez-le, faites vous-même votre opinion ! »

Le buzz, comme on dit désormais, plutôt que la vérité : c’est, à peu de chose près, et avec près de trente-cinq ans d’avance, le slogan imaginé pour la chaîne CNews par BETC, l’agence de pub du groupe Havas dirigé par Yannick Bolloré : « C’est en confrontant les opinions qu’on s’en fait une. »

« Zemmour est une entreprise, avec des résultats financiers, soutenue par un groupe de médias. Trump est passé de la télé-réalité à la Maison Blanche, mais il était le candidat du Parti républicain, tandis que Zemmour est le candidat d’un groupe audiovisuel. » François Hollande au « Corriere della Sera »

A 74 ans, Patrick Mahé présente le double avantage de bien connaître Paris Match et son nouveau patron. Né à Vannes, dont il est d’ailleurs l’un des élus à la mairie, il est de longue date juré du prix Breizh, doté depuis plus de cinquante ans par la famille Bolloré et qui récompense chaque année « un auteur breton ou ami de la Bretagne ». Mahé est aussi très lié à Arnaud de Puyfontaine, passé par Le Figaro, le groupe Emap (TéléPoche, L’Auto-journal) et Mondadori (Grazia, Closer) avant de devenir l’homme de Bolloré chez Lagardère. Si Arnaud Lagardère a officiellement organisé le rendez-vous et proposé la direction de Match à Patrick Mahé, cette décision a reçu auparavant l’agrément du vrai patron : Vincent Bolloré lui-même.

La seconde recrue, Jérôme Bellay, désormais à la tête du JDD, appelle Bolloré « le cousin ». Sa quatrième épouse, Isabelle Morizet, alias Karen Cheryl, serait, aime rire Bellay devant ses collaborateurs, une parente éloignée du premier actionnaire de Vivendi. Le couple partage d’ailleurs quelques cocktails sur le pont du Paloma, lorsque le yacht du milliardaire mouille l’été dans la baie de Cannes.

C’est un tout autre style que Mahé. A 79 ans, engoncé dans un éternel blouson de cuir noir, il est respecté dans les médias depuis qu’il a lancé la première radio en continu, Franceinfo, participé à la création de LCI et produit en 2000 « C dans l’air », l’une des émissions quotidiennes les plus regardées du service public. Son retour sonne comme une revanche. Lui aussi retrouve, à la tête du JDD, un poste qu’il avait dû quitter en 2016. Il avait été évincé après une couverture affichant le portrait pleine page de Marine Le Pen sous le titre « Un Français sur trois prêt à voter pour elle » (« une » du 11 octobre 2015)A l’époque, elle avait choqué la rédaction et le propriétaire du titre, Arnaud Lagardère…

Une complicité inédite entre Zemmour et Bolloré

La véritable arme de Vincent Bolloré dans sa bataille politique était elle aussi journaliste. Eric Zemmour, condamné pour « provocation à la discrimination raciale » et pour « provocation à la haine » envers les musulmans, défenseur de la peine de mort et du Pétain de la collaboration, adversaire des contre-pouvoirs, de l’Europe et de la Constitution de la Ve République est le phénomène de la campagne présidentielle qui s’annonce.

Avant même d’être candidat, il en insuffle le rythme, les mots, les polémiques. « Zemmour est une entreprise, avec des résultats financiers, soutenue par un groupe de médias, a analysé l’ancien président François Hollande dans le quotidien italien Corriere della Sera le 31 octobre. Trump est passé de la télé-réalité à la Maison Blanche, mais il était le candidat du Parti républicain, tandis que Zemmour est le candidat d’un groupe audiovisuel. »

Avant même d’être candidat, il en insuffle le rythme, les mots, les polémiques. « Zemmour est une entreprise, avec des résultats financiers, soutenue par un groupe de médias, a analysé l’ancien président François Hollande dans le quotidien italien Corriere della Sera le 31 octobre. Trump est passé de la télé-réalité à la Maison Blanche, mais il était le candidat du Parti républicain, tandis que Zemmour est le candidat d’un groupe audiovisuel. »

Quand il aime, Vincent Bolloré a le coup de fil et le texto faciles. Bolloré et Zemmour déjeunent ensemble près d’une fois par mois et se téléphonent tous les jours, et c’est comme si CNews s’était mise à la disposition du presque candidat. Il faut dire que depuis l’arrivée du journaliste d’extrême droite, en octobre 2019, la chaîne d’opinion a triplé ses audiences, talonnant BFM-TV et distançant LCI et Franceinfo. Entre le Breton catholique et le juif pied-noir d’Algérie s’est tissée une complicité inédite, dont la droite classique a fini par s’émouvoir.

En septembre, la candidate à la primaire du parti Les Républicains (LR) Valérie Pécresse s’en inquiète d’ailleurs directement devant Vincent Bolloré. Elle connaît l’industriel depuis longtemps. En 2007, le père de l’ancienne ministre, professeur reconnu de l’université Paris Dauphine, Dominique Roux, avait été nommé président de Bolloré Telecom. Soutenir la candidature Zemmour serait une impasse, insiste-t-elle. « Justement, je l’ai retiré de l’antenne », répond avec un culot désarmant le propriétaire de CNews. En vérité, dans la perspective de la présidentielle, il a juste dû se soumettre à la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) de décompter le temps de parole du chroniqueur de « Face à l’info » contraignant Zemmour au départ.

Marine Le Pen s’indigne

Qu’importe que le polémiste soit présent ou pas : son nom est partout, dans la bouche des invités, sous les questions posées ou les titres des débats. « Les autres candidats n’intéressent personne », justifie Pascal Praud sur son propre plateau, « L’heure des pros ». Ses thèses nourrissent chaque jour davantage l’antenne. Le 19 octobre, Jean-Marc Morandini questionne le père d’une des victimes du Bataclan. « Patrick Jardin, vous n’appelez pas à des actes violents contre les musulmans ? », lui demande-t-il tout à trac.

Le 10 novembre, dans « L’Heure des pros 2 », le journaliste polémiste du Figaro Ivan Rioufol s’interroge tout haut : « Est-ce qu’on doit tirer ou non sur les migrants à la frontière biélorusse ? C’est une vraie question ! » Et que dire de ces bandeaux qui parient sur « un second tour Marine Le Pen/Eric Zemmour ? » en brandissant des enquêtes biaisées, au point que CNews a été rappelée à l’ordre par la commission des sondages. Le ministre de l’économie Bruno Le Maire en reste stupéfait : le 18 octobre, alors qu’il réfute le « déclinisme » de Zemmour devant l’intervieweuse star d’Europe 1, Sonia Mabrouk, celle-ci le coupe : « Vous n’êtes pas d’accord avec le diagnostic qui est posé par Eric Zemmour ? (…) Vous ne voulez pas voir la réalité alors ! »

Zemmour par-ci, Zemmour par là… Poussé à la porte, le polémiste revient par la fenêtre. C’est tellement voyant que, le 29 octobre, invitée de Laurence Ferrari sur CNews, Marine Le Pen décide de protester. Qui aurait imaginé pareille scène il y a quelques années ? En marge de l’émission, la patronne du Rassemblement national réclame de « voir le patron de CNews » pour s’indigner. Elle n’a jamais rencontré Bolloré et veut faire savoir son indignation à la direction de la chaîne : les chiffres du CSA sont formels, elle ne dispose pas du même temps d’antenne ni du même traitement que le journaliste du Figaro (en retrait du quotidien depuis septembre, officiellement pour la promotion de son livre). 

« La seule ligne éditoriale que je respecte, c’est celle du patron. » Serge Nedjar, directeur général de CNews

La direction ne veut rien entendre et lui tourne les talons. Dire qu’en septembre 2020, lors d’un déjeuner avec le directeur général de BFM-TV, Marc-Olivier Fogiel, et la directrice de la rédaction, Céline Pigalle, Marine Le Pen les avait menacés de « se passer de BFM », où elle se trouvait mal traitée : « On ira sur CNews et ce sera très bien. »

Deux jours plus tard, le 31 octobre, un nouveau pas symbolique est franchi. Le directeur général de CNews, Serge Nedjar, valide la présence de Renaud Camus sur sa chaîne malgré de « vifs débats internes », reconnaît l’éditorialiste Ivan Rioufol, à l’origine de l’invitation dans son rendez-vous hebdomadaire sur CNews, « Les points sur les i ». « La seule ligne éditoriale que je respecte, c’est celle du patron », dit souvent Nedjar – surnommé sous cape « le général Tapioca » (le cruel dictateur de Tintin) au sein de la rédaction. Le promoteur du « grand remplacement » déroule donc, vingt minutes durant et avec l’approbation de Rioufol, cette théorie raciste et complotiste qui a notamment inspiré en 2019 le terroriste responsable de l’attentat qui a fait 51 morts et 49 blessés à Christchurch, en Nouvelle-Zélande.

 


 

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